Potomitan

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Annou voyé kreyòl douvan douvan

Un bien curieux petit bonhomme

José Le Moigne

Assis, les pieds ballants, au bord du débarcadère, Sonson ne m’avait pas quitté des yeux. Il agissait ainsi à chaque nouvelle tête et gare au malheureux qui lui aurait déplu. Toute la verve créole de Sonson lui tombait sur la couenne et il ne lui servait à rien de faire le sourd. Les mimiques explicites de Sonson, son rire de cannibale, lui faisaient vite comprendre qu’il n’était rien pour le seigneur de l’Anse-à-l’Ane, pas même un caca-chien. Et, si par le plus grand des hasards, vous sortiez vainqueur de la joute, rien pour autant n’était gagné. Il vous fallait sur l’instant accepter l’irruption de Sonson dans votre quotidien et, croyez-moi sur parole, c’était, encore, une autre sacrée paire de manches.

Il faisait, ce matin-là, une touffeur d’hivernage à vous faire fondre sur place sans vous laisser un poil de sec. Je m’étais affalé à la terrasse de l'Éden Beach où, après avoir commandé une bière Lorraine que j’avalais d’un trait, je m'étais abîmé dans la contemplation d'une bande de rastas qui, agglutinés comme des merles au pied d'un résinier, tressaient des feuilles de latanier en écoutant du reggae sur leur énorme ghetto-blaster.

Sonson surgit à contre-jour.

Il posa sur la table son grand chapeau bakoua puis, sans faire plus de manières, il me souffla au bec:

— Eh! Patron! Tu me l'offres ce punch?

Comment refuser? Je fis un geste d’acquiescement et Sonson chaloupa vers le bar d’où il revint en serrant dans ses mains une bouteille de rhum blanc et une coupelle de sucre brun.

— Tu vas me goûter ça, dit-il en caressant de l'ongle le col du flacon. Cœur de chauffe Mauny. Le top du top en Martinique!
Il biguina derechef vers le comptoir, rapporta un citron vert et un petit couteau, puis, pour me prouver dit-il qu’il n’était pas de ces nègres sans honneur qui passent leur temps à quémander, dans une arquebusade de rires à faire péter en l’air la statue de Joséphine qui, à moins que je ne me trompe, avait encore sa tête, il se nomma, se surnomma, se présenta, à la manière d’un marquis d’opérette, avec force courbettes.

Sonson était un petit homme sans âge, sec et ridé comme un maracuja. Son teint très clair, brûlé par le sel marin, ses yeux virant du gris au bleu au gré de la lumière témoignaient, à jamais, de l'ordre ancien du viol colonial.

Plus tard, après que nous eûmes fait un peu plus connaissance, j’osais lui demander s’il connaissait les origines de sa famille. Sonson se jeta comme un démon de carnaval dans une colère simulée et s’exclama, les yeux exorbités:

— Je suis chabin mon bougre! Les chabins sont des êtres à part. Cheveux blonds, mais filasses et crépus, peau blanche, semée de taches de rousseur, mais nez et bouche d’Africain. Et avec ça, le caractère violent et impulsif des anciens maîtres, mais sans un sou de leur fortune. Chabin, les sais-tu seulement, c’est le nom d’une race de chèvres jaunes venues de Normandie. On ne peut pas faire mieux pour réduire un homme, son propre fils, sa propre fille, à l’animalité. Notre présence dérange, mais on n’aura beau faire, jamais nous ne serons des békés négrifiés, des métis à cravate, ou des nègres-congo. Mais à quoi bon se prendre la tête? Nous ne sommes pas une exception sur cette terre créole qui n’est douceur qu’en apparence. D’ailleurs, toi-même, milât, connais-tu le vrai nom du père de ton grand-père? Et le père de ton grand-père connaissait-il son père? Non, bien sûr! l'ignorance des siens, c'est aussi les Antilles.

Là-dessus, lassé d'avoir tant péroré en beau français de France, Sonson se lança dans un verset créole trop long, bien trop vite débité, pour que je puisse en saisir une parcelle de sens. Sonson s'en aperçut et dit:

— Eh! Pitite, tu ne comprends pas le Créole?

— Très mal, Sonson, mais ce n'est pas ma faute.

Pour rien au monde je n’aurais dénigré Man Anna. Mais comment expliquer à Sonson, qui, de toute apparence, n’avait jamais risqué un orteil en dehors de l’île, que, dès que nous fûmes en métropole, Man Anna nous interdit, avec la dernière sévérité, l’usage de notre langue maternelle. Lanning essayait bien, quelquefois, de nous bailler quelques doucines qui lui rappelaient sa jeunesse, mais Man Anna, écorchée, le cueillait chaque fois en plein vol.

— Nous ne sommes pas des Africains lâchait-elle péremptoire. En France on parle le français!

Elle-même ne s'autorisa plus que des formules d'affection, des petits mots-tendresse pour les moments sereins et des mots-matadors pour les jours de colère. Si forte pourtant que fut son exigence, elle ne chercha jamais à dépouiller son français magnifique de cette joliesse des tournures créoles qui, associées à la tendre musique de son accent, l'habilleraient jusqu'à sa mort.

©José Le Moigne
Chemin de la mangrove
L’Harmattan 1999

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