Potomitan

Site de promotion des cultures et des langues créoles
Annou voyé kreyòl douvan douvan

Émile ROUMER,
le poète au vers brutal

Saint-John Kauss

Émile Roumer, né à Jérémie (Haïti) le 5 février 1903. Études secondaires à l’Institution Saint-Louis de Gonzague et sa philosophie au Lycée Michelet à Paris.

Attiré très tôt par la poésie (dès la septième), Émile Roumer publiera plus tard dans la célèbre revue parisienne, Les Annales.

Après la France, le poète a également étudié en Angleterre (Manchester). En 1925, parurent ses Poèmes d’Haïti et de France. Il a plus tard publié: Poèmes en vers (1947), Le Caïman étoilé (1963), Rosaire Couronne Sonnets (1964), et des dizaines d’articles de réflexion parus surtout dans le quotidien Panorama. Directeur de la Revue Indigène (1927-1928), il la fonda en collaboration avec Normil G. Sylvain, Carl Brouard, Philippe Thoby-Marcelin et Jacques Roumain. Émile Roumer fut une figure légendaire de l’École Indigéniste.

Il est décédé le 4 avril 1988, chez sa fille, à Frankfort (Allemagne de l’Ouest) à l’âge de 85 ans.

 

MARABOUT DE MON COEUR...

Marabout de mon cœur aux seins de mandarine,
tu m'es plus savoureuse que crabe en aubergine.
Tu es un afiba dedans mon calalou,
le doumboueil de mon pois, mon thé de z'herbe à clou.
Tu es le bœuf salé dont mon cœur est la couane.
L'acassan au sirop qui coule en ma gargane.
Tu es un plat fumant, diondion avec du riz,
des akras croustillants et des thazars bien frits.
Ma fringale d'amour te suit où que tu ailles ;
Ta fesse est un boumba chargé de victuailles.

                                                  (Poèmes d’Haïti et de France)

 

 

PRENDS GARDE !

Prends garde ! J’ai le cœur changeant comme la mer
qui martèle mon nom de sa rumeur brutale.
Tel un signe mortel, grave, mon nom s’étale
et claque, flamme noire, aux souffles de la mer.

J’ai, minaudant, le rire ambigu du Peau-Rouge,
des amoureux subtils mais aptes aux combats;
l’areytos fleurit aux lèvres du samba,
ils me viennent, ces vers, d’un ancêtre Peau-Rouge.
Prends garde ! Exquisément tu te verses du thé
je te couvre des yeux, de ces yeux de pirate
dont mes pères voyaient Carthagène ou Surate,
les galions remplis de doublons et de thé.

Je suis le rejeton des «Hors la Loi» superbes
qui dormaient sur les ponts, roulés dans leurs cabans.
Les sinistres drapeaux attachés aux haubans
Flottaient sur le ciel morne en des frissons superbes.

Effleurant d’un baiser l’ambre de tes colliers
j’entends les corps tomber sous les arquebusades.
Les forbans étreignaient avec l’or des cruzades
les femmes se tordant au bruit de lourds colliers.

Je songe à Saint-Domingue où rugissent les flots,
Je ne sais si vraiment je t’aime; des pensées
frémissent sous l’ardeur d’ancestrales poussées
qui viennent de mon cœur changeant comme les flots.

Prends garde ! Sur Paris palpitent les étoiles,
tu portes mon amour étrange dans tes yeux
tandis que, t’oubliant je regarde, anxieux,
les vaisseaux démâtés dans la paix des étoiles.

                          (Poème d’Haïti et de France)

 

ISABELLA

Zémi cruel, aux mains de pourpre, ô Sagittaire,
ton visage impassible au crépuscule d’or
s’adresse, énigmatique, au ciel qui s’indiffère.

Ton visage impassible au crépuscule d’or,
la lagune émeraude où fume l’eau croupie
devant que l’horizon engouffre un soleil mort.

La lagune émeraude où fume l’eau croupie…
Oh ! la Ville si blanche aux tragiques couchants ;
et l’orgie et le sang et le viol impie.

Oh ! la Ville si blanche aux tragiques couchants :
dans l’air d’angoisse une cloche sonne pour vêpres
plus de bugles et de tambours battant aux champs.

Dans l’air d’angoisse une cloche sonne pour vêpres
et tinte comme un glas dans la morne cité
où pourrissent des cadavres mangés de lèpres.

Et tinte comme un glas dans la morne cité…
Sur des agonisants l’ombre des lauriers-roses ;
les manguiers sont en fleurs dans l’enclos déserté.

Sur des agonisants l’ombre des lauriers-roses 
et des manguiers aux fruits gonflés comme des seins ;
des soldats gangrenés contre les portes closes.

Et les manguiers aux fruits gonflés comme des seins
balancent des pendus dans la brise légère.
Et tu souris comme bruissent des essaims,

Zémi cruel, aux mains de pourpre, O Sagittaire.

                                                                 (Ibid)

  • ROUMER (Émile): Poèmes d’Haïti et de France, Revue Mondiale, Paris, 1925; Le caïman étoilé, Panorama, Port-au-Prince, 1963; Poèmes en vers, Haïti-Journal, Port-au-Prince, Noël 1947; Rosaire Couronne Sonnets, poésie créole, 1964.

 

8.1.2012

Viré monté