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Un après-midi de novembre à l’internat Steeve Waring en concert, Bretagne (18.01.2004). Photo: Pierre Boiteau. |
Une dernière anecdote avant la conclusion de ce chapitre. Steeve Waring, chanteur américain de folk, s’était fait un nom au Centre américain de Paris, une institution artistique particulièrement dynamique à l’époque. Passionné de musique, j’avais entendu parler de lui, et son interprétation de The House of the Rising Sun, fidèle à l’original, m’avait profondément marqué. D’autant plus que je venais de découvrir la version poignante de Bob Dylan, succédant à celle, plus rock, d’Éric Burdon and The Animals. Même Johnny s’était emparé de la chanson, la transformant en Le Pénitencier, adaptant la maison mythique à son image de bad boy. Pourtant, nombreux étaient ceux qui, loin d’y voir une prison, l’associaient plutôt à une maison close ou à un établissement de jeu.
Un jour, j’ai suggéré à George d’inviter Steeve Waring à Saint-Marcel. L’artiste, encore en début de carrière, ne demandait qu’une sonorisation minimale, la prise en charge de son transport et un cachet raisonnable. À ma grande surprise, tout fut accepté sans difficulté. Ainsi, un après-midi de novembre, Steeve Waring fit son apparition sur la petite scène de la chapelle, guitare et banjo en main. Vêtu d’un jean, d’une chemise à carreaux et de boots, il arborait de petites lunettes d’étudiant qui renforçaient son allure décontractée.
Connaissant mes lascars, j’étais anxieux au moment de l’installation. Comment ne pas craindre leur désintérêt, voire leurs sarcasmes et leurs provocations? Mais j’avais faux sur toute la ligne. Dès les premières notes du banjo — instrument totalement inconnu pour eux — les gamins furent captivés. Fascinés par le caractère brut et organique de ce nouveau son, ils firent preuve d’une attention remarquable, prouvant, s’il en était besoin, que la musique, lorsqu’elle est jouée avec sincérité, transcende les préjugés et les a priori.
Ce qui est fascinant avec cette musique, c’est qu’il n’est pas nécessaire d’en connaître la langue. Un seul mot, une seule intonation, et l’on s’envole vers des espaces qui n’appartiennent qu’à soi. Et puis, ces mélodies ont quelque chose de familier, comme un air entendu un jour au détour d’un western ou d’un vieux film de Charlot.
Je ne sais pas, et, de toute façon, je m’en moque. Mais je me dis que, peut-être, devant la sincérité de son public inattendu, Steeve s’est senti, l’espace d’un instant, comme Johnny Cash interprétant Folsom Prison Blues devant un public de taulards dans un pénitencier d’État. Toujours est-il que sa prestation fut une véritable réussite, du moins jusqu’à ce qu’il troque une dernière fois son banjo pour sa guitare et entame House of the Rising Sun pour conclure son set. Dès les premiers accords mythiques, le public, aussi connaisseur qu’impatient, s’écria d’une seule voix:
— Le Pénitencier ! Le Pénitencier !
— OK, guys, OK, dit-il en posant un capodastre sur le manche de sa guitare pour changer de tonalité. Mais il faudra m’aider.
Aussitôt, dans un français à l’accent singulier, il entonna:
Les portes du pénitencier
Demain vont se refermer
Et c’est là que je finirai ma vie…
Un chœur de voix juvéniles emplit alors la petite salle. Steeve, parfaitement à l’unisson, se contenta bientôt de les accompagner à la guitare, glissant çà et là quelques mots de la version originale pour garder la mesure.
Se souvenir des émotions, j’en suis persuadé, c’est en grande partie ce qui fait de nous des humains. Je pense à ce moment chaque fois que je pose un capodastre sur ma guitare ; j’y pense chaque fois que j’égrène les accords éternels du blues ; je le revis en écrivant ces lignes. Sans doute, porté par le continuum de l’urgence, y penserai-je jusqu’à l’ultime moment.
©José Le Moigne
Chemin de la mangrove 5
L’effacement
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