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Madiana

Chemin de la mangrove 4

José Le Moigne

Trois-Ilets. Photo Francesca Palli

Les Trois-Îlets

Tante Adeline habitait rue Antoine Siger à Fort-de-France, au-dessus de la bijouterie créole d’Orville son époux. Outre ce magasin, la famille possédait une maison de vacances qu’ils appelaient le cabanon à l’Anse à l’Âne, sur la commune des Trois-Îlets. Elle n’était guère plus vaste qu’une case de pêcheur, mais, dans ce pays où le soleil et quelquefois une véritable punition, elle était pourvue d’une cour carrée qu’ombrageaient quelques vieux cocotiers, un pied-mango géant et trois avocatiers. C’était bien suffisant pour que Tante Adeline, dont l’appétit de gloire était devenu légendaire, obtienne que la communion solennelle de Cousine Rosette soit célébrée, non pas dans sa paroisse, mais à Trois-Îlets comme le fut jadis celle de l’impératrice Joséphine.

Les automobiles étaient très rares en Martinique en ce temps-là et Oncle Orville qui ne sortait de Fort-de-France que pour se rendre à l’Anse à l’Âne n’en voyait pas l’utilité pour sa famille. Mais tu le sais comme moi, pas une règle sans exception. Pour rien au monde Oncle Orville n’aurait laissé les invités de la communion de sa fille chérie faire à pied les 4 ou 5 kilomètres, bossus, caillouteux, parcourus de racines piégeuses, qui menaient du débarcadère de l’Anse à Trois-Îlets et son église. Il avait donc requis pour les chercher et les conduire, le ban et l’arrière-ban de ses amis motorisés. Ne me demande pas le nom de ces gens-là. À supposer que je les aie un jour connus, il y a belle lurette que je les ai oubliés.

À ce détail près, je n’ai pas besoin de fermer les paupières pour faire monter à la lumière les souvenirs de la petite bonne que j’étais.

Comme si les trois-quarts du siècle n’étaient passés depuis, je revois les marraines et les das en somptueuses robes-douillettes, les petites filles sous leurs voiles de tulle, les petits garçons en costume marin, les hommes guindés et cravatés. Je respire l’encens et ses volutes entêtantes, de l’encens, j’entends le fervent hosanna des fidèles et la fraîcheur de l’église me refait frissonner. Je revois au sortir de la messe les maisons décorées guirlandes florales, de feuilles de cocotiers piquées de fleurs blanches, de bouquets d’anthuriums. Je tressaille à nouveau aux prémices de la fête qui paraissaient monter du centre de la terre et rien que d’en parler, j’en ai le cœur qui tremble.

Au retour de la messe, la table du banquet, couverte d’un grand drap blanc raidi par l’amidon, me sembla, Dieu me préserve du sacrilège, comme le prolongement de l’autel drapé dans ses dentelles somptueuses.

À peine avions nous abordé l’ombre des grands arbres qu’un flot d’effluves nous happa. L’estomac en alerte, les papilles aux aguets, nous nous laissâmes guider vers un fleuve d’épices où nous plongeâmes sans retenue aucune. C’était à croire que Tante Adeline n’avait délaissé fourneaux et canaris que le temps de la messe. Pas besoin de solliciter qui que ce soit. Dès la première assiette, un fabuleux pâté en pot, chacun alla de son couplet et l’on vit Man Hermancia et Papa Louis, vieux corps concubinant depuis la nuit des temps, dandiner des épaules, chalouper du regard avant de se lancer dans un crier-chanter que le français qu’ils ne pratiquaient qu’avec peine n’adoucirait jamais. C’était comme si le diable leur raclait le gosier.

Man Balicot ki ni twa jén ti fi
A fos yo fi
Yo pas jambe dalo
Pendant Man Balicot pa la
Sé ti fi a kay dan chanm’gason

Maman a trois jeunes filles
Elles sont jeunes filles
Au point de pouvoir enjamber le caniveau
Quand Maman Balicot n’est pas là
Les jeunes filles vont dans les garçonnières.

— Mi bel Mazouk ! gronda Oncle Orville.

Aussitôt, les joues enflées comme un bedon de crapaud-bœuf, il se mit au devoir de syncoper le langoureux phrasé d’un tambour-major. C’était le signal attendu. La gueule brûlée par le piment et le sang échauffé par le rhum, les convives attaquèrent une polyphonie d’enfer où les roulements épidermiques des cha-cha, le frôlement d’élytres des banjos, le feulement des clarinettes, se mêlèrent, chacun suivant sa partition buccale, aux éclats de gorge des saxos.

— Voyé! Voyé! Voyé!

En peu de temps, la biguine chauffa en provoquant d’un bout à l’autre de la table une bacchanale tropicale à rouler nus dans les dalots.

Ce fut le moment que choisirent les frères Ildefonse, revenus depuis peu de la guerre, pour réclamer le silence en frappant le cul d’une bouteille. On n’avait rien à refuser à des guerriers vainqueurs, des héros doublement médaillés, à des miraculés.

D’ailleurs, pourquoi étaient-ils revenus? La guerre n’était pas terminée et chaque bateau qui accostait à Fort-de-France apportait dans ses cales son lot de nouveaux deuils. Les langues restaient à l’abri dans la bouche, mais les regards parlaient. Souvent, lorsque Justin et Aurélien passaient, les mères et les fiancées serraient sur leur poitrine leurs habits de grand d’œil et eux, songeant aux camarades qui, là-bas, nourrissaient les corbeaux, pressaient le pas, honteux. Quant à moi, n’ayant ni père, ni frère, et encore moins de fiancé au front, je ne me posais pas tout bonnement de question.

Mais aujourd’hui, c’était la fête; ce qui revient à dire que les récriminations, les jalousies, les soupçons de toute sorte, fondés ou supposés, étaient mis de côté pour quelques heures. Cela ne signifiait pas la trêve. C’eut été indécent quand des centaines de compatriotes tombaient encore dans les tranchées. C’était, disons, un moment apaisé. Alors, on se souvint, que quelles que soient les circonstances, il n’était pas un Antillais qui revint de voyage sans s’être lesté d’au moins d’une chanson. Aussi, puisque Aurélien et Justin rentraient au pays, ils se devaient de le prouver.

Voilà donc mes gaillards, Justin ténorisant comme jeune coq sur le sable du pitt, Aurélien barytonnant en rentrant le menton, qui racle leur gosier, qui accordent leurs voix et qui, les yeux perdus au loin et la main sur le cœur, se mettent à roucouler comme un Tino créole:

Quand je vois une blonde
Mon cœur est amoureux
Rien ne me plaît plus au monde
Qu’une blonde aux yeux bleus
Je ferais des folies
Pour une blonde aux yeux bleus

Mes bons amis, quel beau Français de France. Jamais nègre d’ici n’avait chanté comme ça! Du coup, les deux compères furent demandés partout. Pas une fête de famille, mariage, baptême ou communion, qui ne se déroulât sans qu’à l’heure des douceurs, poussés dans la lumière par la maîtresse de maison, modestes mais glorieux, ne vocalisent la romance d’amour qui d’un bout de l’île à l’autre les avait consacrés.

Et moi, aussi, je l’ai chanté à toutes les heures de ma vie. Je l’ai chanté aux heures sombres quand la pluie, le chagrin et l’ennui affadissaient ma vie et, crois-moi si tu le veux, bien plus encore que les biguines, les mazurkas ou les valses créoles, c’est elle qui me parlait de mon pays.

© José Le Moigne

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 Viré monté