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Madiana

Chemin de la mangrove 4

José Le Moigne

Montagne Pelée en 2013. Photo Francesca Palli

L’éruption

Maman avait tout juste 17 ans. Cela faisait un an déjà un an qu’elle avait quitté Le Lorrain pour Saint-Pierre où elle travaillait, rue du Petit Versailles, comme petite vendeuse chez une marchande de nouveautés. Bon, je ne vais pas te faire l’article. Saint-Pierre la délicieuse, le petit Paris des Antilles, la perle des Caraïbes, son théâtre, l’électricité dans les magasins, le téléphone, les maisons en pierre avec, luxe inouï en Martinique, l’eau courante et les salles de bains, les belles en crinolines, le petit peuple pittoresque, la rue Victor Hugo, la place Bertin où le monde entier semble s’être donné rendez-vous, la rivière Roxelane, ses blanchisseuses aux grands chapeaux de paille agenouillées dans le torrent impétueux, les marchandes de dobannes le Jardin botanique et ses merveilles végétales, la rue Monte-au-Ciel, les belles mulâtresses en tête calandées avec leur collier-chou à triples ou quadruples rangées d’or, et même la Montagne Pelée, dont personne ne s’imagine qu’elle puisse un jour se réveiller, qui fait penser à une gouvernante qui veille son petit monde d’un regard indulgent et protecteur, on t’en a forcément rebattu les oreilles. Il en était déjà ainsi du temps de mon enfance. Maman ne condescendait à descendre du quant-à-soi où elle semblait toujours se tenir pour moi, que pour me parler de Saint-Pierre qu’elle tenait pour la huitième merveille du monde. Oui, sé sa mêmm, si Maman ne cessait de me houspiller que pour me parler de Saint-Pierre, son paradis perdu.

Pourtant, 1902 n’avait pas commencé sous les meilleurs auspices. Dès les premières semaines de janvier, les signaux, annonceurs d’un réveil du volcan, avaient été nombreux. En février, le vent, soufflant depuis la commune voisine du Prêcheur, avait rabattu sur la ville une forte odeur d’œufs pourris. Les fourchettes, les cuillères, les couteaux, les flambeaux, les bougeoirs, les plats de service, les verseuses, tout le saint-frusquin en argent qui faisait l’orgueil des maisons riches, mais aussi les timbales de baptême que possédaient la plupart des familles modestes noircirent subitement. On avait beau les frotter à la mode créole avec du blanc d’Espagne mélangé à du rhum, ou mieux encore, avec de la cendre combat combinée à du jus de citron, rien n’y faisait. Aussi vite qu’une taie voile le regard des mourants, le brillant recouvré reprenait sa vilaine patine. On vit même les serpents-fer-de lance, les redoutés trigonocéphales, y compris cette espèce jaune clair qui s’enroule dans les régimes de bananes et que Maman appelait serpent-minute, répondre à l’instinct de survie en dévalant par portées entières les flancs de la montagne pour se rependre au jardin tropical, sur la savane-du-fort et les autres alentour. Les oiseaux migrateurs désertèrent les frayères du Nord pour d’autres lieux plus accueillants. Les cabris refusaient de quitter le pacage et des bœufs, à force de s’agiter à chaque soubresaut de la montagne, finissaient par rompre leurs attaches. La nuit, les chiens créoles hurlaient bien plus que de raison.

Il y avait, disait Maman, quelque chose de vague et d’angoissant qui flottait dans l’air, mais pas au point de déclencher la frénésie et la panique.

Et on alla ainsi jusqu’au 25 avril.

Ce jour-là, entre 7 et 8 heures, bredouillait Maman avec de reflets terribles dans les pupilles, on entendit une violente explosion souterraine, suivit presque aussitôt d’une secousse épouvantable. Deux heures plus tard, la cendre commença à tomber.

Mais on votait le dimanche 27 avril. Il s’agissait d’élire les deux députés de la Martinique à l’Assemblée nationale et ça, c’était plus important que tout.

Aye, la politique en Martinique en ce temps-là, je ne te dis que ça! Et que je prenne les salles de réunion d’assaut, et que je t’accuse de fraude, de meurtre et de racisme, et que je t’ouvre le ventre à coup de tranchet, et que je t’agresse à coups de canne, et que je te provoque en duel, et que je fasse un étendard du préjugé de race! Maman, à qui il en fallait pourtant beaucoup, en était toute déboussolée. Alors, quand le soir du premier tour laisse face à face deux adversaires résolus dans un ballottage incertain, je te laisse imaginer la transe. Nou ka mete difé adan bilten vòt la! Vivement le second tour! Ce n’est la crue insolite d’une rivière où un nuage de cendres sur la montagne qui allaient entraver cet élan unanime.

N’empêche, jour après jour, l’énorme panache de fumée rendait le ciel plus sombre et plus obscur. La montagne ronflait comme une machine pneumatique qui s’emballe. C’était comme une gigantesque batterie de canons. On entendait le feu roulant des salves.

D’ailleurs, les plus anciens s’en souvenaient, en 1851 déjà, la montagne le volcan avait craché fumées et cendres, mais comme elles n’avaient causé ni malheur ni dégâts, on avait vite oublié. Toutes nos îles sont filles d’un volcan. On n’a nulle part où s’enfuir. On n’y pense pas ou si peu.

Maman suivait tout cela avec ses yeux d’adolescente. Quand quelqu’un avait crié: «La mer monte! La mer monte…», elle avait rejoint la moitié de la population qui assistait depuis le Mouillage et assistait à la crue simultanée de la rivière Blanche, de la rivière des Pères et de la Roxelane. Elle avait vu s’ouvrir un gouffre dans lequel disparaissait tout ce que charriait les eaux débondées, des pierres, des troncs d’arbres qui, glissant sur la boue comme des fétus de paille, s’amoncelait sous l’arche du pont de pierre avant d’être chassés vers la mer où ils disparaissaient avant de reparaître, jaillissant de l’abîme qui s’ouvrait à cent, deux cents mètres du rivage. On voyait arriver par le pont de pierre qui franchissait la Roxelane, des charrettes dans lesquelles les habitants de Fonds Coré et du Prêcheur avaient entassé des matelas, des meubles et des objets hétéroclites. La nature avait pris une teinte grise et monotone. L’eau était épaisse et noire. Pourtant, on était comme au spectacle, un spectacle malsain. La berge était hérissée de centaines de curieux qui commençaient à se poser la question du partir. Mais, dans le fracas des eaux furieuses, Maman en témoignait, elle l’entendait très bien tellement les voix montaient dans les aigus, chacun trouvait mille et une raisons pour rester. Ici, un médecin prétendait ne pas pouvoir abandonner ses patients; là, c’étaient de vieux parents qu’on ne pouvait abandonner; ailleurs, c’étaient des orphelines dont il fallait s’occuper; presque toujours, c’était le nombre d’enfants, les animaux de compagnie. Et puis, partir, c’était abandonner ses biens, quels qu’ils soient, au pillage. Et, si au bout du compte il fallait s’y résoudre, c’était pour aller où et pour combien de temps?

Maman était sans états d’âme. Ne possédant rien, elle n’avait rien à défendre. Devant le chaos dont elle sentait monter la force sourde, elle décida sur le champ de partir.

— Madame, dit-elle à sa patronne, il ne faut pas qu’on reste là! Regardez, la montagne commence à cracher, la mer commence à monter. Je vous en prie, parton.

Frappée de stupeur, la patronne ne savait que répondre. Il y eu un long silence. Un silence que Maman dit plus tard avoir mesuré pour le reste de sa vie, un silence de 30 000 cadavres.

Enfin, la voix confuse de la patronne brisa l’indicible silence.

— Julia, je dois rester, mais vous partez. Regagnez vite chez vous. Votre place sera là lorsque vous reviendrez.

La pauvre, il faut comprendre. Abandonner son magasin, sa petite maison, avec tous ces pillards qui flairant déjà la catastrophe, arpentaient, coutelas à la main, les pavés de la place Bertin.

Maman grimpa dans sa chambre et fit son petit baluchon. Elle était décidée. Elle embarquerait demain dans le premier vapeur pour Fort-de-France.

Tu vois, c’est ça la vie. Un coup de dé gagnant, un coup de dé perdant. Maman aurait pu repartir comme elle était venue, à pied, comme les porteuses, longeant les précipices, de lacets de montagne en lacet de montagne, traversant les forêts, descendant les vallées, de Saint-Pierre au Morne-Rouge, de Morne-Rouge à la grande anse du Lorrain et là, assurément, elle serait morte. Pourtant, sans qu’elle n’ait jamais su m’expliquer le pourquoi du comment, elle qui n’était jamais montée sur un bateau, elle qui redoutait "Manman dlo" bien plus que les zombis, elle a choisi de prendre le vapeur et a été sauvée. Si ce n’est pas cela qu’on appelle le destin!

Quoiqu’il en soit, il lui restait une nuit à passer à Saint-Pierre. Ce fut la nuit la plus épouvantable. Une nuit apocalyptique, rythmée par les halètements de la montagne ronflant comme une chaudière chauffée à blanc sur le point d’exploser, une nuit où le vent déflagrait, où la pluie hennissait comme une bête à l’abattoir, une nuit de Sodome et Gomorrhe, une nuit de fin du monde.

Et puis, un grand silence avait fini par s’installer.

Aux Antilles, ce calme, on le connaît très bien. C’est celui qui précède les grandes catastrophes, le même qui précède les cyclones et les tremblements de terre.

Plus grand monde ne doutait de l’imminence du péril. A 6h30, quand le vapeur Rubis amorça sa manouvre de départ pour Fort-de-France, il fut littéralement envahi par des grappes humaines accrochées au bordage. Il n’était que temps. C’était dimanche de l’ascension. Tous les clochers avaient sonné appelant les fidèles pour les premiers offices. Les églises étaient pleines. Qui, même parmi les plus paniqués, aurait pu imaginer que dans à peine une heure, Saint-Pierre l’orgueilleuse, i ne resterait plus qu’un brasier, des murs calcinés, un amas indescriptible de gravats et de cadavres recroquevillés, recouverts de cendres, atrocement brûlés.

Maman n’arrivait pas à parler du voyage. Comme tout le monde à bord, elle avait entendu la terrible explosion du volcan et vu la gigantesque masse noire sillonnée d’éclairs et de flammes qui s’était abattue sur la ville. Elle avait vu la rade s’enflammer et les navires à l’ancre s’embraser. Elle devinait l’ampleur de la catastrophe, mais tout ce qu’elle arrivait à dire c’est que c’était comme si la nuit était brusquement retombée et que, tout le temps que la traversée dura, elle avait craint que le navire soit touché et coulé par une des pierres noires et incandescente qui pleuvaient sur le petit vapeur.

À l’arrivée à Fort-de-France, cette parenthèse hagarde s’acheva comme on sort d’un cauchemar pour se rouvrir aussitôt d’un autre mauvais rêve. À dix heures du matin, les foyalais savaient déjà. Ici, aussi, la nuit avait été atroce. Vers 8 heures, une colonne de feu s’était élevée au-dessus des pitons du Carbet. Une pluie de cendre et de cailloux s’était abattue sur la ville précipitant les gens dans les églises où, les bras en croix, békés, mulâtres et pauvres gens, avaient supplié le Seigneur et la Vierge Marie, de leur pardonner leur péchés et d les épargnés. À présent, à demi rassurés, il se pressaient sur la jetée, guettant l’arrivée du vapeur, hurlant, bien avant que le malheur soit annoncé par les édiles:

— Saint-Pierre est en feu. Les navires flambent sur la rade. Aye, Bondyé, yo tout brilé!

© José Le Moigne

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 Viré monté