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Le Blues

Musique et poésie des noirs américains

José Le Moigne

2ème partie: Le blues primitif

Parce qu’il était vecteur de transmission, dans la chanson africaine, le texte était aussi important, sinon plus, que la musique. Cette importance est restée la même dans la musique noire américaine. Ainsi, même la musique instrumentale est un rappel constant à la voix humaine et le blues, avec sa gamme à cinq notes, ses tirés de cordes (bends), ses frappements de doigts sur la corde (hammers on), ses glissandos (slide) et ses altérations (blue note), en est une parfaite imitation. Si le blues ne s’est structuré qu’au lendemain de la proclamation d’émancipation en 1863, les éléments constitutifs des textes des musiques qui l’ont précédée, le work song (littéralement chant de travail) et le field holler (hurlement campagnard), du point de vue du texte, qu’un que des paroles collectives, basées sur l’appel-réponse, qui rythmaient le travail des esclaves dans les champs de coton. Il ne pouvait donc être que poignant, monotone, dramatique, quelquefois ironique voir critique à l’égard des blancs. C’est à partir de cette matière que s’est élaboré le blues dans le delta du Mississippi dans les années qui ont suivi la guerre de Sécession parce que, malgré la liberté, les conditions de vie pour les noirs étaient plus dures que dans les autres états du Sud. Pourtant, malgré une vie misérable et aride, pour la première fois, l’ancien esclave avait du temps pour être seul et cette découverte des loisirs et de l’espace individuel joua pour l’émergence du blues un rôle de catalyseur. Dans l’univers des petites fermes isolées et du métayage, les chansons de travail évoluèrent jusqu’à devenir, progressivement, des chansons qui n’avaient plus rien à voir avec le travail. À présent, chaque homme avait sa propre voix et sa propre façon de crier et la possibilité de prendre sa propre vie comme sujet. Chaque homme avait la liberté (relative) de mener ou de gâcher sa vie et la musique commença à refléter ce changement de condition et sa complexité.

En ce qui concerne la structure musicale, les premiers blues n’avaient pas cet agencement immuable de douze mesures et trois phrases qui nous est familier. Les chansons du type blues utilisèrent d’abord de la vieille ballade anglaise et se déclinèrent en huit, dix ou seize mesures; c’est le retour aux chansons africaines porteuses du cri, de l’interpellation, de la question-réponse, de l’improvisation qui dicta au blues la forme qu’il allait prendre. De là la structuration en trois phrases, les deux premières répétées comme si le chanteur attendait le surgissement de la troisième. Aux alentours de 1870, des milliers d’ouvriers noirs se mirent à arpenter les routes du Sud si bien que l’on peut dire que le blues qui les accompagnaient est une forme de l’adaptation de l’ancien esclave noir à la dure réalité de l’Amérique.

Écoutons le chanteur:

In come a nigger named Billy Go-helf
Coon was so mean was skeered of hisself
Loaded wid razors and guns, sot hey say
Cause he kill a coon most every day…

V’la qu’entre un nèg’ du nom de Billy sauve-qui-peut
Un noiraud si salaud qu’à lui-même i’s’ faisait peu’
Bardé à c’qu’on dit d'rasoirs et d’pétoires
Pa’ce qu’il tuait un moricaud quasiment chaque soir…

Ou, encore:

I don’t want you to be no slave
I don’t want you to work all day
I don’t you to be true
I just want to make love to you

Je ne veux pas que tu sois esclave
Je ne veux pas que tu travailles tout le jour
Je ne veux pas que tu sois sincère
Je veux juste faire l’amour avec toi

De se dire que ce titre de Willie Dixon figure sur le premier album des Rollings Stones qui, par ailleurs, empruntent leur nom à une chanson de Muddy Waters, donne la mesure du rayonnement du blues non seulement dans le domaine musical, mais sur toute la mythologie du XXe siècle.

- Le blues classique (Delta blues)

De toutes les évolutions du blues, cette période (1870-1940) est certainement celle qui porte la marque des influences sociologiques les plus diverses. Les premiers artistes du genre étaient originaires du Delta du Mississippi, un toponyme qui s’applique non à l’endroit où se jette le fleuve dans le golfe du Mexique, mais aux terres situées entre le fleuve et la Yazoo River, avec comme villes principales Memphis et Vicksburg. Cet état, le Mississippi, était de loin le plus impitoyable envers les noirs et son système économique et social reposait exclusivement sur la discrimination raciale. Rien d’étonnant donc à ce que la communauté noire, devenue majoritaire, ait cherché à y développer un style musical qui soit un exutoire à la misère et à la violence. Une musique qui guérissait des maux quotidiens d’une façon plus réaliste et radicale que celle que proposaient les chanteurs de Spirituals. Une musique qui cherchait des solutions dans ce bas monde plutôt que dans l’au-delà que promettait la religion. Ainsi est né le chanteur professionnel tirant, étant donné le caractère profondément individuel du blues, de sa propre vie la matière de ses chansons, ce qui ne contredit pas le sentiment d’appartenir à une société opprimée où le lynchage était monnaie courante. Ainsi, individuel et collectif, le blues est la résultante de la discrimination. Non de la servitude.

LE BLUES
MUSIQUE ET POÉSIE DES NOIRS AMÉRICAINS
© José Le Moigne 2006

In revue HAUTEURS n° 20
Moi aussi je suis l’Amérique
Langston Hughes

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