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Histoires d'îles: l'Algérie dans trois textes antillais

Mourad Yellès
Université de Paris 8

Et partout depuis toujours, les racines du monde poursuivent leur danse de feu sous tous les continents, de l'Irlande à l'Asie, d'Afrique en Pacifique, de Caraïbe jusqu'ici même, en Méditerranée. - Daniel Maximin, Soufrières

Résumé

A partir de l'étude de trois œuvres de Daniel Maximin, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, il s'agit de s'interroger sur les rapports entre histoire et écriture. En l'occurence, les procédures de mise en texte du chronotope algérien, si elles répondent à des logiques (poétiques, critiques) et à des sensibilités différentes renvoient bien à une même problématique, celle de l'identité antillaise. Par contraste, le "Détour" par l'Algérie de la guerre d'indépendance ou des années 70 permet aux trois romancier de préciser le sens du Discours antillais (Glissant) et de dessiner les contours d'un imaginaire fertile et souvent douloureux.


Summary

Through a close reading of three works by Daniel Maximin, Patrick Chamoiseau and Raphaël Confiant, we intend to examine the relationships between history and writing. With different logics and sensibilities, the texts under study implies a common issue: West Indian identity. In contrast with the caribbean situation, the "Detour" through Algeria of Independance war and of the 70' allows the three writers to specify the meaning of the "West Indian discourse" (Glissant) and to draw the outlines of a rich and often painful imaginary.

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Le titre de cette étude étonnera certainement plus d'un lecteur. Il peut en effet sembler présomptueux, voire saugrenu d'évoquer un hypothétique passé commun entre l'Algérie et les Antilles. Mis à part un patrimoine géologique similaire1, tout paraît à première vue différencier et même opposer ces pays: la géographie, le climat, l'histoire, le peuplement, la culture… La présente contribution se propose précisément de prouver le contraire en ébauchant les contours d'une certaine mémoire algéro-antillaise.

Précisons d'emblée que cette dernière comprend en fait deux strates chronologiques. La première – la plus ancienne – réfère à la confrontation avec l'Europe post-médiévale et au développement d'un processus de métissage sur fond de Traite. La seconde est beaucoup plus récente et résulte des caractéristiques historiques de l'aventure occidentale. En effet, les deux peuples partagent une expérience historique cruciale, celle de l'exploitation coloniale et de l'aliénation identitaire. Pendant des siècles, ils ont connu l'agression, la dépossession2, la résistance, la répression et l'on conçoit aisément que ce triste héritage puisse et doive les rapprocher. Ceci étant, nous avons tout à fait conscience qu'il faut se garder des comparaisons hâtives, des assimilations complaisantes et réductrices: entre les deux «archipels»3 de sérieux contrastes se font jour qui méritent d'être soulignés.

Il convient d'abord rappeler que, compte tenu des conditions de leur établissement dans les îles Caraïbes, les Antillais entretiennent une relation complexe avec la terre des Ancêtres. Si celle-ci renvoie bien à l'Origine – d'ailleurs largement fantasmée – elle est aussi souvent synonyme de barbarie et demeure le symbole ambigu d'une déchéance programmée<a href="#4">4. Ainsi, que l'atteste tout un pan de l'imaginaire traditionnel<a href="#5">5, c'est donc sur le mode du traumatisme que la mémoire historique antillaise envisage son lien avec le sol africain. On peut même parler ici d'un double traumatisme puisque les populations ont été littéralement coupées de leurs racines avant d'être transplantées de force dans le Nouveau Monde6. De ce point de vue, par sa violence, son ampleur et son caractère systématique, il est clair que l'entreprise de prédation esclavagiste européenne présente des caractéristiques qui rendent difficile toute comparaison non seulement à l'échelle africaine mais même mondiale et qui expliquent largement la complexité de la «névrose» antillaise7.

S'agissant de l'ensemble maghrébin et de l'Algérie en particulier, la situation est tout autre. Ainsi, à la veille du débarquement de Sidi Ferruch et nonobstant les invasions orientales successives (Bânu Hilâl, Turcs) ou les immigrations conjoncturelles (réfugiés andalous), on peut considérer que le processus d'élaboration de la conscience identitaire au sein de la société algérienne n'avait pas connu de graves perturbations. Dans ces conditions, même en tenant compte de l'ensemble des coûts humains, économiques et culturels de la colonisation française de 1830 à 1962, nous sommes encore loin des effets dramatiques du "commerce triangulaire" non seulement sur les populations africaines ainsi razziées mais aussi, et à plus long terme, sur les populations antillaises transplantées.

Toujours dans cette perpective historique, il s'avère que le Maghreb entretient avec l'Afrique noire – le fameux Bilâd Sudân des chroniqueurs médiévaux – un rapport fondamentalement différent. Lorsque, à la fin du 15ème siècle, les navigateurs européens commencent à explorer les côtes de l'actuel Sénégal, les Maghrébins ont depuis longtemps intégré dans leurs pratiques aussi bien que dans leur imaginaire l'immense «arrière-pays» continental8. Si l'ancienneté des liens commerciaux, diplomatiques, voire culturels est incontestable, le facteur religieux, à travers l'islamisation de l'Afrique sahélienne, a certainement joué un rôle essentiel dans l'évolution des relations entre pays riverains du Sahara. Dès ses débuts, l'Islam avait en effet proclamé l'égalité de statut entre les croyants et avait fait de l'esclave affranchi Bilâl le symbole d'une nouvelle conception des rapports sociaux au sein de la Umma9. Ceci étant, dans la pratique, avec l'expansion économique et l'accroissement de la demande urbaine, l'esclavage s'est poursuivi et s'est même développé dans l'ensemble du monde musulman, y compris au Maghreb où il est à l'origine d'un important commerce négrier.

À cet égard, les historiens s'accordent à considérer que l'utilisation régulière par les citadins aisés du Nord et par certains propriétaires terriens (surtout dans les oasis du sud) d'une main d'œuvre servile d'origine sub-saharienne dans des travaux domestiques ou agricoles est un phénomène séculaire. Émile Dermenghem rappelle ainsi que:

Pendant des siècles, les caravanes n'ont pas cessé d'amener des esclaves noirs au Tell algérien comme au Maroc et à Tunis. Au XIXe siècle, un nègre jeune et vigoureux acheté au Soudan valait 5 à 6 douros (30 francs); dans les oasis son prix passait à 35 ou 40 douros (200 francs) et ne cessait de monter à mesure qu'on approchait de la mer. Au Figuig, pays de transit entre le Touat et Fès, un nègre valait de 150 à 200 francs, une belle négresse 200 à 40010.

Pour ce qui concerne notre propos, il faut noter que ce flux démographique va déterminer, comme aux Antilles mais sur une échelle forcément plus réduite, un processus de métissage lent mais continu. Même s'il est difficile d'en apprécier correctement l'ampleur compte tenu du manque de données, ses effets sont cependant manifestes dans l'imaginaire maghrébin11, comme le montre, entre autres exemples, sa thématisation dans la littérature algérienne contemporaine. Dans Nedjma de Kateb Yacine, c'est à un «Nègre» – «envoyé par les Génies» – que Keblout, l'ancêtre-fondateur, confie la lourde tâche de «veiller sur [ses] filles» et de sauver ainsi la Tribu après la trahison des «mâles vagabonds (...) qui n'ont pas défendu leur terre12» face à la menace coloniale.

De même, dans Timimoun, Rachid Boudjedra met en scène un personnage fascinant de «superbe musicien noir mais certainement métissé de berbère, de zénète, de juif et d'arabe» et évoque longuement les oasis du Sahara central, «(...) qui ont vu durant des siècles des vagues de réfugiés berbères, zénètes, juifs, noirs et arabes s'y cacher, s'y agglomérer et s'y installer définitivement pour créer, à force de travail et d'ingéniosité, une sorte d'Éden (...)13.» Aujourd'hui encore, à travers tout le Maghreb, de nombreuses communautés noires ou métisses – dont les Gnâwiya14 de célèbre réputation – témoignent dans leur art et leurs rituels de cette symbiose entre cultures négro-africaines et arabo-berbères.

Ainsi, la mémoire commune algéro-antillaise est finalement plus ancienne qu'il n'y paraît. Pourtant, la première véritable rencontre entre les deux peuples est récente. C'est une des conséquences de l'expansion impérialiste européenne. En effet, comme l'explique Marx, après avoir effectué sa première révolution, la dynamique naturelle du capitalisme le pousse inéluctablement à transformer la planète tout entière en un marché unique où s'échangent les hommes, les biens, les capitaux et les idées:

Talonnée par le besoin de débouchés toujours plus étendus pour ses produits, la bourgeoisie gagne la terre entière. Il lui faut se nicher partout, s'installer partout, créer partout des relations15.

Entamée un matin de juillet 1830, l'entreprise coloniale française en Algérie se heurtera à une résistance populaire quasi-ininterrompue, avec des phases plus ou moins violentes selon les contextes. À partir de novembre 1954, le déclenchement de la guerre de libération va contraindre la métropole à intensifier la répression et à mobiliser de plus en plus massivement. Parmi les jeunes conscrits, de nombreux Antillais trouveront là une occasion de vérifier in situ la valeur des grands principes moraux affichés par la Mère-patrie à l'égard de ses enfants «indigènes». Certains en resteront marqués pour la vie et décideront d'«assumer à fond la coupure radicale»16 en rejoignant les rangs du F.L.N. Dans cette conjoncture particulièrement dramatique surgit une figure désormais emblématique et dont le destin sera d'établir une relation d'une qualité exceptionnelle entre le pays des fellagas et celui des nègres-marrons. Nous voulons bien entendu parler de Frantz Fanon.

Le parcours hors du commun de ce fils de la Martinique, de même que la puissance et l'originalité de sa pensée projettent, il est vrai, une sorte de lumière étrange sur l'histoire récente algéro-antillaise. En effet, pour les Algériens comme pour les Antillais, il incarne une sorte d'absolu de la Révolution, une effigie spectaculaire et quelque part indépassable de l'intellectuel engagé dans le combat contre l'injustice et l'exploitation universelles. Pourtant, sa lumineuse intransigeance et son incandescence critique ne vont pas sans poser quelques problèmes ainsi que l'attestent certaines analyses ou prises de position à Alger et à Fort-de-France. De fait, Frantz Fanon n'en finit pas de nous déranger, de nous bousculer et de secouer nos confortables certitudes… En tout cas, il reste incontournable dans l'évolution des rapports entre l'Algérie et les Antilles et il sera souvent question de lui au cours de ce travail.

D'abord parce que son nom et son œuvre figurent directement ou indirectement dans les trois textes que nous avons choisis d'interroger. Ensuite et surtout parce qu'en Algérie comme aux Antilles, des écrivains persistent à poser, eux aussi, la question fondamentale des Damnés de la terre: «Camarades, n'avons-nous pas autre chose à faire que de créer une troisième Europe?»17 On voit bien que cette question du sens de l'histoire soulève aussitôt celle du rôle qu'un certain Occident a joué dans l'invention et dans la gestion de la «modernité». Faut-il préciser qu'il ne s'agit pas là seulement du devenir des peuples de l'ex-Tiers-Monde mais du futur de l'Homme tout court? «Pour l'Europe, pour nous-mêmes et pour l'humanité, camarades, il faut faire peau neuve, développer une pensée neuve, tenter de mettre sur pied un homme neuf.».18

Souvent cité parmi les chantres de la créolité avec son ami et complice Patrick Chamoiseau, l'écrivain martiniquais Raphaël Confiant a entamé avec Ravines du devant-jour le récit d'une enfance créole. Dans un passage de ce roman largement autobiographique, figure une référence étonnante à l'Algérie. Elle se situe en décembre 1959 alors que le général De Gaulle vient tout juste d'être élu premier président de la Vème république sur fond de crise politique interne et de guerre coloniale. À travers le regard d'un jeune garçon à la fois curieux et imaginatif, nous allons assister aux sanglantes émeutes qui secouent pendant plusieurs jours la ville de Fort-de-France. Situation quasi-insurrectionnelle dont Frantz Fanon souligne la gravité dans un article daté du 5 janvier 1960 et paru dans El Moudjahid, l'organe clandestin du FLN:

(...) Il s'est trouvé des Martiniquais pour entrer en lutte ouverte contre les forces françaises, investir des commissariats, couper des routes. Submergeant ces trois cents ans de présence française il s'est trouvé des Martiniquais à sortir leurs armes et à occuper Fort-de-France pendant plus de six heures. Des morts! Il y en a eu. Des blessés aussi.

Pour le petit Raphaël, cet épisode bouleversant ressemble de prime abord à ce que lui ont déjà montré certains films américains (Le Pont de la rivière Kwaï, les Canons de Navarone), c'est-à-dire «(...)des cris de guerre, des hurlements de Peaux-Rouges, (...) le staccato d'un fusil-mitrailleur19 .» Mais rapidement, il va devoir affronter dans son propre environnement la réalité de la mort (celle des lycéens manifestants) et de la répression (celle des C.R.S. et de leurs chiens). Il va aussi faire la découverte physique de la rébellion lorsque son chemin croise celui d'un «grand nègre solitaire et dérisoire» dont l'appel résonne a posteriori comme une semonce:

Debout! Debout les nègres! Notre race a trop vécu dans l'indignité jusqu'à présent. Il est temps pour nous autres de chavirer ce monde bâti sur l'injustice20.

Même s'il ne comprend pas la portée de ce discours21, l'enfant semble tout de même frappé par le contraste entre la violence brutale qui s'affiche dans la rue et l'étonnante prudence, l'étrange nervosité qui s'est emparée des grandes personnes, à commencer par ses parents. Au milieu des préparatifs d'un Noël créole sous «couvre-feu », confiné dans l'appartement familial, Raphaël essaie comme il peut de donner un sens à des comportements inhabituels22 et à des événements manifestement sérieux mais dont il ne perçoit pas les implications.

Alors que la «tempête» souffle sur la ville, l'écriture se fait l'écho d'une violence amplifiée par la rumeur publique à partir des informations tendancieuses transmises par la radio. Ce phénomène socio-médiatique fréquent en période de crise est ainsi accentué dans la conscience du narrateur du fait de sa jeunesse, de sa grande sensibilité et d'une imagination exacerbée. Le récit opère alors une sorte de métissage symbolique, confondant de façon spectaculaire des chronotopes hétérogènes: «Tu crois comprendre que tout ce trafalgar qui embrase l'En Ville est peut-être tout simplement ce que les grands appellent d'une manière embarrassée «La Guerre d'Algérie ». Peut-être qu'«Algérie» est le nom d'un quartier comme Terres-Saintvilles ou Trénelle, ou bien encore celui d'un nègre rebelle qui défie le monde à la tête d'une horde de bougres révoltés23

S'inspirant de bribes d'informations "sauvagement" recoupées, Raphaël élabore alors peu à peu une sorte de scenario dans lequel se télescopent plusieurs espaces («En France», «En Ville», «Algérie», «Cuba») et où se superposent différentes époques avec leurs figures emblématiques (le temps des «nègres-marrons» et celui des «fellaghas»). Vision pour le moins surprenante de la réalité historique, car si cette reconstitution est "fausse" dans les détails, elle est étonnamment "vraie" dans son principe! En effet, face au conformisme bourgeois d'un entourage empêtré dans ses contradictions idéologiques, Raphaël établit d'instinct, en quelque sorte, les connexions, voire les corrélations – que confirme par ailleurs Fanon – entre les évènements sanglants de Fort-de-France et ceux d'Algérie:

On sait maintenant que des liens existent entre la guerre d'Algérie et les récents événements qui ont ensanglanté la Martinique. Ce sont d'anciens fonctionnaires français d'Afrique du Nord, les expulsés du Maroc, de Tunisie et ceux qui étaient trop compromis en Algérie qui ont provoqué la riposte des masses martiniquaises. La brutale réaction du peuple martiniquais indique simplement que l'heure est venue de clarifier les problèmes et de dissiper les malentendus24.

Pour ce qui est du jeune narrateur de Ravines du devant-jour, paradoxalement, son «malentendu» (au sens littéral) avec les adultes «clarifie les problèmes» que lui pose l'explosion de violence des adultes. Comme il l'explique, avec une logique imparable, «Tout le monde autour de toi maudit les «fellaghas», injure par laquelle ils désignent ceux qui dressent des barrages sur le boulevard de la Levée ou incendient des bâtiments publics à l'aide de bouteilles de pétrole enflammées. Or la radio dit aussi les «fellaghas» pour les révoltés d'Algérie, donc tu en déduis que la guerre d'Algérie se déroule bien à deux pas de ta maison.»25 C.Q.F.D.! Plus sérieusement, serait-il possible d'avancer que le jeune garçon, perçoit là, de manière intuitive, les rudiments de la solidarité prolétarienne? Peut-on aller jusqu'à dire qu'il est sensible à la similitude de destin entre les "damnés de la terre", Antillais et/ou Algériens? S'agissant d'un enfant, la réponse paraîtra nécessairement contradictoire.

Bien sûr, le regard innocent mais néanmoins aigu de Raphaël n'épargne pas les adultes de son entourage. Comme l'Ingénu de Voltaire, il relève ainsi l'attitude équivoque du père dont il ne saura pas «(...) s'il condamne les manifestants ou ceux qui les ont réprimés, ou alors les deux à la fois26», les excès du discours ultra-légaliste de Monsieur Renaud («La Martinique est française depuis l'an de grâce 1635, c'est-à-dire bien avant Nice, la Savoie et bien entendu la Corse. Un ramassis de communistes assoiffés de sang ne pourra jamais rien y faire<a href="#27">27») et le comportement à la fois puéril et agressif de Man Renée, «(...) fiéraude à la devanture de sa maison pour bien montrer aux voisins, qui habitent de l'autre côté de la rue et qui sont réputés «communisses», qu'elle les a vaincus. Battus à plate couture28.» Ainsi, compte tenu de la force des intérêts et des préjugés de classe parmi la société bien-pensante de Fort-de-France (toutes couleurs confondues), il est clair que l'appel à la révolte et à la désertion lancé par Fanon depuis les maquis algériens29 – tout comme celui du «grand nègre solitaire et dérisoire» évoqué précédemment – ne risque pas d'être entendu.

Dans un tel contexte, il ne faut pas s'étonner si les observations critiques de Raphaël ne débouchent pas encore sur une remise en question fondamentale des valeurs familiales. De fait, le jeune garçon continue par exemple à analyser les comportements politiques en fonction des catégories morales inculquées par ses parents («de richissimes fonctionnaires»). Et c'est tout naturellement que «dans les jeux d'enfants, «nègre-marron» a cédé la place à «fellagha» pour désigner celui qui tient le rôle de traître, de bourreau ou de scélérat.30» En fait, il faudra attendre quelques années et l'entrée au lycée pour voir le jeune héros du Cahier de romances découvrir le «psychiatre martiniquais qui avait déserté l'armée coloniale française pour rejoindre les rangs des révoltés algériens [et] avait dénoncé les tortures et les crimes commis par les soldats français contre les populations villageoises innocentes<a href="#31">31». Le jeune homme accède alors à un début de maturité politique et commence à développer une réflexion cohérente sur les phénomènes liés à l'aliénation culturelle et à l'exploitation en Martinique ou dans le reste du monde32.

Nous retrouvons des préoccupations similaires dans L'Isolé soleil du poète et romancier guadeloupéen Daniel Maximin. L'incipit nous présente Adrien et Marie-Gabriel, deux jeunes gens qu'unit une véritable «fraternité » et de remarquables affinités littéraires. Au moment où, comme Raphaël, Adrien doit quitter son île pour la France, nous apprenons, dans une correspondance adressée à Marie-Gabriel, que depuis un certain temps il a entamé, par le truchement de l'écriture, une réflexion sur l'histoire des Antilles et sur la création (poétique et musicale). Ce travail d'(auto-)analyse s'effectue en symbiose avec celui effectué au même moment par Marie-Gabriel qui se propose, quant à elle, d'écrire le roman de sa famille. Nous réalisons ainsi rapidement que ces deux projets parallèles n'en font qu'un en réalité, mobilisant toute l'imagination, la sensibilité, l'esprit critique d'un héros bifrons en quête d'une antillanité problématique.

Datée d'août 1962, la première lettre d'Adrien à Marie-Gabriel tient à la fois de la chronique et du journal intime dans la mesure où elle mêle – y compris sur le plan typographique – histoire et biographie, anecdotes intimes et événements extérieurs. La séquence s'organise à la manière d'un extrait de «cahier» qui consignerait les moments les plus forts de la relation entre le jeune homme et sa «sœur d'élection ». Les six derniers mois surtout – de mars à août, date du départ d'Adrien – se déploient en un crescendo étourdissant, comme une course folle avec ou contre le temps33 qui culmine et s'achève «derrière la mer» où le jeune homme va débarquer. Au long de cette courte période condensée en quelques pages, nous sommes en fait propulsés à l'intérieur d'une véritable tornade narrative broyant et combinant les faits et les acteurs, les émois et les révoltes au rythme de l'Histoire, cette autre machine infernale qui continue de "recycler" la mort et la vie aux quatre coins de la planète34.

Avec l'évocation du personnage d'Ève, l'«amie d'Alger», le jeune narrateur introduit de manière totalement inattendue un troisième pôle spatio-temporel dans le champ de la relation affective et scripturaire binaire de départ (Adrien/Marie-Gabriel). Cette dernière se transforme alors en un véritable "commerce" triangulaire35(Adrien/Marie-Gabriel/Ève) entre Antilles (nom du paquebot qui «a repoussé doucement le quai de Pointe-à-Pitre»), Métropole (avec Paris pour destination et épicentre) et Afrique (l'Algérie à la veille de son indépendance, mais aussi le Ghana de N'Krumah).

Le surgissement de cette seconde figure féminine, elle aussi livrée à la fièvre du poème et à la douleur de l'exil, confère incontestablement une autre dimension au dialogue épistolaire entre Adrien et Marie-Gabriel, amplifiant en quelque sorte le thème majeur du roman: la violence. Violence de l'histoire à travers la double chronologie36 de la répression coloniale en Algérie et aux Antilles en cette année 1962. Violence des éléments responsables des catastrophes naturelles (séismes, éruptions volcaniques) et autres accidents d'avion – dont celui qui causera la mort du père de Marie-Gabriel. Violence enfin, salvatrice celle-là, de l'écriture (poétique et musicale).

Sur le plan politique, de la dissolution du Front des Antillais et Guyanais pour l'autonomie aux manifestations de Cayenne contre l'installation de la Légion étrangère en passant par les grèves de coupeurs de cannes en Guadeloupe et à la Réunion, nous assistons à la dégradation du climat et à la montée des revendications populaires dans le "bassin des ouragans" et dans d'autres îles "françaises" d'outre-mer. En contrepoint – mais sans le décalage qu'implique cette technique musicale – nous suivons aussi la phase finale de la guerre d'Algérie avec l'O.A.S. et ses destructions, ses milliers de victimes et l'exode navrant des «rapatriés». Ève37 figure d'ailleurs parmi ces derniers puisque après la mort de son père, tué lors de l'explosion de l'hôpital Mustapha, elle quitte définitivement l'Algérie meurtrie. Encore une fois, l'histoire impose ici sa grandeur brutale et sa vérité tragique comme l'indique assez le ton de la lettre d'Adrien – « Tant de grands pans de rêves, de parties, d'intimes patries effondrées, tombées vides et le sillage sali<a href="#38">38

En écho à la violence des hommes, des dépêches du même type que celles évoquées plus haut signalent, de loin en loin, le déchaînement des forces élémentaires et comptabilisent ses conséquences. Comme il fallait s'y attendre, c'est le feu qui permet de relier métaphoriquement les deux violences : celle de l'histoire et celle de la nature. Feu des avions qui s'écrasent à New York, au Cameroun ou sur la Soufrière, feu de la terre qui tremble39 et nourrit le volcan familier, mais aussi feu de "l'incendie" algérien40 malgré la proclamation du «cessez-le-feu», le 19 mars – «L'Hôtel de Ville et l'hôpital Mustapha d'Alger sont dynamités par l'OAS», «10 millions de litres de pétrole brûlent dans l'incendie du port d'Oran, provoqué par une charge de plastic41».

Bien entendu, on sera tenté de voir dans la peinture de ces fureurs telluriques l'expression d'une vision de l'histoire que l'on qualifierait alors volontiers de baroque. En effet, à la manière du Shakespeare de La Tempête ou, plus près de nous, de certains auteurs latino-américains<a href="#42">42 l'écriture de Daniel Maximin associe sur un mode volontiers paroxystique les convulsions "révolutionnaires" de la planète et celles des sociétés humaines. Ainsi, il est difficile de ne voir qu'un simple hasard dans le fait que le père d'Ève et celui de Marie-Gabriel périssent tous deux par le feu le même mois de la même année ou encore le fait qu'à trois jours d'intervalle, une explosion spectaculaire embrase le ciel de la Soufrière et celui du port d'Oran. Ce sont là, on en conviendra, coïncidences historiques et/ou des "correspondances" romanesques plutôt troublantes.

De même, on ne peut manquer de remarquer le caractère réflexif d'une écriture qui revendique sa violence de manière spécialement théâtrale tout en s'interrogeant sur ses propres fondements. Dans la séquence qui nous intéresse, cette dimension spéculaire apparaît d'abord par le biais d'un personnage collectif décliné en plusieurs variantes. Il s'agit d'une sorte d'écrivain imaginaire idéal, à la fois martyre comme Mouloud Feraoun ou Frantz Fanon43, et voyant comme Césaire – sans oublier bien sûr Adrien, Marie-Gabriel et Ève, les trois poètes-chroniqueurs de ces Désirades sur lesquelles s'ouvre le roman.

Par ailleurs, la composition savante de cette séquence exubérante joue manifestement sur les effets de rythmes et les contrastes d'ambiances. Modulant violence et tendresse, passé et présent, distance et proximité, elle entremêle ainsi «rythmique grave des blues-men» et «cadence créole», «appels des conques de lambis» et «musique afro-cubaine», «fusées» poétiques, et tempi syncopés des dépêches de presse44. Confrontée à la fureur combinée des hommes et des éléments, alors même qu'elle commence à peine sa traversée<a href="#45">45, l'écriture décide de répudier les normes. Elle "déborde" de toutes parts, fuse et se répand dans l'urgence entre «roman», «lettre», «cahier», «poème», «dialogue», «jeu de mots», «dédicace», «journal», «histoire».

Cette mise en crise évidente des conventions littéraires, cette désagrégation des repères habituels du roman – régionaliste ou exotique – correspond manifestement à une prise de position à la fois politique et esthétique. Marie-Gabriel l'explicite d'ailleurs en termes très clairs : «Presque tous les romanciers considèrent les Antillais comme des enfants à l'heure de prendre sommeil dans le souvenir des contes et des enfances. Mais les Antillais sont des volcans endormis qu'il nous faut réveiller avec des histoires de zombis, de macaques, de bambous, de rhum sec, de musique et de coutelas46

Refus donc d'un art qui trahirait les «vieux projets de révolte», qui accepterait d'édulcorer son «odeur de soufre» originel pour prendre la «saveur doucinante des pommes-France», suivant la belle métaphore de Marie-Gabriel. On comprend alors mieux l'hommage posthume qui associe à quelques lignes d'intervalle le romancier assassiné (Mouloud Feraoun), le psychiatre rebelle (Fanon) et «les esclaves libres éparpillés dans les sentiers du marronnage.» En cet été 1962, les références explicites à Ferrements, qu'Adrien, Marie-Gabriel et Antoine vont acheter à Pointe-à-Pitre, prend tout son sens. En effet, «le nouveau recueil de Césaire», s'il célèbre les «espaces fertiles des enfances remuées» en appelle aussi à «la vigilance armée<a href="#47">47» dans un contexte où l'affrontement séculaire entre forces "réactionnaires" et peuples dominés/minorités opprimées semble prendre un tour particulièrement dramatique et crucial.

À quelques années d'intervalle, alors que le vent de l'histoire a commencé à tourner pour les pays du Tiers-Monde, nous découvrons un autre aspect de cette «vigilance armée» dans le dernier volet de la "trilogie tchétchène"<a href="#48">48 de Raphaël Confiant. Remarquons tout d'abord que le héros baroque de La baignoire de Joséphine et le narrateur de Ravines du devant-jour partagent le même rapport problématique – polémique et passionné – à la littérature, à l'identité, à la politique. Abel campe ici un personnage d'écrivain outrageusement "tropical"49, à la fois jouisseur et désabusé, qui enquête sur la disparition mystérieuse de la «descendante de Christophe Colomb», la belle Anna-Maria de la Huerta, en compagnie d'un comparse non moins excentrique, Saint-Martineau. Leurs tribulations rocambolesques les amènent en fait à explorer «les mangroves déroutantes de la créolité<a href="#50">50» et à se trouver confrontés à des situations souvent cocasses.

Témoin cette séquence où, désespéré par l'absence d'Anna-Maria et totalement en panne d'idées, Abel décide d'aller consulter Villassamin, un «vieux sorcier hindou du quartier Belem». Chez le "quimboiseur" hérétique, au cours d'une parodie de rituel, l'écrivain fait une mauvaise chute et perd connaissance. C'est alors que lui revient en mémoire «un épisode de [sa] vie en Algérie sous le règne du vénéré leader Houari Boumediene51.» En l'occurrence, il s'agit d'un souvenir qui remonte au début des années 70, période marquée en Algérie par les débuts de la "Révolution agraire". Pour éviter d'être «embarquer» par les militaires, Abel et Idriss, son compagnon de chambre à la cité universitaire, vont simuler une scène d'amour. Le subterfuge réussit mais bien des années plus tard, le narrateur découvrira par hasard dans un magazine qu'Idriss a été assassiné par le F.I.S.

Cette séquence est d'autant plus surprenante que, dans le déroulement de la diégèse, rien jusque là ne semble l'annoncer et à plus forte raison la justifier. Il y a bien, quelques pages plus haut, la rapide allusion à une «bande de pédés» – expression reprise presque mot pour mot lors de la tentative de «rafle» des deux étudiants52 – ou encore un calembour relatif à l'agilité toute «maoïste» du narrateur, mais on conviendra que cela est insuffisant pour éclairer le sens de cette analepse. Par ailleurs, que penser de l'étonnement exprimé par Abel lui-même lorsqu'il se demande «pourquoi ce souvenir me remonta-t-il à la surface au moment où je tombai dans les pommes suite au choc de mon front contre le rebord de la bassine de sang de Villassamin? Mystère de l'inconscient!53 ».

Certes, la mémoire est une faculté complexe et souvent capricieuse. Il est néanmoins plus vraisemblable de penser que cette scène de "délire algérien" a quelque chose à voir avec une particularité de l'écriture de Confiant dans la "trilogie tchétchène" . Cette dernière abonde en parenthèses digressives et en détours divagatoires, voire en micro-récits enchâssés dans lesquels le narrateur donne libre cours à son imagination, à sa verve et à ses humeurs. Ce procédé s'inspire probablement autant des intrigues à tiroirs du roman populaire, des méandres comiques du récit picaresque que des multiples rebondissements du conte de tradition orale. Cependant, ne peut-on pas aussi interpréter cette esthétique dans la perspective que propose Édouard Glissant dans son Discours antillais, quand il définit le «Détour» comme «(...) le recours ultime d'une population dont la domination par un Autre est occultée: il faut chercher ailleurs le principe de domination, qui n'est pas évident dans le pays même (...)54»? Parmi les diverses figures du «détour antillais», selon Glissant, nous trouvons précisément celle incarnée par «(...) les intellectuels antillais [qui] ont mis à profit cette nécessité (...) pour aller quelque part, c'est-à-dire lier en la circonstance la solution possible de l'insoluble à des résolutions pratiquées par d'autres peuples55.» C'est Fanon qui est bien évidemment cité en premier. Mais qu'en est-il alors de notre héros?

À l'évidence, les informations que fournit complaisamment Abel à propos de son séjour relèvent toutes de ce que l'on serait tenté d'appeler le "détour algérien"56. Car comment interpréter sérieusement l'allusion à «la guerilla dans les djebels» quand on connaît l'indiscipline foncière d'Abel? Comment le croire lorsqu'il déclare avoir rejoint «les rangs du Front de libération des Antilles» alors qu'il refuse de «faire les cons avec des centaines d'étudiants de toutes nationalités persuadés de faire la Révolution agraire»? Même remarque à propos de la parodie de "drague" homosexuelle dans laquelle s'exprime à la fois la remise en cause des stéréotypes machistes – plus répandues dans les sociétés du Sud – et la critique des rapports de violence et d'exploitation politiques57 dont souffrent les colonisés et ex-colonisés. En Algérie comme aux Antilles, tout comportement sexuel marginal peut être interprété comme délinquant, voire subversif dans certains cas. En exhibant une sexualité ouvertement "contre-révolutionnaire" Abel et son compagnon de chambre risquent gros mais échappent ainsi à une corvée de "volontariat" dont la fonction répressive est soulignée au passage.

À la lumière de ces quelques observations, il apparaît que l'apparente gratuité de la séquence algérienne de La baignoire de Joséphine dissimule une logique d'un autre ordre. En l'occurrence, cette stratégie intellectuelle et textuelle s'inscrit dans le projet de déconstruction idéologique "tous azimuts" de Confiant. Elle s'impose d'elle-même étant donné la nature de l'entreprise de dévoilement du processus de «crétinisation définitive de l'homo martinicensis58.», pour reprendre la formule d'Abel. Cette démarche atteste aussi, selon nous, d'une conception fondamentalement pessimiste de l'histoire et de la littérature, tout au moins telles que l'Occident les définit. Cette affirmation peut paraître curieuse si l'on s'en tient aux apparences d'une écriture saturée de références à l'actualité politique et friande de "clowneries" narratives. Pourtant, comme le rappelle Patrick Chamoiseau dans une remarquable postface: «Autour du rire créole, il y a toujours de la nuit, de la mort, de l'angoisse. Confiant connaît cette blessure. Son héros, Abel, que nous suivons depuis Bassin des ouragans, erre dans la sinistre réalité d'un de ces pays que l'on appelle "Dom-Tom": la Martinique. Un peuple, une terre, transformés depuis 1946 en "département français", se trouvent enfouis sous les abondances de l'assistanat, de la dépendance et de la consommation»59.

Ainsi, au-delà de la remise en question des pouvoirs supposés de l'écriture, par le recours à la dérision et à l'auto-dérision se profile une féroce «critique de la raison historique»60 , celle des mémorialistes patentés et autres historiens officiels. Au fond, ce que refuse Raphaël Confiant, c'est cette complaisance proche de la compromission qui installe l'écrivain dans la posture confortable de l'idéologue de service – à la manière des romanciers «réalistes» européens mais aussi à la façon des «scribouillard(s) de romans exotiques»61. Cette aversion pour les jeux de rôles littéraires le conduit jusqu'à tourner en ridicule les tics stylistiques et les coquetteries langagières des promoteurs d'une «créolité» souvent très médiatique…dont il fait pourtant partie! Ainsi, apostrophé en «basilecte» pseudo-créole par une ombre suspecte aux abords de Texaco, Abel réagit avec une violence inattendue:

Non mais il se croyait dans un roman de la créolité, ce vieux débris ? (...) Je me sentais plus tchétchène que jamais. Si j'avais eu un sabre ou une Kalachnikov, j'aurais trucidé tout ce qui bougeait. Bon, c'est vrai, dans la fanfare identitaire, j'avais pris l'habitude de jouer de la grosse caisse mais après cette nuit éprouvante, je ne me sentais même pas la force d'y jouer du pipeau62.

S'agissant enfin de l'Algérie des années 70, nonobstant ses ambitions tiers-mondistes63, le régime de Boumediène apparaît comme une dictature militaire qui n'hésite pas à recourir à la force pour imposer ses options politiques à une population jeune et naïve. Des années plus tard, cette violence va engendrer une contre-violence bien plus spectaculaire, celle du «Front Islamique des Salauds». Le récit se contente ici de juxtaposer chronologiquement les événements et n'instaure pas une relation de cause à effet entre les deux phénomènes historiques. Pourtant, la mort absurde d'Idriss peut aussi s'interpréter comme une conséquence indirecte d'un climat de brutalité et d'intolérance entretenu par le pouvoir et son armée. Finalement, c'est parce qu'il refuse toute forme d'embrigadement (pour la Révolution agraire et pour l'Islam intégriste) qu'Idriss est d'abord humilié par les militaires avant de se retrouver quinze ans plus tard au mitan d'un monceau de cadavres égorgés sur une petite place publique d'Oran64»

Sans aller jusqu'à risquer sa vie – ou de façon toute métaphorique et rabelaisienne! – le narrateur de La baignoire de Joséphine combat lui aussi les dérives idéologiques et les manipulations politiques. Entre deux "surfs" sur Internet et diverses incursions dans les zones interlopes de la «nègrerie», il évolue dans une sorte d'univers interstitiel fantasque et dangereux. Jonglant avec les apparences et les conventions, faisant flèche de tout bois, il profite du système mais le combat par l'outrance, la ruse et le «Détour»65.

Si aux yeux de ses concitoyens, il incarne le type même du parasite social, volontiers cynique et roublard66, en réalité, Abel a le sentiment de faire partie d'une race en voie de disparition, celle des chevaliers errants. Don Quichotte des tropiques, il parcourt en tous sens – c'est bien le cas de le dire ! – un monde étrange et de plus en plus dérisoire en proie à «la vagabondagerie généralisée, (...) la bordélisation si vous préférez67.» Si le héros finit par retrouver sa Dulcinée, le lecteur pressent qu'il n'en est pas pour autant au bout de ses peines et qu'il n'en a pas fini avec les moulins à vent du "village global" cher à Mac Luhan.

Chez Confiant comme chez Maximin, la critique idéologique et l'éveil politique passent par un travail de mémoire qui emprunte souvent les chemins de traverse de ce qu'il faudrait appeler la "délinquance narrative". Selon Michel de Certeau, «Si le délinquant n'existe qu'en se déplaçant, s'il a pour spécificité de vivre non en marge mais dans les interstices des codes qu'il déjoue et déplace, s'il se caractérise par le privilège du parcours sur l'état, le récit est délinquant.68» Que l'histoire récente de l'écriture antillaise relève du «déplacement», du «Détour», voire de l'exil, les "divagations" algériennes de nos trois textes en fournissent une illustration supplémentaire. Mais ne pourrait-on pas en dire autant des écritures maghrébines, à commencer par la production littéraire algérienne contemporaine69? D'une certaine manière, l'exil n'est-il pas au cœur de la condition moderne, celle que sont appelés à connaître tous les hommes sous "les soleils du nouvel ordre mondial"70?

Au fond, entre Méditerranée et Caraïbes, la question centrale que posent nos trois textes, sans pouvoir y répondre autrement que par détours et métaphores, – mais n'est-ce pas là la "tâche aveugle" de toute écriture? – est bien résumée par Antoine dans une lettre à Marie-Gabriel. «Comment faire cohabiter poésie et histoire?», s'interroge-t-il, et il poursuit: «Écrire n'est ni un salut ni un jeu gratuit: c'est un jeu salutaire. Il nous faut pirater l'histoire et l'écriture, accrocher nos grappins à leur culture sur nos trois continents71». Beau projet en effet. Belle et grande alternative métisse à une mondialisation qui bégaie de plus en plus sinistrement.

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NOTES

1 Comme on le sait, ces régions se caractérisent par une activité sismique et/ou volcanique intense, conséquence de leur localisation sur la «ligne de feu» circumterrestre…

2 Cf. l'analyse d'Édouard Glissant (Le Discours antillais) et les travaux de Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad (Le déracinement) pour l'Algérie.

3 Pour les premiers chroniqueurs et voyageurs arabes, l'ensemble maghrébin constitue une « île » (djazîrat el-Maghrîb). En outre, par un usage métonymique qui remonte aux Turcs, le toponyme «Algérie» réfère aux «îlots» (djazâ'ir) situés à l'entrée du port de la capitale.

4 «Nous, les Noirs des Antilles, nous avons ainsi nos Nègres : à l'école, moudongue et soubarou sont des injures, prétextes à grand combat. Zoulou et congo sont des injures habituelles pour les marchandes» (Daniel Maximin, L'Isolé soleil, page 99).

5 Nous pensons ici en particulier aux contes et récits facétieux. Cf. Maryse Condé, La Civilisation du bossale, pp. 27 et sq.

6 Sur une durée de plus de trois siècles, la Traite a représenté pour l'Occident un facteur de développement essentiel au moment où il entamait sa première révolution capitaliste. Pour l'Afrique, ce fût une véritable catastrophe.

7 Cf. Frantz Fanon, «Antillais et Africains», in Pour la révolution africaine, page 24.

8 Rappelons ici que le nom du continent «noir» (Ifriqiya) apparaît dès le haut Moyen-Age chez les géographes arabes pour désigner l'actuelle Tunisie.

9 Communauté des fidèles.

10 Émile Dermenghem, Le Culte des saints dans l'Islam maghrébin, page 255.

11 En particulier dans le domaine des pratiques religieuses. En effet, comme l'explique Dermenghem, «Les génies du Soudan venus en Afrique du Nord y trouvèrent des génies arabes et berbères avec lesquels ils firent bon ménage. Les uns et les autres devinrent les rijal allah, les hommes de Dieu, et les confréries qui cultivaient leur présence se placèrent sous l'égide de Sidi Blal: Bilâl, le muezzin du Prophète, l'Abyssin racheté par Mohammed aux persécuteurs de La Mecque, un des premiers musulmans, un des plus indiscutables Compagnons.» (ibid., pp. 260-261).

12 Kateb Yacine, Nedjma, pp. 146-150. En fait, «si ce Nègre était aussi un fils de Keblout», il s'agit bien d'un métis…

13 Rachid Boudjedra, Timimoun, pp. 78, 95. Ce roman met en scène un personnage douloureux, obsédé par le désert où il s'est réfugié alors que la violence politique s'abat sur l'Algérie des années 90.

14 Littéralement «Guinéens».

15 K. Marx, Manifeste du parti communiste, page 9.

16 Suivant la formule d'Édouard Glissant (Le Discours antillais, page 36). Il faudrait également évoquer ici la figure d'un autre écrivain antillais déserteur, Daniel Boukman, dont l'engagement en faveur de l'Algérie en lutte mais aussi pour la libération (politique et culturelle) des Antilles reste exemplaire à plus d'un titre. L'auteur de Chant pour hâter la mort du temps des Orphées vient d'ailleurs de publier une pièce consacrée à la condition de la femme algérienne (La Véridique histoire de Hourya).

17 Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, pp. 230-231

18 Ibid. page 233.

19 Ravines du devant-jour, page 235.

20 Ibid. page 238.

21 «Tu ris et ton père te réprimande vertement en appuyant sur l'accélérateur. » (ibid. page 238)

22 «Il [le père] part dans une tirade grandiloquente qui lui est tout à fait inacoutumière et tu vois, dans le rétroviseur, un légère humectation aux coins de sa bouche.» (ibid., page 238)

23 Ibid., pp.238-239.

24 Frantz Fanon, Pour la révolution africaine, page 171.

25 Ravines du devant-jour, page 239.

26 Ibid., page 236.

27 Ibid., page 242.

28 Ibid., page 242. Même contradictions idéologiques chez Tertulien du Cahier de romances. Cet ancien-combattant, prolétaire égaré et déchu semble pourtant assumer le discours colonialiste: «Il grognait ensuite contre les fellaghas algériens, contre ces «maudits Arabes toujours prêts à vous donner un coup de couteau dans le dos» et pestait contre ces généraux traîtres qui leur avaient abandonné l'Algérie.» (pp.117-118)

29 «Les Antillais et les Guyanais soldats, sous-officiers et officiers qui luttent contre leurs frères algériens pendant que les troupes françaises mitraillent leurs peuples à Fort-De-France ou à Basse Terre doivent refuser de se battre et déserter.» (Pour la révolution africaine, page 171).

30 Ravines du devant-jour, page 240.

31 Le Cahier de romances, pp. 120-121.

32 «En classe de terminale, tu avais commencé à douter de ta francité et à prendre conscience qu'il y avait une culture martiniquaise digne d'intérêt.» (ibid., page 121)

33 Cf. le découpage lapidaire des "flashs" qui ponctuent toute la séquence. On pense spontanément au roman américain (Dos Passos), mais on retrouve le même procédé chez Rachid Boudjedra, dans Timimoun. Autre rapprochement possible avec un texte peu connu de René Depestre, Cantate d'octobre, consacré à la mort du Che.

34 On peut probablement parler à ce propos de "tragique universel", mais en soulignant bien sa dimension politique autant que poétique.

35 Relation qui n'est évidemment pas sans rappeler la Traite négrière.

36 Comme on parle de comptabilité en partie double… La thématique du double est d'ailleurs très présente non seulement dans cette séquence dans le roman car «il est vrai que celui qui cherche toujours l'image de l'autre dans son miroir est un Narcisse aliéné. » (L'Isolé soleil, page 19).

37 Faut-il voir dans le prénom (poétique mais ô combien symbolique) de ce personnage et l'évocation de son exil forcé une allusion au Paradis perdu ?…

38 Ibid., page 22.

39 «20'000 Iraniens meurent dans un séisme de force 8. » (ibid., page 25).

40 Le rapprochement s'impose évidemment avec le célèbre roman de Mohammed Dib, L'Incendie.

41 Ibid., pp. 22, 25.

42 Nous pensons, entre autres, à Carpentier mais aussi à Césaire, Asturias ou Garcia Marquez.

43 Fanon fait d'ailleurs l'objet de deux autres allusions intéressantes. La première signale son influence auprès des Noirs américains (ibid., p. 304) et la seconde évoque son engagement dans la révolution algérienne. Adrien parle ici de « désertion positive» (ibid., p. 309), formule qui n'est pas sans rappeler l'analyse de Glissant à propos du "Détour" fanonien (Le Discours antillais).

44 On pense ici à une célèbre séquence de transe musicale dans le roman d'Alejo Carpentier, Concerto baroque

45 Au sens physique (le périple d'Adrien «derrière la mer») et sémiologique (Kristeva et alii1975).

46 L'Isolé soleil, pp. 23-24.

47 «Grand sang sans merci», in Ferrements.

48 Je désigne par ce titre (emprunté à une tirade de Abel dans La baignoire de Joséphine: «Ce matin-là, en bref, je me sentais tchétchène») l'ensemble des trois textes parus aux Éditions des Mille et une nuits: Bassin des ouragans (1994), La savane des pétrifications (1995) et La baignoire de Joséphine (1997).

49 Pour reprendre une formule chère au grand écrivain zaïrois trop tôt disparu Sony Labou Tansi.

50 Raphaël Confiant, La savane des pétrifications, page 41.

51 Raphaël Confiant, La baignoire de Joséphine, page 39.

52 «"Tas de pédés !" fit le chef des militaires en claquant notre porte.» (ibid., page 40).

53 Ibid., page 41.

54 Édouard Glissant, Le discours antillais, page 32.

55 Ibid., pp. 34-35.

56 Voire "corse" (La baignoire de Joséphine, page 61) mais surtout – fondamentalement – "tchétchène"…

57 Cf. par exemple le roman de Zoé Valdès, La douleur du dollar.

58 La baignoire de Joséphine, page 37.

59 Ibid., pp. 106-107.

60 Cf. dès l'incipit l'allusion transparente à la Critique de la raison pure d'Emmanuel Kant (ibid., page 5).

61 Ibid., page 101.

62 Ibid., page 59.

63 Cf. la mention du "Front de libération des Antilles"…

64 Ibid., page 41.

65 Il y aurait beaucoup à dire sur l'usage d'une véritable mètis – cette variété de ruse dont les Grecs avaient fait une qualité essentielle du héros – dans les romans antillais. Le détour est aussi détournement. Dans la "trilogie tchétchène", l'utilisation ludique et subversive de la technologie moderne (Internet, fax, média) est particulièrement frappante.

66 «[.] un irresponsable, un anarchiste, un type contre lequel sont ligués […] tout ce que la Martinique compte de gens bien-pensants…» comme l'explique sa cousine. (ibid., page 48). Quelques lignes plus loin, Abel en donne la liste: «[…] les Universalo-occidentalistes, les Féministes, les Afro-Centristes, les Homosexualistes, les Césairistes, les Marxistes-Léninistes, les Trotskystes, les Sionistes et autres Humanistes chrétiens.» (ibid., page 49).

67 Ibid., page 31.

68 Michel de Certeau, L'invention du quotidien, page 190.

69 Toutes générations confondues, de Mohammed Dib à Aziz Chouaki.

70 Pour paraphraser le titre du roman d'Ahmadou Kourouma, Les soleils des indépendances.

71 L'Isolé soleil, pp. 301-302.

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BIBLIOGRAPHIE

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