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Pourquoi je suis écrivain?

par Saint-John Kauss

(à Marcien)

Le momentum de l’écrivain est à ses débuts, comme celui de l’écriture, quelque chose qu’on ne peut pas peser, ni codifié, voire le placer dans le temps qui, depuis Einstein, est mouvance. Mouvance de l’écrivain qui possède possiblement dans ses gènes l’allèle dominant la possibilité de l’écrit. Si je me rappelle comment, je ne saurais dire depuis quand l’idée de la liberté du créateur, cette liberté qui n’est autre que le plaisir de vivre différemment, de se divertir au moyen d’une langue à manipuler, bref de changer sa réalité et, probablement, la réalité des autres, m’est apparue. Cette étape, paraît-il, a toute son importance quand il faudra étudier l’œuvre d’un auteur et faire le parallélisme entre l’Être et le non-Être, c’est-à-dire l’écrivain et son ombre, ou plutôt l’homme et son œuvre.

Comment et pourquoi je suis écrivain?

Je suis surtout poète, non par choix mais par répit. Besoin de l’extraordinaire, de l’imaginaire, besoin d’éviter la folie des petits. Enfant, à mon avis, j’étais dépressif sans le savoir. Les enfants haïtiens, surtout de nos jours, sont dépressifs sans le savoir des parents. Je fus cet enfant-poète, le petit qui aimait lire et qui ne voudrait pas être grand. Psychologiquement,  j’étais différent des autres. A l’école de Jean-Marie Guilloux, vers l’âge de cinq ans, j’étais le petit qui observait et qui aimait les médailles et récompenses des Frères de l’Instruction chrétienne (FIC). Des récompenses! Toujours des livres, de Bob Morane à Guy des Cars. J’aimais Bob Morane pour ses aventures, alors que Guy des Cars me travaillait le cerveau avec ses romans tout simplement écrits, mais ouverts sur la psychologie féminine. Des filles à l’époque,  je n’en avais cure jusqu’à l’université. Encore à cause de Guy des Cars, car je ne digérais pas la félinité des femmes et j’avais peur. Toute cette œuvre sur les femmes, de La Tricheuse au Sang d’Afrique, que de subtilités, que de fantaisies féroces mais érotiques. Arrivé au secondaire jusqu’au baccalauréat, il fallait grandir tout en lisant assidûment Villon, Ronsard, Racine, Lamartine, Hugo, Baudelaire, Rimbaud, Verlaine, Mallarmé, et plus tard certains philosophes grecs, français et allemands tels que  Socrate, Platon, Aristote, Camus, Sartre, Nietzsche, Kierkegaard et Heidegger. Et beaucoup plus tard, Hölderlin, Gongora, Paul Claudel, Perse, Valéry, Paul Éluard, Aragon, Senghor, Césaire, et les surréalistes.

Je suis surtout poète par l’absolue sensibilité ressentie. Je fus cet enfant qui, du haut des monts et vallées de la région de Delmas, à Port-au-Prince, regardait la mer. Je fus obsédé par cette vastitude qui ne rimait à rien devant moi, à l’époque. Mais plus tard, j’ai compris que tout s’en va vers la mer, et que celle-ci rejette également tout. Ce processus de va-et-vient qui m’enchantait et qui m’enchante encore aujourd’hui, a soulevé depuis lors, depuis cette Connaissance, depuis le fruit défendu des questions, un questionnement: Le Poète reçoit-il et repousse-t-il à son tour l’Univers?

D’entrée de jeu,  je considérais le Poète comme quelqu’un de différent, qui diffère puisqu’il est Voyant, Être occulte et Maître des mots. Le poète doit être un Être d’humilité publique, une lumière dans l’allée de l’imagination et du rêve. Être omniprésent dans les mots et dans sa propre fatalité, le poète errant et nomade, multiple et fidèle à la vie, perpétue à jamais la nativité des hommes en pleine reconnaissance. Je ne saurais oublier ma belle histoire d’amour, ma relation avec la poésie. Car sans l’écriture, sans la poésie, sans la littérature, plusieurs écrivains seraient morts de solitude et de dépendance. Dépendance de l’un envers l’alcool et les narcotiques (Carl Brouard et Magloire Saint-Aude). Dépendance de l’autre envers la latitude des grands espaces et des dimensions non autorisées (Frankétienne).

Je fus cet enfant, disais-je, d’une rare sensibilité parcourant les lignes de chaque main retrouvée, entendant le bruit de chaque battement de cœur, caressant chaque après-midi donné les cheveux de ma mère, manipulant ses longues tresses au-delà des marges de mon cahier d’écriture. Jusqu’au Nord du pays où mes ancêtres bots s’étalent allongés dans les caves parentales, je les imaginais poètes et narrateurs, conteurs et alchimistes du verbe aux interprétations multiples. Les gens ne comprennent jamais ce que le poète a voulu écrire et dire. Dire du poète, désir dans l’absolu, descente aux enfers des bibliothèques et du savoir.

La bibliothèque familiale, c’est mon père qui l’eut inaugurée. Militaire, il aimait l’écriture et les livres comme des pendules sacrées. Chose étonnante pour un militaire sous le gouvernement des Duvalier. Ma grand-mère paternelle, Léonie, l’avait initié dans l’écriture; d’où   son nom LUC tiré de l’Évangéliste du Nouveau Testament. C’est cette même grand-mère qui m’a appris à lire convenablement au moyen de son Chants d’Espérance. Elle était très chrétienne, ma Léonie, rosaire et poétesse dans ses mots et ses refus à mon père d’être le bourreau de son œuvre censurée, c’est-à-dire nous, sa progéniture.

J’appartiens à cette génération qui n’a pas d’époques fixes, époques lentes fixées sur des cadavres d’opposants et des poètes malheureux, tigés comme des épingles à petites têtes. J’appartiens à ces maux de la terre qui bêle sans s’occuper des mortels. J’appartiens, dirais-je, à cette humanité pleine d’illusions et de désespérances.

DESTINÉ À LA POÉSIE

Le destin, s’il existe, m’a choisi pour la Poésie. Depuis mon jeune âge, je fus toujours versé dans l’équivoque, le non-dit, le surplus, l’archidoxe, pour ainsi dire l’ombre effacée des lignes d’une rédaction. Rédiger un texte, une nouvelle, un roman, un poème, voilà ma gloire d’être toujours à l’affût des va-et-vient du temps, sans s’occuper de l’espace, mon espace qui n’était pas si grand. Enfant, puis adolescent, j’habitais les Cités Saint-Martin de Delmas. Je me rappelle encore de mes grandes randonnées au-delà de la Route de l’Aéroport jusqu’au village Lamothe à l’époque dénudé. A la Cité Militaire d’où je retrouve toujours mes premières mémoires disparues,  j’ai souvenance d’une famille de grimauds qui habitaient le quartier. Ils furent nos voisins les plus proches. La famille François des Gonaïves, de Sainfilus (père, officier de la garde présidentielle) à Michel François (le putschiste), n’avait rien  en elle qui la prédestinait à la folle aventure que l’on sait. On ne joue pas, dans notre pays, HAITI, avec le présent qui est source intarissable de pouvoirs et de richesse. On peut plaisanter avec le passé, l’embellir à répétition. On peut aussi forniquer l’avenir. Mais le présent est synonyme de tout, morts sans préjugés d’aucuns, top-modèles de tous poils qui font la queue à la belle étoile au seuil de ta maison.

De telles images, tant de séquences filmiques, portent l’enfant que je fus à grandir plus vite que d’habitude, plus réveillés et excités les synapses du jeune cerveau en action. La poésie était là dans les ruelles du quartier aimé, et la narration au rendez-vous des écoliers qui revenaient des longs congés pascals. La sœur de Michel François ou celle de mon ami Hérold Papillon était peut-être de celles qui m’ont fait perdre le nord de mes angoisses des femmes de Guy des Cars. Mes os n’ont pas cessé de pousser quoique mes parents aient déménagé pour la 2e Cité Saint-Martin, autrefois quartier huppé pour les officiers et notables du Pouvoir en place. On avait cette fois-ci comme voisins un fou duvaliériste qui travaillait à la HASCO et les Alfred à notre droite. Juste au-dessus de nous, l’officier Mérisier Geffrard et famille nous tenaient compagnie dans les moments les plus difficiles. Celui-ci, parrain de mon feu jeune frère Mario, a été virtuellement fusillé par François Duvalier. La cause profonde? Ce subtil refus de saluer correctement le colonel Jacques Gracia, chef de la garde présidentielle des années soixante à quatre-vingt. Complexé, Mérisier Geffrard préférait la compagnie des officiers sortant de l’Académie militaire comme les Dominique, Tassy, Coicou, Régala, Vallès, Romulus, Namphy, Avril, et consorts. Lors d’un faux-vrai coup d’état concocté par François Duvalier lui-même, un nom a été ajouté à la liste des officiers à emprisonner et fusiller, celui de Mérisier Geffrard. Ce dernier a été accusé d’être le fournisseur en argent desdits putschistes. Et pourquoi? Il leur passait de l’argent sans reçu évident, alors que son propre compère et voisin, Luc Nelson, avait des preuves de ses prêts auprès de lui. Mais le colonel Jacques Gracia qui l’avait amené au Palais national en tant que son «Sergent», pouvait le sauver; ce qu’il a omis de faire par vengeance.

Tout jeune,  j’ai été amené en vacances à Grande-Rivière du Nord, village de Mérisier Geffrard. Son père étant malade, il avait été dans ce merveilleux coin d’eau pour le voir une dernière fois. J’ai vu mourir son père, et ce fut  mon premier cadavre de mes yeux vus. Mérisier n’avait qu’un seul enfant, Claudel, et je fus officieusement adopté en tant que second. À sa mort et dans les conditions expliquées, tous les biens des Geffrard ont été saisis. Claudel a été pris en charge par la famille de sa mère, des mulâtres de Miragoâne. Ce fut ma première séparation consciente avec l’amitié dans l’enfance.

Si les thématiques de la disparition, de l’enfance, de l’amitié ou de l’amour, de l’errance et du pays torturé, apparaissent dans mes œuvres, ce n’est pas au hasard des mots ou de l’écriture affrontée. C’est le parcours normal de ma psyché ou du pathos évoqué de mon enfance. La poésie, ce  fluide magnétique, manifeste souvent ses besoins par autosuggestion, pas trop loin du subconscient électif. Tous mes poèmes, malgré leurs flots d’images ramassant l’essentiel, gesticulent pour les besoins de la cause humaine. Je n’éprouve aucun malaise sérieux quand il s’agit d’aventures poétiques et littéraires.

PAR CONCESSION D’ELLE-MÊME

Suite à cette horrible représentation théâtrale de l’enfance, nous avons changé de logis. Toujours dans le même quartier, nous avons déménagé pour une plus grande maison. On dirait que le temps s’est estompé en Haïti. Ce n’est plus ce temps que j’ai connu. Il est vrai qu’à l’époque de mon enfance, les journées étaient plus longues et les adultes plus grands. De nos jours, ces derniers sont plutôt maigres en termes de gras apparent et moins instruits. On n’entend plus le français parlé, ni les vieilles institutrices d’autrefois. Comme animatrice de mon enfance, et bien avant les Frères de l’Instruction chrétienne (FIC), les Frères bretons de Jean Marie Guilloux,  j’ai eu mademoiselle Dèdette, belle espérance au-delà des apparences. Grâce au savoir précis et à la bonne conscience de cette dame bien élevée, mon admission était garantie chez les FIC. De la septième au certificat d’études primaires, toute une panoplie de formateurs excellant dans toutes les matières, et me voilà désormais prêt pour le secondaire.

Ce passage chez les Frères a été décisif dans ma formation littéraire. Sans le savoir, j’allais acquérir une certaine manie des mots et des phrases absolument merveilleux. Précipiter le réel par la voie de l’imaginaire: Le surpluréalisme. La Poésie était déjà à ma portée pour être plus tard largement distribuée dans les Annales de l’histoire du réalisme magique. Tous ces événements de mon enfance ou de ma vie m’auront permis de rester en direct avec le réel tout en terrassant la langue et ses mobiles.

Le jour de ma première communion, j’ai reçu une bicyclette verte en cadeau de ma mère. Et un dollar américain, mon premier, de Monsieur Charles, un civil armé qui circulait dans une Buick décapotable noire qu’il faisait danser. Au beau milieu de mon patelin, il y avait le terrain de soccer (présentement Stade Dadadou) où les équipes «Bacardi» et «Victory» venaient chaque samedi s’entraîner. Dans une dynamique à n’en plus finir, le Big Band «Bossa Combo» racolait ses musiques et son premier disque chez l’hôte Fritz Romulus. Et de l’autre côté de l’autoroute de Delmas, en arrière de l’Église Baptiste des Cités du Pasteur Nérée, il y avait «Les Ambassadeurs» et les frères Ménélas. Enfant, je naviguais dans une sorte de «no man’s land», ayant droit que les adultes et franc-tireurs de tous poils. Mes petits amis d’alors, Clarel Métellus et Claudel, étaient les jeunes représentants d’une classe qui allait naître en échange de tout ce qui empêchait la progression normale de l’Haïtien.

Fin des années ’60. Et ce fut la dictature dure de François Duvalier. Formation de la Garde présidentielle et des Volontaires de la Sécurité Nationale. Arrestations arbitraires. Montages de coups d’État. Fuite des écrivains et des cerveaux haïtiens vers l’exil.  Saccages de la bibliothèque de Jean Price-Mars par des macoutes. Assassinat de l’officier Mémoreste, étalé par la suite derrière l’ancienne tribune du Champ-de-mars. Exécution sommaire de dix-huit officiers jugés coupables de haute trahison. Fuite d’anciens dignitaires du régime. Disparition physique d’anciens généraux mulâtres tels Kébrault, Merceron et Bouccicaut. Mise en scène de nouveaux généraux tels Constant, Breton et Gracia. Formation d’une nouvelle classe d’agronomes, d’ingénieurs et de médecins. Mise à bas des mulâtres. Multi-signature des livres du président: Œuvres essentielles, publiés en plusieurs tomes.  Mort certaine de François Duvalier.

Par communion avec moi-même, je descendais toujours mon tap-tap (taxi port-au-princien), quand je n’étais pas conduit et surveillé par le sergent Jacques, devant les magasins Henri Deschamps, au boulevard Jean-Jacques Dessalines. Je traversais vite la rue pour me retrouver plus tard en face des librairies «Action Sociale» et «Aux Livres pour tous». J’étais entiché des bandes dessinées, et, vers la troisième et la seconde, de Bob Morane et ses corollaires. Mais oui, tout a commencé par là, mes aventures dans l’imaginaire, le charme des après-midis sans fin  sur l’autoroute de Delmas, le triomphe de l’interdit, le cruel destin des écrivains en exil, l’imposture et le mensonge de ceux qui sont restés dans l’Île, l’arrogance et la brutalité du pouvoir en place, la sauvagerie des macoutes qui ont envahi la capitale, les poètes du régime (Carl Brouard, Gérard Daumec et Max Vallès), les femmes du régime (mesdames  Saint-Victor et Max Adolphe), le terrorisme d’État avec Clément Barbot, et les fous atteints du régime.

Parlant de fou, mon père a failli l’être suite à la mort de Mérisier Geffrard et à son transfert à l’Île de La Gonâve. Il avait choisi de fuir cette famille, ces gens qu’il aimait tant pour ne pas sombrer dans la folie. Trente ans plus tard, j’ai choisi inconsciemment la même tactique afin de fuir la folie furieuse de telle ou telle femme qui ne peut guère vivre sans argent et demeurer en compagnie des livres. Ces voyages ou ces fuites sont des aubaines. Vivre dans plusieurs pays, pour un écrivain ou un poète, est une chance. Pour faire sien le monde, selon le vœu des surpluréalistes, il faut l’examiner sous différents angles et plusieurs aspects. Il faut le visualiser dans tous ses univers. Oui, ces voyages dans le temps et dans l’espace-temps m’ont forgé un caractère unique que quiconque m’en voudrait. Depuis l’enfance, les événements m’ont créé un lieu où écrire. Et mon subconscient les a tassés quelque part, en attendant le geste prométhéen du grand dessein.

J’ai visité La Gonâve durant la Noël de 1967, et j’ai vécu durant des vacances dans la région de Mirebalais, à Lascahobas, tout près de Belladère. J’ai visité aussi Péligre, le grand barrage, une merveille. Mon père aimait nager et chasser les ramiers. Commandant de cette région à l’époque, il aimait se promener à dos d’ânes et de chevaux pour aller et nous montrer l’embouchure des fleuves Artibonite et Guayamuco à Thomassique, au-delà de la frontière dominicaine. Monts et merveilles, ces régions fantastiques et inaccessibles aux port-au-princiens que nous étions. À La Gonâve, j’ai connu la mer et les marins, surtout le capitaine Saintulmé que j’ai revu infirme, dix ans plus tard, victime de la magie des lieux. À Lascahobas, mon père avait remplacé les lieutenants Monestime et Chavannes, le premier fusillé par Duvalier, en tant que commandant de la place. Toutes les familles de cette région ont un lien commun de parenté. André Bosquet de Lascahobas fut le frère de Rosalie Bosquet (Mme Max Adolphe) de Mirebalais, et ainsi de suite. Les familles Morissette, Péralte, Saget et Joute, génétiquement responsables de toutes les maladies naturelles du Plateau Central, furent des métissés de rêve. Autant a gagné la Poésie infléchie dans l’imaginaire et dans le folklore quotidien de l’enfant. Le ronflement des camions qui passent à l’avant-jour. Le bruit des marchandes qui viennent des cantons et des mornes, comme des sauterelles. Le crépissement des moulins qui m’ont poussé tôt ou tard à lire Cervantès.

LE MONDE DES LITTÉRATURES

À la mort du président Duvalier en 1971, le monde haïtien s’est écroulé. Il fallait coûte que coûte trouver une solution, et ce fut son fils qui lui succéda comme par magie. Des purges et des transferts de toutes sortes ont eu lieu dans l’administration comme dans les Casernes. Et c’est ainsi que mes frères et moi, nous nous sommes retrouvés au fond des Cayes, en pleine amitié avec les Saliba, Nau, Constant, Malebranche, Condé, Télémaque, Ledan, Darbouze, Dimanche et Chalviré. On habitait la Cité des militaires à Gabion. Étudiant au Collège Saint-Jean et aspirant séminariste à Mazenod, je fus obsédé par la littérature française, et  surtout Victor Hugo. Bien qu’en classe de quatrième secondaire (1972-1973), j’aimais Hugo et Oswald Durand. Le professeur Jean Claude Jean-Baptiste nous les faisait lire. Il aimait aussi le romancier Alexandre Dumas. Le Père Constant, notre directeur; le Père Fontus et le Père Daudier; tous d’excellents éducateurs. Que dire du docteur Prophète où je fus placé en pension après transfert de mon père. Sa grande bibliothèque de médecine au grenier était tout indiquée. Si grâce à ces prêtres-oblats, j’ai commencé à respirer l’haleine des ouvrages de haute littérature, mais c’est en modelant le docteur Prophète que j’aurai choisi la recherche et la médecine.

J’ai commencé à broder quelques motifs en poésie quand soudainement disparaissait la revue SPES (du latin ESPOIR) du Collège Saint-Jean des Cayes. La même année, le nouvel ordre de transfert de mon père pour le Cap-Haitien était arrivé. J’ai laissé Les Cayes, comme un voleur, la nuit, pleurant les nouvelles amitiés et surtout mon ami et frère des grands chemins, Bueno Garcia que je n’ai jamais revu. Celui-ci m’épaulait dans toutes mes mélancolies d’adolescent suite aux problèmes de divorce de ma mère avec mon père devenu intolérable.

A mon arrivée au Cap-Haitien, été 1973, je revoyais de mémoire la traversée de cette ville par feu Mérisier Geffrard avant 1967, ainsi que mes autres tournées estivales en compagnie de mon oncle maternel l’inspecteur,  puis le député Éberle Berthold. Et c’est ainsi que, avant la lettre,  j’avais une idée puérile de cette ville ainsi que de ses environs, en l’occurrence Quartier-Morin, Terrier-Rouge, Trou-du-Nord, Ouanaminthe et Fort-Liberté. Au Trou-du-Nord, j’ai connu les «jardins» de madame Paul aussi bien que la famille Laroche de la rue principale. J’ai su goûter à la vie de province (et de campagne) en dégustant les mangues du Nord aux goûts spéciaux. Mes bains de rivière, surtout ceux du Trou-du-Nord et de Ouanaminthe, avaient porté chance puisque, retourné à Port-au-Prince, je n’étais plus le même adolescent de l’école.

Au Collège Notre-Dame où j’étais dans les classes d’humanités (1973-1975), je fis la rencontre d’hommes beaucoup plus avancés intellectuellement que quiconque. Les Révérends Pères de la Congrégation Sainte-Croix, dénommés Marcel Bédard, Yvon Joseph, Réal Charlebois, Jacques Lajoie alias Toricelli; les étudiants Jean-Vilfort Eustache, Irnel Jean ou Éléazar, ont été tous des demi-dieux tombés du ciel. Que sont-ils devenus? Comme à l’accoutumée, mon père, depuis le Palais National, ramassait tous les livres trouvés pour les faire signer par Michel Aubourg, Gérard de Catalogne, Jean Price-Mars, Jacques Roumain, François Duvalier, Thimoléon Brutus, Gérard Laurent, Jean Fouchard, Roger Gaillard, et même les livres d’Aimé Césaire. C’est ainsi que j’ai géré pendant  plus de trente-cinq ans une dette envers l’Ancêtre, je nomme Aimé Césaire.

En classe de seconde, j’ai ramassé mes croquis et motifs poétiques  des Cayes, et j’ai continué à rédiger mon premier livre tant rêvé. La revue Le Petit Samedi Soir faisait connaître les jeunes auteurs d’alors. J’y ai pris donc connaissance de René Philoctète et de Ces îles qui marchent (1969 et 1974), de Christophe Charles et de son Désastre (1975), de Pierre Clitandre et de Dany Laferrière, tous deux journalistes. J’avais présenté mon cahier d’écriture au révérend Marcel Bédard, censeur attitré, et ce fut le coup de foudre. Satisfait de mes écrits, il m’avait passé un livre de Sartre, Le Mur, que j’aurai gardé jusqu’à présent.

J’ai eu la chance de côtoyer au Cap-Haïtien deux autres auteurs qui m’auront fait grâce de leur amitié. Le premier était photographe de profession: René Vincent. Le second était militaire: Éric B. Lamour. En 1997, à Port-au-Prince, j’ai été voir le colonel Lamour et lui apporter mes livres, et il n’en restait rien, juste les os et la peau. Une maladie dégénérescente l’avait cloué au pilori sur une chaise, aveugle, infirme et sans âme. Le plus beau cadet de sa promotion était pratiquement défiguré et laid.  Et ce fut également  au Cap-Haïtien que j’avais lu par hasard Jean Joseph Vilaire, Claude Vixamar, Gérard Vergniaud Étienne et Yves Antoine.

BOUILLON D’ÉCRIVAINS

En 1975, je suis retourné à la case de départ, à la seule ville que j’ai  connue vraiment: Port-au-Prince. Mon père étant transféré par abstraction dans la région de Hinche, à Cerca-La-Source,  je résidais chez mon oncle Berthold, à l’ancienne maison de Delmas, notre maison d’enfance. Après trois ans à parcourir et traverser tous les ponts du pays, comment ne pas l’aimer? Tout m’obligeait à être soldat, officier de l’armée haïtienne, et pourtant je voulais être prêtre par souci des autres.

J’ai débuté mes cours pour les examens du Baccalauréat I (1975-1976), et, sans y être vraiment au Collège de l’Impasse Lavaud, j’ai réussi, haut les cœurs, l’examen officiel. Et suite au Baccalauréat II, de la section C,  je fus admis en médecine. Durant ces deux années, ce furent des lectures assidues d’auteurs haïtiens de tous les temps. Les nouveaux comme les anciens ont été passés en revue. Au Cap-Haïtien ou aux Cayes, c’était la France ou le Canada qui primait dans les ouvrages  à lire. Par contre à Port-au-Prince, je me sentais si haïtien avec les Durand, Coicou, Sylvain, Vilaire, Depestre, Brierre, Roumer, Brouard, Philoctète, Fignolé, Franck Étienne, Dougé, Anthony Phelps, Fardin, malgré les examens du Bac. à la française. Des rencontres avec tout un bouillon d’écrivains, soit à l’Institut Français, au Champ-de-Mars, ou à l’avenue Magny chez Christophe Charles. Adyjeangardy, Marie Marcelle Ferjuste, Marie Laurette Destin, Kern Grand-Pierre, Harry Duvalsaint, Dominique Batraville, Pierre-Richard Narcisse, Louis-Philippe Dalembert, Richard Brisson, et plus tard l’Honorable Alix Damour et ses surpluréalistes.

Encore trois ans de contact avec l’écriture et les jeunes écrivains de l’époque. Des échanges de pages de poésie jusqu’aux arrestations par le colonel Valmé de tous ces poètes qui renouvelaient l’idéal des écrivains des années ’60-70, plus tôt exilés. De 1975 à 1980, ce furent des années d’étincelles poétiques, des journées de lumière dans l’allée du rêve du jeune haïtien. Les publications d’œuvres fortes comme Ultravocal et Dézafi (Frankétienne), de Mon pays que voici (Anthony Phelps), de Idem (Davertige), de Textes interdits (Serge Legagneur), pour ne citer que ceux-là,  ont beaucoup aidé à honorer le portrait de l’Haïtien, surtout en exil.

Janvier 1981: me voici à Montréal en tant que migrant, pour des études de biologie et de médecine. Inscrit à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), j’ai entamé l’une des études les plus sérieuses de ma vie. La haute science était à ma portée, et j’en ai profité malgré quelques soubresauts de racistes cachés ou voilés qui ne pouvaient pas admettre l’inconcevable. Entre temps, j’ai publié des plaquettes qui annonçaient et reflétaient en tout sens le Surpluréalisme. Cette étude des sciences biologiques m’aura aidé à mieux cerner le mouvement littéraire dont je fus le co-fondateur. Oui, les voyages nous aident et nous remplissent l’esprit. D’autres visages, d’autres lieux, d’autres écrivains à connaître et à faire reconnaître.

On dit souvent que c’est par les femmes qu’on peut apprendre d’un pays. Je dirais aussi par ses écrivains. Je m’étais mis à respecter les Québécois non pas par la femme, mais par les écrits de Pierre Vadeboncoeur et de Victor Lévy Beaulieu, par la poésie de Gaston Miron, de Yves Préfontaine, de Paul-Marie Lapointe et du jeune Paul Chamberland, par les essais littéraires et quasi-religieux de Fernand Ouellette, par les romans d’Hubert Aquin et de Réjean Ducharme, et par la prose abrutie du Dr Ferron.

À la chute de Jean-Claude Duvalier, je devrais rentrer au pays pour aider au remaniement de l’éducation en Haïti. Mais ce fut le bordel généralisé. De coups de force en coups d’État, me voilà exilé sans le comprendre; et ce fut le début de ma grande tragédie en terre américaine. Devant le fait accompli, j’ai entamé alors à l’Université de Montréal des études de doctorat (1988-1993) en recherches biomédicales (nutrition, biochimie) dans le but unique d’apporter cette science infuse là-bas à mes compatriotes. Parallèlement, j’avais inauguré une série de publications chez Humanitas, depuis les Pages fragiles (1991) jusqu’à L’Archidoxe poétique (2008), et finalement la fermeture de l’édition en 2010. Que de textes scientifiques ou médicaux lus en cinq et dix ans! Que de manuscrits et tapuscrits déposés dans des tiroirs et dans des boîtes!

Mon doctorat soutenu et obtenu avec brio devant un jury inconnu à l’Hôpital Notre-Dame, je me ferai engager à Louis-Hyppolite Lafontaine. Durant quatre ans, j’ai travaillé sur la manie, la dépression et la schizophrénie, sous la supervision d’un des plus grands savants canadiens : le docteur Guy Chouinard. Homme de petite taille, mais d’une ambition et d’une honnêteté sans égale, j’ai publié avec ce chercheur les plus grands articles de ma vie. De ce fait, j’ai provoqué la foudre et la jalousie de nos confrères haïtiens et québécois; et de complots en complots, il aura fallu que chacun fasse son chemin pour le bonheur et la bonne marche du Centre de recherche Fernand Seguin où l’on travaillait.

Toujours, il ne me restait que la littérature et la poésie pour sauvegarder l’équilibre de ma vie. Je ne puis et ne pouvais fonctionner sans elles, à moins d’être mort ou inconscient. La littérature étant devenue une drogue pour mon pauvre esprit, deux femmes m’ont laissé tomber, avec regret plus tard, pour ma passion délibérée de cette affirmation traumatisante qu’est la littérature. Je recherche encore l’œuvre magistrale, la «pierre philosophale». Que tout le monde s’en aille alors loin de ma discrétion exceptionnelle des choses de la vie!

……………
Par concession d’elle-même, Haïti est morte. Tout a été privatisé, le corps et l’âme du peuple. Aucune trace d’étudiants des classes de Rhéto et de Philo sous les lampadaires par manque d’électricité. Partout des bidonvilles, des couloirs et des ruelles à n’en plus finir. Où sont les touristes, depuis 1986? Les Haïtiens savent maintenant qu’ils sont mortels; mais ils tiennent, paraît-il, pour acquis que le pays est éternel. Malgré le tremblement de terre du 12 janvier 2011, aucun signe d’affaissement moral ou de changement, de remontée spirituelle ou de honte de soi-même. Trop de crimes dans un si petit pays, mon pays, depuis son Indépendance.

Laval, 18 juin 2011

 Viré monté