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Mes petites amoureuses / Brest, lycée de Saint-Marc 1959

José Le Moigne

Amoureuses

Archives de l'auteur (A gauche Jean-Michel Caradec).

D'ailleurs, à en croire les filles qui ne se gênaient pour me le faire savoir, aussi belle qu'elle fût, moi-même, je n'étais pas si mal.

La première s'appelait Isabelle. Avec son teint de porcelaine, sa lourde tresse blonde, son regard transparent et son rire cristallin, elle avait tout pour moi d’une héroïne de Tchekhov. Elle m'avait abordé un matin à la hauteur de Bonne Nouvelle et depuis nous faisions route ensemble. Malgré les apparences, je n'étais pas si gourde. Trois kilomètres à pied ça vous laisse tout le temps de faire connaissance. Je voyais bien ce qu'elle voulait. 

Quand je songe aujourd'hui à ces petits matins noyés dans le brouillard, je ne puis m’empêcher de me dire, qu’à condition d’y consentir, un baiser échangé dans la pénombre d'un bosquet, la tiédeur d'un sein dans le creux de la main, une caresse furtive, tous ces petits bonheurs qui sont autant de rites de passage, auraient été pour moi une manière d'exorcisme. Le fruit offert était mûr à souhait. Il suffisait que je tende la main et il était à moi. Mais moi, non par timidité, encore que je le fusse à en crever, mais conscient bien au-delà du raisonnable de mes grandes poches vides, je refusais de le saisir. Aussi, le jour où elle changea d’itinéraire, sachant que ma conversation aussi brillante qu'elle fût ne pouvait lui suffire, je ne fus pas surpris. N'ayant rien investi je n'avais rien à regretter.

Finalement, pour être satisfait, il me suffisait de savoir que chaque jour, queue-de-cheval et frais minois, mes petites amoureuses, Jacqueline B.. et Jacqueline P..., m’attendaient gentiment devant l'arrêt des bus. Ici je ne serais ni faux-cul ni modeste. Toutes deux étaient têtes de classe, mais moi aussi, mais par intermittence, j'étais un élève brillant. Très haut dans les matières que j'aimais, au ras du sol dans les autres, je savais compenser. Avec ça j’affichais une indolence prétendument créole qui, ajoutée aux poèmes que j'écrivais déjà, me donnait une aura romantique, un prestige bohème, dont j'abusais en toute connaissance. 

Je me parais des plumes du paon, mais ma réalité était tout autre. Faute d'espace, et faute aussi de temps pour travailler, la nuit, dans le halo d’un réverbère qui poussait ses rayons jusqu'au lit où je dormais avec mon frère, je grappillais, dans des lectures vagabondes, une culture disparate, assez construite cependant pour que je passe pour l'honnête homme de la classe. Celui à qui ses connaissances, bien souvent au-delà du programme, permettaient toutes les fantaisies. J'avais le cul entre deux chaises, mais nul, hormis Lucien Gicquel, notre professeur de français, bien trop humain pour m'en faire grief, ne pouvait le savoir.

Le soir, après le dernier cours, les deux petites laissaient filer le premier bus afin que nous eussions un peu de temps à partager. Quand il pleuvait, ou qu'il faisait trop froid, nous nous nichions sous l'abribus. Le reste du temps, Place de Strabourg, posés comme des moinigels1 sur le muret de la boulangerie, nous discutions à corps perdu. Un soir au début de l'hiver – je m'en souviens à cause de la buée qui sortait de nos lèvres – Jacqueline B..., pourtant la plus timide des deux filles, décida d’exposer sa conception de l’idéal masculin. Les filles, cette année- là, ne juraient que par Delon, Brialy, Gérard Blain et consorts. Les garçons, coupe au rasoir obligatoire, n'avaient de cesse que de leur ressembler. Moi j'aurais eu du mal. À part Sydney Poitier, black n'était pas beautiful dans les années cinquante. 

Or voici que la petite B ..., le visage empourpré et le regard perdu, me déclare, tout de go, qu'elle me trouve très beau.

― Tout de même, pas comme Alain Delon!

― Mais si, au moins tu ne parais pas échappé d'une gravure de mode!

Bref, je ressortais du lot et c'était plutôt bien.

Pour ne faire d’injustice à personne, je dois inscrire aussi au rang de mes admiratrices, Lénaïck Le V.., héroïne fragile des légendes Arthuriennes, dont les yeux s'embuaient lorsqu'elle me regardait. C'est elle qui, à la fin du trimestre inscrivit, d’une calligraphie destinée à la faire passer pour plus adulte qu’elle ne l'était, au verso de la photographie de classe, cette petite phrase que, bien que je ne sache plus dans quel carton s'étiole le cliché, je n'ai pas oubliée : Du mystère ! Ça plaît  ...

Heureuse époque où quelques mots, un regard appuyé, suffisaient à nourrir les fantasmes les plus fous!  Certes, on aurait bien voulu sortir ensemble, mais comment? Même un tremblement de terre n'aurait pu aboutir à ce que mes admiratrices obtiennent la permission de leurs parents. On surveillait les gosses en ce temps-là. De toute façon, pour moi, les dés étaient pipés. Aussi lisse et policé que je fusse, je n’en demeurais pas moins un sang mêlé, un garçon des baraques, quelqu'un qu'on ne fréquente pas. La guerre était finie depuis quinze ans, la reconstruction presque achevée et l'égoïsme avait repris ses droits. Ceux qui n'étaient pas sortis des bidonvilles où la solidarité avait joué à plein devenaient des parias. Pour moi ce n'était qu'un moment à passer. Je n'avais pas un liard en poche et quant à la liberté d'aller et de venir, il s'en faudrait encore d’une bonne année avant que ma mère, manman-kréyol comme on n'en fait plus, ne me laisse voguer au gré de mes envies.

En attendant je jouais à l'amour courtois et cela suffisait pour que, des mésanges plein les yeux, je m’endorme le soir après une longue rêverie.  

José Le Moigne


  1. Moinigels: moineaux en argot brestois.

boule

 Viré monté