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L’École

José Le Moigne

Photo : Orléans mai 1973.

Psychologie, sociologie, criminologie, droit général, droit des mineurs, dynamique de groupe, etc. Bien qu’il puisse paraître dense, voire exigeant ou rebutant, en réalité, le programme s’avérait largement abordable et structuré. Certes, les cours magistraux se tenaient en amphithéâtre, mais ils étaient systématiquement précédés ou suivis de séances de travail en groupe axées sur la pratique, avec le mémoire de deuxième année en toile de fond. Par ailleurs, ce trimestre, véritable creuset d’échanges et de rencontres, annonçait ce qui allait suivre, tout en offrant un prélude agréable avant les vacances d’été. Les groupes se formaient, les affinités se tissaient doucement, et les sujets de mémoire émergeaient parfois des discussions . L’esprit de compétition s’effaçait progressivement au profit d’une camaraderie sincère. Enfin, l’école étant mixte, des couples se formèrent entre stagiaires des deux sexes. Certains ont su résister aux aléas et ont vieilli ensemble.

Mais, parfois, il y a loin entre la théorie et la pratique. Comment, au cours d’un jeu de rôle où il fallait simuler une soirée avec les jeunes, ne me serais-je pas souvenu de la manière dont George m’avait accueilli mon premier soir de stage? C’était bien avant que la télévision ne rythme les soirées et ne serve de tuteur. Il fallait occuper les mômes et les relations étaient parfois tendues.

— Là où tu dois être vigilant, m’avait dit George, c’est au lever et au début de la soirée. Si tu dois avoir une merde, c’est là. Le leader, il faut que tu le baises d’entrée. — Il me montra, avec un sourire qui se voulait complice, sa paume de main ouverte. Le matin, c’est simple: tu le colles d’office de corvée. Le balai et la serpillière, ça calme. Le soir, c’est autre chose. Dix-sept gosses qui s’emmerdent, ce n’est pas rien. Tout se joue à la réunion de groupe du lundi. Tout doit être carré. La démocratie bien dirigée commence là. Tu fais gaffe à ce que tous les gosses puissent s’exprimer et, après, veillée jeux, veillée culturelle, tournois de ping-pong, de baby-foot ou de tarots, le cinéma du mercredi après-midi dans l’ancienne chapelle, tout doit être prévu et suivi à la lettre. Tu peux improviser si nécessaire, mais le moins possible. Même la soirée télé doit être décidée là. Ne pas se laisser déborder, c’est le B.A.-BA.

Là-dessus, comme la soirée d’automne était douce et lumineuse, il prit un ballon de foot dans la réserve et s’écria:

— Tout le monde sur le terrain!

En repensant à mon entretien avec le directeur méridional lors du concours, j’ai saisi tout le sens de sa fameuse question: «Vous jouez au foute-balle?»

Pierre, je l’ai rencontré dès le début de la session. Il venait de Normandie, d’un petit village à la Flaubert: pommiers, colombages, charrettes et tout le reste, nommé Veules-les-Roses. C’était un gars de taille moyenne qui ressemblait à un ouvrier-machineur, le visage sec sans être dur, tendu comme une lame d’acier que l’on s’apprête à passer au laminoir, le regard vif de celui qui connaît le danger d’une fausse manœuvre. Lui aussi savait en passant le concours qu’il ne reviendrait pas de sitôt dans sa belle province. Pas avant d’avoir acquis les fameux points d’ancienneté, car c’est ainsi que fonctionne, depuis Napoléon, notre bonne administration.

Il ne se séparait jamais de sa guitare. Oh, ce n’était pas un virtuose! Toute sa science se limitait à enchaîner les accords de base, mais cela suffisait à lui accorder le statut d’animateur dès qu’une veillée s’annonçait. Certes, le rock’n’roll fracassait toujours les autoradios, mais les Beatles achevaient leur course fulgurante tandis que Bob Dylan régnait en maître dans les campus. Et qu’était-ce d’autre que notre école, sinon une sorte de campus? Or, pour nous, je pense l’avoir déjà dit, les veillées n’étaient pas qu’un moment de partage entre potes: elles étaient carrément au programme.

Pierre s’acharnait à maîtriser «Jeux interdits» de Narciso Yepes. Cela posait un guitariste de triompher sans la simplifier à outrance de cette pièce! Il jouait impeccablement les premières mesures, mais, dès que l’écriture devenait complexe et que les barrés se multipliaient, il butait sur la partition. Ainsi, lorsqu’il me proposa de m’apprendre à jouer, je lui précisai que ce qui m’intéressait, c’était l’accompagnement des voix. Je devais être doué, car, en trois tours de cuillère à pot, j’arrivais à chanter aux veillées des trucs de Hugues Aufray: ces bonnes chansons de feu de camp, «Santiano», «L’Épervier», «Stewball» et les autres, qui ont certes vieilli, mais moins vite que nous, puisqu’elles fonctionnent encore dans les mariages et les réunions des anciens combattants de n’importe quoi.

Il ne me fallut guère de temps pour écrire mes propres chansons et les interpréter. Sans doute étais-je doué. Depuis, la guitare a toujours accompagné ma vie, fidèle jusqu’à se plier aujourd’hui à la raideur assumée de mes doigts.

Hommage discret à Pierre, une de mes premières chansons, une gigue maladroite, parlait de la Normandie. Alors, puisque l’heure est aux remerciements, je la transcris ici.

En revenant de Basse-Normandie,
J’ai rencontré, ma foi, devinez qui ?
Pierrot, sous un prunellier !
Pierrot sous un prunellier.
J’lui ai demandé bien sûr ce qu’il faisait
Sous ce feuillage somme toute pas très épais :
Je couve, me répondit-il.
Je couve, me répondit-il
Car j’ai trouvé c’matin dans l’poulailler,
Un œuf tout rond aux reflets de l’acier.
Bizarre, j’n’sais pas ce qu’sait.
Bizarre, j’n’sais pas ce qu’sait.
Ma femme qui donnait d’la graine aux dindons,
Accoure en t’nant les plis d’son jupon
De l’or, m’ répondit-elle
De l’or, m’ répondit-elle
C’était donc bin vrai c’qu’on m’a dit à Bernay,
C’te poule sans doute nous donnerait
De l’or, mais il faudrait couver.
De l’or, mais il faudrait couver.
Moi j’vais boire du cidre de Normandie
Et t’être une p'tite topette d’eau-de-vie.
Travaille, t’auras ta lampée
Travaille, t’auras ta lampée
Un œuf à couver,
Ça use, ça use
Un œuf à couver,
Ça use les fessiers.
Deux œufs à couver….

Grâce à lui, je tenais une vraie revanche sur le sort. Vous le savez, je crois, composer des chansons et les interpréter avait toujours été pour moi le plus secret des rêves. Alors, si mon public ne devait être que ces gamins bancals que la Justice m’avait confiés, j’en acceptais l’augure.

©José Le Moigne
Chemin de la mangrove 5
L’effacement
5 mai 1973

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 Viré monté