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De Port-au-Prince à Ouanaminthe: le film d'une odyssée démesurée

Saint-John Kauss

De l’Aéroport Pierre Elliott Trudeau (Montréal), je grimace et rentre pour la seconde fois au pays, trois ans après le tremblement de terre du 12 janvier 2010. De ce paysage absurde d’acier et de fer forgé, je revois ma première tournée de la fin des années ’90. J’ai tourné en rond, janvier 1999, à la rencontre des dieux d’alors. À l’Aéroport Maïs Gâté de Toussaint Louverture, je fis face aux vieux carrousels des années ’60. Les murs salis de notre aéroport me rappelaient l’Afrique d’antan, l’Afrique des bimoteurs, l’Afrique des Mobutu, Nkrumah, Sékou Touré, Lumumba, Mandela, Senghor, Kadhafi et autres curiosités du genre humain. Les agents de l’ordre, un peu timides et honteux après tous ces coups d’état, rendaient finalement service. Arrangement des lignes avec souplesse. Les enfants et vieillards devraient traverser la ligne d’arrivée avant toute chose. Car nous étions des choses.

J’ai enjambé, en ce jour-là, tant de mendiants qu’il m’eût fallu pleurer avant de sortir de l’Aéroport. Comment les dirigeants d’alors ont pu laisser le pays se dégrader autant? Des mendiants de tous âges. Petits, grands, maigres, vieux, jeunes, chauves, paraplégiques et borgnes. Distribution de dollars verts, sourires d’aimés, et les  poches ont été vides dans l’espace d’une goutte d’homme.

….
toutes les villes ont leurs histoires de sang
de sel frais
de carnavals aux fûts des arcs-en-ciel

toutes les villes ont leurs histoires d’hommes libres
des mots à dire sous la fumée des cigares
des femmes de paille consolatrices des douleurs
des victoires remémorées au salon du souvenir
des hommes en guerre sans fin dans leurs misères
et des remords quelque part dans le cœur
toutes les villes ont leurs rues d’enfants inanimés
des blessures noyées dans le fond des nuits
des amis disparus à l’orée des étoiles résignées
des fiancés trahis jusqu’à l’humiliation suprême

……….
toutes les villes ont leurs histoires de deuil
deuils et mélancolie dans les limbes de la terre
d’hommes bouleversés vers les mélasses du quotidien
de mains mouillées aux ancrages des paquebots
de marins et de marchands d’opium aux racines de l’oubli
de navires pleins de filles amoureuses qui rêvent de paradis sur terre
deuils de pluie glacée aux sept plaies de l’Égypte
ô lait blanchissant mon âme contre tout fruit défendu

………….
histoires d’éternels passagers contre le temps
vagues d’une égale naissance
voyageurs souverains de chaque matin masqué du soleil
de chaque jour
de chaque feuille morte du bout des doigts
de chaque enfant
de chaque homme libre privilégié sans fin
à qui il eût fallu à grands pas
la haute délivrance des jours sans elles
les villes qui pleurent aux limons des vacarmes
                                                (Villes, 25 juillet 2005)

Sur la route de Delmas, je dirigeais mon regard vers les terrains vides du temps de mon enfance. Aucun enfant qui joue. Les enfants ne jouent plus. Car les bidonvilles et les chimères sont les seuls êtres vivants et vivables de l’île. Les anciens Haïtiens de mon enfance, ils sont tous partis pour l’exil choisi ou imposé. Il suffit d’une vingtaine d’années pour vider un pays, mon pays. New York, Caracas, Montréal, Mexico, New Jersey, Paris, Pointe-à-Pitre, Santo Domingo, La Havane, Lima, Quito, Santiago, Miami, Chicago, ont tout gobé et digèrent les restes de l’Haïtien.

Je ne reconnais plus la route de l’Aéroport. J’ai demandé si «La Saline» existe encore. Aucune différence, ne m’expliqua que le chauffeur. Ici, de nos jours, tout se ressemble. Depuis quand? Je me tais instamment, le temps de respirer ce mauvais air, de saluer cette mauvaise aire qui me tourmente tant. Car nous circulions par  la «Cité Militaire», la cité des bandits et désœuvrés provenant de  la «Cité Soleil» en marge de passation d’une classe à une autre, d’une base à une autre (Zenglen nan baz, Bredjen). Question de grimper l’échelle sociale, leur échelle sociale.

J’ai reconnu, en passant devant la maison d’enfance du colonel Michel François, l’hôpital OFATMA d’à côté, de cette région autrefois militarisée par habitant. De grands espaces des dimanches, des rues vastes par rapport à celles de la Cité Saint-Martin (Delmas 3 et 5). Là-bas, en arrière de ces rues, une ravine et des arbres de toutes espèces. Aujourd’hui, une bidonville qui relie l’aéroport, la route et les trois cités. De ces habitants, je me rappelle de – Aderbal Lhérisson, les majors Romulus, Mondé, Jean-Joseph Delva, Israël, Sainfilus François, Désarmes, Fénelon, Albert Pierre, Sauval et Toussaint, lieutenant Mérisier Geffrard, Jean-Claude Siméon, Arsène et Anne Auguste, Carlo Brévil, Jean Casimir, lieutenant Pacot, les Montlouis, Père Atys, Pasteur Nérée, Clarel Métellus, Serge Justafort, Philippe Dalembert, et autres célébrités du genre musical comme le groupe Les Ambassadeurs.

….
quartiers célébrés dans les rumeurs d’hiver        Ô quartiers d’amusés dans la rumeur des veuves et orphelins
de cette ville ignorée aux légers cœurs d’enfants retardés dans les coulisses du poème       Ô quartiers de rebelles aux gestes d’adolescents sombres d’épopées
…..
célébrées ces voix dans la nuit pleines de mots / de joies crépusculaires           la  poussière des tombeaux sur le lit des croque-morts / gérants dans les moments  de supplice que franchit  l’aimante
retombées ces voix et ces fleurs que nul n’ignore dans le vagabondage des espaces de la chair / chère avant l’aube bienheureuse de l’orgasme d’hommes et de femmes nus entre mes mains / entre nos mains insolites comme s’il fallait pleurer
…………
quartiers colorés dans les rumeurs d’enfants venus de nulle part
Ô quartiers d’amusés illuminés dans la détresse d’adolescents
aux mains de faussaire
quartiers de rebelles qui disent les vérités de l’immigré
quartiers de suppliciés et de noirs justiciers
aux mains habiles dès la naissance
……

                                                                                           (Quartiers, Montréal 2006)

D’un coup d’œil, j’ai balayé la ville d’en haut, lieu de ma première bécane, ruelle de mes courses à pied jouant aux pompiers, gendarmes et policiers. Nous descendîmes cette pente de la cité militaire pour nous retrouver près de la HASCO, cette compagnie sucrière autrefois célèbre. Le son des six heures qu’elle dégageait, le vrombissement énorme de ses annonces de relâche nous faisait, enfants, crier au souper et rentrer à la maison.

Nous arrivâmes à la nouvelle «Saline» qui se confond avec le «Bicentenaire», autrefois beau milieu de Port-au-Prince. Que sais-je de toutes ces rencontres dans les bars et chics restaurants de cette vaste région bourgeoise d’autrefois? La traversée m’eut été difficile s’il n’y avait pas mon père, à me consoler de tout ce qui m’intrigue. À  Martissant, cette eau puante qui n’aura de cesse que dix ans plus tard. La route de Carrefour et ses camionnettes colorées, ses blocus, ses cabarets et ses putains. Petit, je rêvais des lampadaires, néons et pluies d’étoiles de Martissant, Lamentin et Mariani.

Installé à Lamentin 54 (Carrefour) chez mon père, je ne sortais jamais que pour dispenser mes cours à l’Université Quisqueya. Force de vous dire que des jeunes filles passaient, repassaient et s’offraient. Des vieilles femmes pour rendre service; des inconnus, malades, pour un repas de tous les jours. En Haïti, c’est le résultat qui compte (Zenglen, Rezilta). Des voleurs s’assoient à la Télé, expliquent le résultat de leur forfait. Et ce, dans tous les milieux. Sans oublier les assassins (ex.,  Zenglendos), les hougans et autres silencieux du genre inhumain qui font la pluie et le mauvais temps dans le pays.

J’ai vécu quatre à cinq ans dans ce bordel, et j’y suis retourné en 2013. Le tremblement de terre. Mission impossible? Oui, j’ai failli mourir le 12 janvier 2010 puisque je devrais rentrer le 13 janvier, aéroport JFK, 9:00, am, pour un rendez-vous littéraire (Étonnants voyageurs du 14 janvier 2010, Hôtel Montana). L’écrivain Anglade y passa (décès). Et depuis lors, ma vie a changé. J’ai ainsi pris la résolution d’être plus près de cet Être erratique, cette Nature suprême qui protège ma base, soit ma famille et ma progéniture. Mon père a 85 ans, et ma mère 75. Je suis le premier missionnaire de la famille. Et j’y vis et travaille, à et pour Ouanaminthe, le bastion de mes ancêtres, côté maternel. Que l’Éternel me soit davantage!

(à suivre)
                                                           

Viré monté