Potomitan

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Portraits croisés

José Le Moigne

Renée

Photo Christine Le Moigne-Simonis.

Dès qu’elle rentrait de son bureau de la Pointe Simon, Marraine George se débarrassait de ses bijoux créoles et enfilait sa tenue d'intérieur, une gaule informe et sans couleur que Tante Renée lavait et relavait à longueur d'année. Elle s'épongeait le front avec un drap de bain qui ne la quitterait plus de toute la soirée et s'installait sur la terrasse où un frisson d'air frais venu des Hauts de Terreville lui caressait la peau. Tante Renée la rejoignait très vite avec une bouteille de soda Bellorange que Marraine George transvasait aussitôt dans une timbale d'argent, cabossée de partout, qui lui servait également à table. D’où tenait-elle ce précieux gobelet? Était-ce l’héritage de Man Gabou, de Man Titi sa grand-manman? Un cadeau de baptême ou de communion? Quelle importance? C’était là un de ces petits secrets qu’aucune des deux sœurs n’entendait pour l’instant partager avec moi. Je le saurais, disaient-elles, mais plus tard, quand elles ne seraient plus là. C’était, à l’évidence, une manière symbolique de passer le témoin. Je l’acceptais, et je le comprenais.

Les deux sœurs ne s’étaient pour ainsi dire jamais quittés formant, avec les trois enfants de Tante Renée, une de ces innombrables familles créoles où l’homme, pour des raisons que l’histoire et la sociologie expliqueront bien mieux que moi, n'a d’autres existence que furtive. Depuis la mort Man Gabou Marraine George, parce que l’aînée, était l’indispensable gouvernail, le potomitan sans lequel la famille n’aurait été qu’une chaloupe folle livré aux quatre vents. Je soupçonnais Tante Renée, dans sa jeunesse un peu frondeuse, d’avoir un peu rué dans les brancards; mais la maturité venue, elle s’était pliée à cette hiérarchie, solide et rassurante à laquelle, moi-même, lorsque je suis sur l’île, heureux d’offrir à mes tourments d’adulte cette parenthèse qui me relie sans effort aux anciennes saisons, je me soumets bien volontiers.

Bien qu’il ne soit qu’à quelques kilomètres, le monde de la mer n’était pas le monde de Lannig. Pour lui, fils et petit-fils de couvreur, elle n’avait jamais été que le vent, soufflant comme mille diables lors des tempêtes d’équinoxe, les grandes marées qui remontaient l’aber, les charrettes de varech haussées à grand-peine. Du haut de ses douze ans, jamais il n’aurait pu imaginer que son destin le mènerait un jour vers ces îles d’Amérique que Monsieur Le Bescond, l’instituteur revenu unijambiste de la guerre leur montrait quelquefois sur la carte du monde.

De son côté, en Martinique, Man Anna ne se souciait pas davantage de la métropole que Lannig des îles. Certes, elle s’était demandé, en essayant son uniforme de collégienne, si, un jour, pour mener ses études jusqu’à leur bout, il lui faudrait franchir l’océan. Mais, ce n’était qu’un léger nuage et déjà il s’était effacé, car, aujourd’hui, pour être vraiment sincère, son seul souci était d’essayer de saisir son reflet dans l’unique miroir qui ornait la maison. Que savait-elle alors des biguines que Stellio et d'Eugène Delouche lançaient comme des feux d’artifice à Paris? Peu, sans doute. Man Gabou devait être aussi sévère qu’elle-même allait le devenir. Il me plaît cependant d’imaginer ma mère, que j’ai toujours connu les épaules chargées de gravité et de soucis, dans l’innocence naïve de l’enfance. Oui, je la vois, et si ce n’est, cela aurait dû être, dégringoler ce morne aujourd’hui colonisé par les immeubles en fredonnant, entre deux éclats de ce rire joyeux qu’elle avait aux moments d’abandon, l’air de Joséphine Baker qui faisait fureur à Paris et qui, me semble-t-il, la dépeignait mieux que tous les discours:

Madiana
Petit bijou des îles
Madiana
Ton teint de sapotille …

©José Le Moigne
Chemin de la mangrove
L’Harmattan 1999

boule

 Viré monté