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Madiana

Chemin de la mangrove 4

José Le Moigne

Taxis-pays

Taxis-pays déchargeant fruits et légumes au marché central de la rue Isambert de Fort-de-France. Source

L’auto-postale

J’avais quinze ans l’année de l’armistice. Je m’en souviens parfaitement parce que cette année-là, nous sommes allés à Trois-îlets pour la communion solennelle d’une de mes cousines et que, pour la gamine que j’étais, c’était un événement considérable. Pour une fois, Maman était de bonne humeur. Elle nous avait fait lever bien avant l’heure, et elle avait lancé un branle-bas général dans la case. Mon père venait de Marigot. Il s’était annoncé avec pompe et Maman, avec cet orgueil maladif propre à la plupart des femmes de Martinique, voulait que nous lui fassions honneur dans sa famille. Nous n’avions d’autre choix que d’être plus reluisants encore que l’anneau pastoral de Monseigneur l’évêque. Papa faisait de la politique. En réalité, il était secrétaire de la mairie de Marigot et tenait la boutique d’épicerie du béké. Ne souris pas dans ta barbe. La vanité humaine est la même partout. À Marigot comme à Trou-du-Cul sur mer. Si tu es un chouïa plus visible que les autres, tu fais de la politique. Sans doute, se croyait-il trop important pour épouser Maman. Pas la peine de chanter la perpétuelle, la sempiternelle antienne sur homme martiniquais; l’héritage de l’esclavage et ce wagon de conneries. C’était comme ça en ce temps-là et je ne crois pas que ça ait changé beaucoup. Quoi qu’il en soit, je garde un très bon souvenir de mon papa. Pour moi, malgré ses défauts affichés, c’était un homme bon et généreux. Il ne m’a jamais laissé sans amour ni sans argent et le peu d’études que j’ai faites, c’est à lui que je les dois. Pour Maman c’est une autre chose. Elle paradait en costume local avec tout un tas de bijoux. C’était une très belle femme, mais, sans que je sache pourquoi, elle ne m’aimait pas.

Nous sommes montés dans l’auto-postale sur la place du Lorrain. J’aimais, je n’oublierai Maman, tout son or en avant, le madras dressé au sommet de sa tête comme une couronne de duchesse. Quant à Papa, tout de noir vêtu, le cou coincé dans son faux col, il regardait de haut les autres passagers. J’en suis persuadé, s’il agissait ainsi, c’était davantage pour conformer l’image que Maman voulait donner de nous que par réel mépris ou par péché d’orgueil.

Tu sais, en ce temps-là, la Martinique était un grand pays. Je veux dire par là qu’on ne se heurtait pas à cette impression de se heurter partout à l’horizon, que, malgré moi, j’ai ressenti les dernières fois que j’y suis allé. Bien sûr, il y avait déjà des routes, mais la plupart étaient des chemins de terre qui serpentaient entre les mornes, lents et inconfortables. L’auto-postale était un vieux tape-cul américain dont l’arrière avait été aménagé en cabine pour voyageurs avec sept rangs de bancs de bois. Ce camion, c’était une chapelle ambulante. Maître Aristide, le chauffeur, avait peinturluré la cabine d’un rouge et d’un vert criant et il avait collé un peu partout sur la carcasse des bouts de papier jaunis par le soleil où il avait collé des versets d’évangile et il ne prenait pas le volant sans avoir vérifié son image de Jésus-Christ, en majesté près du volant, était bien à sa place.

Trois heures, à être secoués comme des cocos secs dans une benne, voilà le temps qu’il nous fallut pour accomplir la cinquantaine de kilomètres qui, de Marigot à Sainte-Marie, puis du Gros-Morne à Saint-Joseph, mènent Lorrain de Fort-de-France.

Maître Aristide pouvait bien prier en conduisant, c’était nous les miraculés!

Taxis-pays

Fort-de-France. Source

Sans en garder grande mémoire, j’étais déjà allé une ou deux fois à Fort-de-France. Mais aujourd’hui, parce que je venais d’obtenir mon certificat d’études et que, pour la première fois, mon père voyageait avec moi, tout était différent. Je prenais grand plaisir à observer les passagers, en majorité des paysannes de tous âges, marchandes de bananes, d’ignames, de fleurs tropicales et de choux caraïbes qui, tassées sur les banquettes comme des morues en caque, se rendaient à la ville. Malgré cet inconfort, elles s’amusaient comme des petites filles en s’échangeant, dans un créole dont la verdeur s’est émoussée depuis, des brassées de ragots. Un vrai tourner-virer de carnaval qui m’avait à ce point imprégné qu’aujourd’hui, pour évoquer pour toi ma Martinique d’autrefois, je n’ai pas d’autres images. Et puis, il y avait les paysages, tout un pays en réduction qui défilait dans mon regard. Tantôt, nous dominions des vallées qui ressemblaient à ce que j’avais lu sur les jardins botaniques, avec des plantes d’une luxuriance inouïe, des verts variés et riches, des rouges intenses et chauds, tantôt, nous dégringolions avec fracas des mornes pansu, couverts de caféiers, de bananiers, d’arbres à pain gigantesques et de manguiers, avec, ici et là, des cases coiffées de tôles, cernées de flamboyants, d’allamandas et de bougainvilliers. Un dernier tournant au bout d’une descente abrupte, et Fort-de-France s’étala au-dessus de sa baie. Dans un seul regard, je pouvais voir les toits blancs dominés par de hauts palmiers, clocher de la cathédrale, le dôme de la bibliothèque Schoelcher, le fort Saint-Louis et ses remparts. Dans un dernier hoquet qui fit craquer ses os, l’auto-postale déboucha sur le boulevard de la levée. J’aurais voulu croquer à pleines dents le fruit mûr de l’en-ville, mais la guimbarde n’avait pas posé une roue sur l’asphalte que déjà Papa criait au chauffeur avec une voix d’important qui manifestement ne faisait ni chaud ni froid au destinataire:

— À l’arrêt !

L’auto-postale frissonna de l’avant vers l’arrière comme un cheval coupé dans son élan avant de s’arrêter au coin de l’actuelle rue Félix Éboué.

Papa souleva son panama gris perle.

— Merci, Maître Aristide, dit-il avec une politesse aujourd’hui surannée.

— Au plaisir, cher, répondit Aristide qui, déjà, craignant que la guimbarde cale, faisait rugir la vieille mécanique.

© José Le Moigne

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 Viré monté