Potomitan

Site de promotion des cultures et des langues créoles
Annou voyé kreyòl douvan douvan

La poésie dans la peau

          (Jules André Marc: Entretien sur la littérature avec Saint-John Kauss)

27 janvier 1980

Jacques Enguerrand Gourgues. Source Galerie Nader.

Jacques Enguerrand Gourgues. Source Galerie Nader.

Jules André Marc: Mon cher Ami, il me plaît, en tout premier lieu, de te remercier pour tes dédicaces combien aimables à mon endroit et ton désir spontané de te mettre à notre disposition pour semer et moissonner avec nous dans le vaste champ du domaine culturel, mais nos lecteurs prendraient énormément de plaisir aussi à te connaître en tant que jeune écrivain, ainsi ne voudrais-tu pas, à partir de nous, leur parler?

Saint-John Kauss: Bien sûr, Jules André Marc.

Que recherches-tu en tant qu'écrivain?

Tout d'abord,  j'essaie de me rechercher. L'adolescent qui s'est perdu dans les hautes profondeurs du réel et de l'irréel, c'est-à-dire moi-même avec mes angoisses, mes ennuis, mes horreurs des basses choses de ce monde, et surtout mes amours humiliées dans le noir. Ce qui me porte à me révolter... parfois.  J'essaie aussi de percer les secrets de l'existence pour faire naître le jour. Ensuite, je manifeste la volonté "de dépasser l'écriture paresseuse des poètes actuels pour apporter de l'inédit". En un mot, je fais la chasse aux images.

Pourquoi écris-tu et quels thèmes abordes-tu?

Demande à n'importe quel écrivain pourquoi il écrit, il te dira fermement: "pour élargir le champ de ma pensée et agrandir le domaine culturel de mon pays". Continuer l'œuvre des aînés (à bon escient) sans se soucier des nazis de la littérature qui font de l'écriture un vulgaire abattoir où tuer le temps (et les hommes) est chose courante.  Et les thèmes que j'aborde, je l'ai déjà dit: dans mes poèmes, on trouve parfois de la révolte, très souvent de l'angoisse, de l'horreur, de l'inquiétude et de l'érotisme qui s'allient au thème millénaire de l'amour (humanisme). Mais je reste quand même un fervent serviteur du langage. L'esthétique me va à merveille et m'étreint comme un étau.

As-tu des auteurs de chevet? Voudrais-tu nous les nommer?

J'en ai pas mal.  La lecture, c'est mon grand défaut. Je suis comme piqué par le virus des belles-lettres. A les citer, tu t'interrogeras sur mon compte.

Des auteurs Antillais et Américains tels que: Hemingway, Henry Miller, Walt Whitman, V. S. Naïpaul, Aimé Césaire, Miguel Angel Asturias, Gabriel Garcia Marquez, Pablo Neruda, Richard Wright (dont le livre "Un enfant du pays" m'avait beaucoup frappé), Langston Hughes, Countee Cullen, James Baldwin, Pedro Mir, Alejo Carpentier, Jorge Luis. Borges, F. Scott Fitzgerald, Chester Himes, John Dos Passos, Jorge Amado, Saint-John Perse, etc.

Des auteurs Canadiens:  Jacques Brault (auteur de Mémoire), Gilbert Langevin (Origines), Margaret Atwood (La servante écarlate), Michael Ondaatge, Paul-Marie Lapointe (Le réel absolu), Fernand Ouellette (Depuis Novalis), Gaston Miron (L’homme rapaillé), Paul Chamberland (Terre Québec), Emile Nelligan, Hubert Aquin, Saint-Denys Garneau, Alain Grandbois, etc.

Des auteurs Français comme Flaubert, Zola, Balzac, Proust, Valéry, Gide, Victor Hugo, Rimbaud, Mallarmé, René Char, Jean-Paul Sartre, Baudelaire, André Breton, René Guy Cadou, Albert Camus, Apollinaire, Eluard et Aragon.

Quelques auteurs Israéliens et Japonais: Haim Gouri, Abraham B. Yehoshua, Joseph Mundy et Aharon Amir; Yukio Mishima, Yasunari Kawabata, Kazuo Ishiguro, Junichirô Tanizaki, Abé Kôbô et Kenji Nakagami.

Des auteurs Arabes, Tchèques et Africains comme Nabile Farrès, Mouloud Mammeri, Rachid Mimouni, Tahar Bekri, Naguib Mahfouz, Abderrahmane Madoui, Kafka et Milan Kundera, Léopold Sédar Senghor, Wole Soyinka, Tchicaya U. Tam'si, et quelques autres.

Connais-tu bien les jeunes auteurs haïtiens et quels sont ceux qui, d'après toi, promettent le plus?

Je connais tous les jeunes auteurs haïtiens, et je prépare même un bouquin à leur sujet.  Après lecture des textes concernés, j'écris souvent des cursives (à propos de leurs livres) qui me permettront de les étudier plus largement un peu plus tard. Et pour répondre à ta seconde question, j'aimerais que tu saches que la jeune poésie haïtienne (1980) est assez "faible"; et si j'avais à choisir un jeune auteur, je prendrais Alix Damour pour la poésie d'expression française et Dominique Batravil pour celle d'expression créole.

Parmi les meilleurs auteurs haïtiens, quels sont ceux que tu goûtes le mieux? Pourquoi?

Je n'aimerais pas qu'on se chicane à cause de moi.  En somme, parmi les auteurs que je goûte le mieux, citons Franck Etienne, René Philoctète, Christophe Charles et Anthony Phelps (les modernes). Oswald Durand, Etzer Vilaire, Jean Brierre, René Depestre, Carl Brouard, Roussan Camille, Jacques Roumain, Saint-Aude et Léon Laleau ne font pas exception à la règle.

Comment en tant que jeune, tu juges tes aînés des années 40, des années 60? Et quels sont parmi eux tes préférés?

Mes aînés des années 40 ont beaucoup travaillé pour le bon renom de la littérature haïtienne. Quand je suis ailleurs, à l'étranger, et bien souvent au Canada, et qu'on me parle d'eux, je me sens avoir "la poésie dans la peau".  Et quand je parcours une "anthologie" venant de l'extérieur et qu'on les cite, cela m'excite à écrire davantage.

En ce qui concerne mes aînés de années 60, je les admire. Et pourquoi? Quand le Dr. Pradel Pompilus a crié du haut des pavés: "À qui Jean Brierre et Léon Laleau remettront-ils le flambeau?" Toute une pléiade de jeunes s'était présentée au devant de la Muse.  Quoi de plus encourageant!

Parmi eux, mes préférés! Je les ai déjà cités. Ah oui, pour les années 40, René Depestre, Jean Brierre, Jacques Roumain (en tant que romancier et poète), Roussan Camille et Carl Brouard ont fait ruisseler mon cœur d'altruisme et d'espérance. Et à ceux des années 60 (René Philoctète, Franck Etienne, Anthony Phelps), j'envoie toutes mes félicitations.

As-tu trouvé correcte l'expression "Génération de Vertige" que nous avons lancée en littérature haïtienne et dont les vues sont développées dans "Regard sur la littérature haïtienne" et dans les "Dix Nouveaux Poètes et Écrivains Haïtiens" de Christophe Charles?

C'était plus qu'exact. Et j'aimerais bien complimenter l'auteur de cette appellation. Mais cette "Génération de Vertige", elle existe encore.

On prend plaisir à dire que je suis maître en images, et Roland Thadal a même souligné dans le journal Le Nouveau Monde que je suis un "Maître ès Images". Cela m'a fait grand plaisir à savoir que je n'ai pas travaillé en vain.  Mais je voudrais quand même faire comprendre à la critique qu'à travers mes images il existe une certaine toile de fond.  Ma poésie n'est pas essentiellement "acte gratuit et esthétique du verbe". Un certain message s'en dégage. Car je me place (comme on le dit) aux carrefours du Spiralisme et du Pluréalisme. Les palpitations du monde moderne ainsi que l'art plastique m'entraînent dans leurs courants créateurs.

Comment trouves-tu Dézafi et Pèlin-Tèt de Franck Etienne?

Dézafi et Pèlin-Tèt: c'est une première pierre lancée à l'homme pour empêcher la zombification de l'existence et un message livré (non codé) aux compatriotes de la diaspora "pour que le jour se lève sur la rosée". En somme Frankétienne, il voit et va loin.

Quelle vision accordes-tu à L'Ardent sanglot de Christophe  Charles?

C'est un beau livre. Mais, je dois censurer cette question juste pour faciliter la bonne marche d'un des textes que je compte publier à son sujet.

As-tu déjà lu Teberli ou ma nuit, Les chants de Jam et Au firmament de l’âge de la collection SAMBAS Caraïbéens? Et voudrais-tu nous dire comment tu as approché au moins deux de ces trois  textes?

Je regrette. Je n'ai rien lu à propos de l'auteur de Teberli ou ma nuit et je compte "quam  celerrime" combler cette lacune.

La poésie féminine d'Haïti ne t'intéresse-t-elle pas? Parmi nos femmes-écrivains, quelles sont les figures qui ont vraiment retenu ton attention?

Oui, elle m'intéresse et pas moins que Christophe Charles. En effet, les figures qui ont vraiment retenu mon attention sont celles de Marie-Ange Jolicoeur, de Janine Tavernier et de Marie Chauvet (en tant que romancière).

Enfin, il nous revient de te présenter tous nos compliments pour ton amour des choses de l'esprit en ce siècle si matériel. Nous comptons sur toi pour une rencontre avec d'autres jeunes à qui nous réservons d'ailleurs une large place dans notre revue. Du courage dans la carrière poétique, de la chance dans le domaine journalistique et du succès dans tes études de médecine.

Merci bien Jules André Marc et à bientôt.

Port-au-Prince, Haïti (W.I.)
27 janvier 1980

Viré monté