Potomitan

Site de promotion des cultures et des langues créoles
Annou voyé kreyòl douvan douvan

Dans La Pierre-Monde

par Patrick CHAMOISEAU

Village des poitiers
Rue Case-Nègres, Musée du Village des Potiers, Martinique. Source.

Dans la mondialisation qui nous happe, les cultures du monde éprouvent de manière massive et accélérée ce qu'elles ont toujours connu de manière plus lente et parcellaire: le mélange interactionnel et transactionnel de leurs composantes. Cela entraîne des conséquences incalculables sur deux notions qui aident les hommes et les peuples à vivre entre eux: sur la notion de culture elle-même, et sur celle de l'identité. Pour bien comprendre, le mieux est de commencer par le commencement. Du moins, par ce qui pour nous – aux Antilles, aux Amériques – fut le commencement: je veux parler de ce génocide qu'a été la Traite négrière.

La découverte des Amériques sera ce moment où Christophe Colomb, découvrant ce qu'il appelle le Nouveau Monde, va enclencher une accélération et un achèvement du processus qui fera de la terre un monde unique. Les colons européens colonisant les Amériques, auront besoin de main d'œuvre pour leurs plantations d'épices, de tabac ou de sucre. Ils iront puiser dans le continent africain des millions d'hommes qui seront réduits en esclavage – un esclavage de type nouveau, qui ne sera pas un simple statut juridique mais une déshumanisation ontologique, inscrite dans la nature du nègre. Cette main-d'œuvre sera ramenée depuis les côtes occidentales de l'Afrique, par une série de bateaux aménagés pour cela et qu'affréteront toutes les puissances occidentales. Ces millions d'hommes seront jetés à fond de cale dans des conditions dont il vaut mieux ne pas parler. Ces nègres constitueront le socle humain et culturel sur lequel s'édifiera la nouvelle réalité anthropologique que seront les Amériques. Cet africain, capturé ou livré par ses frères, qui entrera dans cette cale d'un bateau négrier, et qui y passera plusieurs semaines, voire plusieurs mois, sombrera dans ce qu'Edouard Glissant appelle le gouffre.

Le gouffre de la cale du bateau négrier n'est pas un simple espace de torture ou de déshumanisation transitoire. C'est un lieu de destruction à la fois réel et symbolique: réel pour ces millions de trépassés que l'on sera forcé de balancer par-dessus bord; symbolique et tout aussi destructeur pour ces millions de rescapés qui devront apprendre à renaître dans les plantations des îles et du continent américain. Plongé au fond de la cale, dans des conditions qui nient l'humanité, l'Africain verra s'effondrer sa vision du monde et de la création, l'efficience de ses dieux, ses convictions sur l'ordre des choses et du divin. Rien de ce qui constituait le fond de son esprit ne trouvera d'accroche pour expliquer, admettre et dépasser ce qui lui arrivera dans ce ventre infernal. Il sera symboliquement, spirituellement anéanti. Si bien que celui qui descendra, survivant miraculeux au bout de ce voyage, ne sera plus un Africain, ni même vraiment un homme, mais une matière sidérée, innervée, un zombi que les planteurs achèteront à vil prix et mettront au travail jour et nuit jusqu'à ce que mort s'ensuive. Cette notion du gouffre est fondamentale car elle permet de comprendre ce qui va se produire par la suite.

La réflexion culturelle et identitaire qui secouera les îles créolo-francophones des Antilles dans les années trente, sera la Négritude. Ce mouvement de poètes va contester la vision négative que l'Occident produisait à propos de l'Afrique. Elle va aussi contester la colonisation elle-même, colonisation que bien des esprits éclairés, persuadés que les Blancs avait la charge du monde, n'arrêtaient pas de célébrer. Avec le Cahier d'un retour au pays natal d'Aimé Césaire, va s'élever le grand cri nègre qui bouleversera les assises colonialistes et impérialistes du monde. Ce cri servira de moteur aux indépendances africaines et nourrira bien des luttes de libération dans ce qui était alors appelé le tiers-monde. Sa particularité sera d'instituer comme armes miraculeuses les notions de culture et d'identité. C'est avec la Négritude que bien des mouvements de résistance, vont se constituer, que bien des oppositions et bien des renaissances collectives, vont obliger l'Occident à refondre ses modes de domination de l'univers connu. Mais la Négritude (en célébrant le monde noir, ses valeurs, ses civilisations, ses pratiques communautaires, en créant une Afrique mythique opposée à l'enfer du monde occidental) commettra une erreur. Ignorant le «gouffre», elle va considérer que cet Africain qui aura traversé l'Atlantique au fond d'un bateau négrier arrivera comme il était parti, c'est à dire en dépositaire d'une «essence africaine». Une essence intangible, incorruptible, qui se répandra intacte dans les Amériques et qui constituera cette dimension identitaire que les Noirs américains revendiquent encore aujourd'hui avec autant d'aveuglement que de force1. Dans cette dérive, la Négritude va créer une essence nègre; elle va élaborer un «Nègre» avec majuscule, habitant un «Monde Noir» opposé au «Monde Blanc». On parlera alors «d'esthétique nègre», de «culture nègre», de «littérature négro-africaine», bref d'une «entité nègre» flottant sur le monde, indépendamment des lieux et des géographies, des évènements et des histoires, un intangible culturel et identitaire qui pourrait se mobiliser en tout coin de la terre et se dresser contre l'ordre Blanc du monde. Cette position manichéenne fit recette. Bien des intellectuels africains, pleins de bonne volonté, se considèrent aujourd'hui encore comme le centre noir du monde, et rameutent (dans un large geste culturel et identitaire quelque peu possessif) toutes ces diasporas nègres que la folie colonialiste a fracassées sur les rivages des Amériques: ils nient ainsi l'aventure qui s'est produite-là, et qui a tout changé.

La Négritude ignora donc l'effet du gouffre, l'effet de déconstruction majeure qu'allait connaître le déporté africain, et qui le transformera en une matière sidérée forcée de renaître dans des conditions inédites. Et le plus étonnant, c'est que le gouffre n'épargnait personne. Il déconstruira bien sûr ceux qui se trouvaient à fond de cale dans des conditions inimaginables (faisant de cette période l'époque exacte d'un des plus grands crimes contre l'humanité), mais il touchera aussi, les marins, les capitaines, et les armateurs européens. La Traite et l'esclavage furent une spirale infernale dans l'horreur, la torture, le mépris, la géhenne, la négation de l'homme. Le maître et l'esclave se retrouvèrent enchaînés à la même déshumanisation, et entameront sans le savoir une restructuration à laquelle aucun d'entre eux n'échappera. En substance, la Négritude malgré ses vertus libératrices et nécessaires – et encore nécessaires et libératrices aujourd'hui – va ignorer ce phénomène qui nous occupe tant aujourd'hui et que nous commençons à peine à penser: je veux parler de la Créolisation.

Il faut appeler Créolisation la mise en contact accélérée et massive de peuples, de langues, de cultures, de races, de conceptions du monde et de cosmogonies. Cette mise en contact se fera selon des dynamiques qui relèvent du choc et de la déflagration. Il faut imaginer cet Africain qui, au sortir de la cale, devra apprendre à renaître absolument, non pas de manière solitaire, reconstruisant mailles après mailles les traces mémorielles de sa culture originelle, mais devant renaître dans un maelström extraordinaire. Il devra d'abord renaître avec les autres ethnies africaines échouées dans la même géhenne que lui ; car on dit très facilement l'Afrique ou l'Africain, mais on oublie la formidable diversité ethnique, cultuelle, culturelle et identitaire que représentait et que représente encore l'Afrique Noire, pour ne parler que d'elle. Cette diversité initiale (en termes de dieux, de langues, de traditions) s'est retrouvée fracassée dans une bouille humaine au fond de la cale négrière. Et c'est cette bouille humaine, pleine de souvenirs divers, parfois antagonistes, qui va introduire la dimension africaine de la créolisation des Amériques. Mais ce n'est pas fini. Cette diversité africaine va rencontrer une autre diversité: celle des amérindiens qui habitaient les îles (Caraïbes, Arawak, Taïnos…) et celle des peuples amérindiens du continent, qui malgré les génocides actifs dont ils seront victimes, prendront une part active au processus de créolisation. Enfin, la diversité africaine va rencontrer une autre diversité tout aussi déterminante: celle des colons européens. L'Europe colonialiste était encore un vaste hosanna de langues, de parlers, de traditions, de cultures riches de leurs diversités intérieures : le centralisme jacobin des Etats-nations n'avait pas encore unifié comme on a tendance à le voir aujourd'hui, Normands, Bretons, Poitevins, Occitans et autres. L'Espagne, le Portugal, l'Angleterre, la Hollande…n'étaient pas encore devenus des blocs à tendance monolithique. Ces diversités, ruées de tous les continents, vont se rencontrer dans le cadre le plus clos qui soit : la plantation esclavagiste.

La plantation esclavagiste est un outil d'exploitation des terres colonisées. Une formidable machine à enrichir ses maîtres, à casser de l'humain, à organiser le crime en outillage performant. Les plantations sont autonomes, presque autarciques, elles vivent sur elles-mêmes et concassent dans un même mouvement les maîtres et les esclaves. Elles seront les briques fondatrices de ces sociétés américaines naissantes, quelles se situent dans les îles ou sur le continent. Dans la plantation, ces diversités humaines devront apprendre à renaître ensemble, à vivre ensemble, à s'accorder, à échanger dans des conditions disharmonieuses, violentes et hasardeuses.  Personne n'est venu là pour fonder une civilisation ou une culture. On se retrouve là pour s'enrichir, pour être exploité ou exploiter soi-même, pour dominer ou pour tenter de résister à une mort programmée. Cette dynamique d'oppression et de résistance, de frappes et de soumission, d'interdit et de licence, dans le contexte particulier du Nouveau monde, va activer cette alchimie anthropologique qu'est la créolisation. Elle se fera à l'insu de ses acteurs, et va produire des langues (les langues créoles), des traditions, des conceptions, des postures, des attitudes, de la musique, des arts culinaires, des chants... Bref, la Créolisation va produire du nouveau culturel valable pour tous . C'est de la Créolisation que vont provenir le blues, le jazz, la biguine, le reggae, la salsa, le calypso, toutes ces musiques qui aujourd'hui traversent le monde comme des cyclones ; elles peuvent séduire tout un chacun car elles sont constituées des apports de tous les continents, du génie de presque tous les peuples, des beautés de presque toutes les cultures ; elles plaisent à tous, car chacun en n'importe quel coin de la planète y reconnaît un peu de lui, y retrouve un peu de lui. La Créolisation va s'étendre à toutes les Amériques, puis au monde en train de réaliser son ensemble organique. C'est aujourd'hui une des dynamiques de la mondialisation, il faut donc tenter de comprendre cette notion avant d'aller plus loin.

Une culture traditionnelle s'élabore généralement dans des conditions assez particulières. Une communauté d'hommes, s'arêtte sur une portion de sol, ou s'y installe de manière fixe ou nomade, en tout cas elle s'y implante, et pour légitimer cette emprise du sol, elle va se créer une explication de la création de l'univers, une Genèse. Et, de cette Genèse, la communauté va extraire un récit, une narration d'elle-même qui se constituera en mythe fondateur. De ce mythe fondateur, va s'articuler une autre narration évènementielle, plus développée, plus directe, et qui sera l'Histoire de ce peuple. Ce fil qui descend direct de la Genèse et se répand en un récit de communauté, va légitimer la possession du sol par cette communauté. Toutes les cultures traditionnelles ont une forte conscience de la légitimité quasi-divine de leur existence sur terre. Toutes se définissent le plus souvent comme étant les «hommes» ou les «êtres humains», considérant le reste de l'humanité comme barbare ou étranger, non seulement à leur sol mais à l'ordre de l'univers: tout ce qui n'est pas eux relève de la distorsion ou de l'erreur. Cette forte légitimation va créer des Territoires.

Le Territoire est une emprise sur un sol duquel on essaiera d'exclure les autres existences. Cette emprise va légitimer des narrations à la fois concrètes, fictives et symboliques, qui seront les cultures. Ces cultures seront exclusives des autres générant ainsi la notion d'identité. C'est quand l'Autre intervient à l'horizon, menaçant ma possession du sol, que je fais le compte de ce qui m'appartiens, de ce qui n'est pas lui, ni de lui, et qui l'exclue. L'identité est donc cette narration de moi-même (narration tout aussi concrète, fictive et symbolique que la culture dont elle émane) qui servait à protéger mon existence. Elle servait à confirmer l'idée que mon être est au centre de la création, au centre du monde, et doit de ce fait s'opposer aux autres. Le Territoire sera balisé de drapeaux, d'hymnes martiaux, de frontières, de marques diverses plus ou moins inspirées des bêtes fauves délimitant leur zone vitale. Peu de cultures échapperont à ce mécanisme d'exclusion de l'Autre, mais c'est en Occident que ce syndrome prendra un tour fatal pour l'ensemble du monde.

C'est grâce aux certitudes inscrites dans leurs Territoires que les peuples d'Occident vont justifier leur expansion hégémonique : le colonialisme, l'impérialisme et les dominations actuelles. L'Occidental est tellement persuadé de sa légitimité sur son Territoire, et tellement persuadé d'être au centre et à l'aboutissement de toute l'affaire humaine, qu'il pensera détenir une vocation incontrôlable à s'étendre, à aller, à régenter l'ordre du vivant: «Le fardeau de l'homme Blanc!». Il se jettera sur le monde connu, débarquera en Asie, en Afrique, en Amérique, avec un zèle et des gestes quasi-identiques. Que cela se fasse en français, en anglais, en espagnol, en portugais, il dira en plantant son drapeau ou je ne sais quelle marque: «Cette terre est à moi!». Il sera à chaque fois persuadé d'y découvrir un non-endroit, hors histoire, hors conscience, qu'il faudra christianiser, civiliser, auquel il pourra imposer ses conceptions et son ordre des choses. Les Occidentaux se mirent à exploiter le monde en se donnant l'illusion de porter le Beau, le Vrai, le Juste, aux barbares. Ils étendaient à l'infini leurs Territoires originels, chacun affrontant les autres pour étendre au maximum le sien..

Le Territoire va enclencher aussi une notion terrible: celle de la transparence. Cette notion servira de principe aux relations entre les hommes. Pour que je te comprenne, dira l'Occidental, il faut que je puisse lire en toi, et pour lire en toi, je vais t'intégrer à ce que je suis, c'est à dire: je vais te déconstruire, t'effacer, t'assimiler, et te reconstruire selon mes propres principes; à ce moment-là tu seras clarifié et je pourrais lire en toi; je pourrai alors admettre ton existence… Et c'est ainsi que la plupart des colonialistes vont, non seulement éliminer ceux qui leur résistent, mais qu'ils vont répandre et imposer leur langue, leur culture leur esthétique, leurs valeurs, leurs méthodes, et commencer l'uniformisation du monde tellement virulente dans l'actuelle mondialisation. La conception excluante de l'identité et de la culture, fondées sur la transparence, va instituer de vastes génocides et de nombreux attentats dont, bien sûr, celui des bateaux négriers, mais aussi celui de l'esclavage, les disparitions d'Aztèque, d'Incas, de peuples et de civilisations entières… La culture et l'identité, forgées sur un Territoire, vivront la non-transparence de l'Autre (sa non-lisibilité, sa narration de lui-même qui ne s'intègre pas à la narration sacralisée) comme une agression qu'il faudra éliminer ou réduire à leurs propres discours. C'est pourquoi, aujourd'hui encore, avec la meilleure bonne volonté du monde, on parlera «d'intégrer» les immigrés ou de faire preuve de «tolérance» vis à vis des différences. Ces notions d'intégration et de tolérance supposent un principe qui est celui de la transparence. Intégrer l'immigré revient à le faire entrer dans le paradigme de ma vision ou de ma conception des choses, dans ma narration; dans l'intégration, il y a toujours une désintégration, une négation, une mise en transparence dont on ne se méfie pas assez. De même, la tolérance suppose que l'on se situe dans sa propre lumière, et que de là, bien en son centre élu, on tolère l'existence obscure de l'Autre, ou on l'éclaire un peu pour le rendre convenable. Les nouvelles conceptions que nous avons des rapports entre les cultures et les identités vont écarter l'idée de transparence pour fréquenter celle de l'opacité. Edouard Glissant va réclamer le droit à l'opacité. Il s'agit de permettre à l'Autre d'être ce qu'il est, et de l'accepter comme il est dans un échange où je ne domine rien. Un échange où je prends le risque du partage qui me change. L'idée de l'opacité acceptée, est une asphyxie des pratiques coloniales, impérialistes ou hégémoniques.

Une autre notion s‘est trouvée très souvent pervertie par l'irradiation excluante du Territoire: je veux parler de l'Universel. Chaque fois qu'un homme du «tiers-monde» ou du Sud, dans les plantations américaines, dans les terres de l'Asie ou d'Afrique, parlait d'Universel, c'était très souvent pour se ranger à des canons occidentaux. L'Universel s'est souvent traduit en une mise en transparence pour une lecture occidentale considérée comme seule valable. On l'a vu en littérature, en arts, en valeurs esthétiques, en économie, en tous domaines des sciences où le discours des hommes tentait d'explorer la nature humaine. C'est pourquoi cette notion d'Universel sera différée pour une autre qui sera mieux soucieuse du divers.

Mais revenons à ce qui s'est produit dans les terres de créolisation. Là, on n'aura pas de Genèse, ni de Mythe fondateur, ni une Histoire magistrale qui organisera la présence des peuples exilés sur ces terres. Pourquoi? Simplement parce que va se produire une cacophonie de multiples narrations qui vont se combattre et s'entrechoquer. Il y aura des Genèses, des mythes fondateurs, des histoires. Ceux des Africains, des Amérindiens, ceux des colons vainqueurs, ceux des migrants qui viendront par la suite. Trop de Genèses égale pas de Genèse. Recevoir tous les mythes fondateurs, revient à ne pas en avoir. Et, dans la plantation américaine, il va se produire une évènement déterminant: tous ces hommes (maîtres et esclaves) anéantis par cette négation de l'humain, vont progressivement recréer de l'humain, c'est à dire: un discours, une culture et une identité. Celui qui va amorcer le processus de renaissance sera l'esclave danseur. Ces dominés vont récupérer en dansant la seule mémoire qui leur reste et qui atteste à leurs yeux qu'ils sont encore des hommes: la mémoire du corps. Ils vont retrouver dans leurs chairs, des gestes, des mouvements, des rythmes, des chorégraphies qui les réinstalleront au centre de leurs os. La danse réactivera les pulsations vitales du tambour, les poly-rythmies africaines; elle va avaler et digérer tout ce qui se trouvera autour comme gestes, cadences, la mélodie orientale, l'harmonie européenne. Une communauté inédite va se reconstruire peu à peu autour des rythmes et de la danse, autour des chants que l'on chantera ensemble. Va alors apparaître une autre nécessité: celle de la parole. Quelqu'un va se lever pour dire cette communauté, la raconter, l'exprimer à elle-même. Ce sera le conteur. C'est lui qui, dans la nuit, entre deux danses, va parler pour les autres, au nom des autres, les forçant à lui répondre en chœur. C'est pourquoi en terres créoles, tous les mythes fondateurs et toutes les Genèses seront happés par une narration puissante, mobile très fluide qui sera le conte créole.

Donc en terre créole la parole fondatrice est le conte: le conteur va aspirer et mélanger ce qui vient de l'Afrique, de l'Europe, des Amériques… Avec, il va articuler un discours qui tissera une communauté inédite. La parole du conte est fondatrice dans le Divers, le divers de tous ceux qui sont là. Il y a une telle déconstruction initiale, un tel bouleversement, que ces matières humaines éparses, fonctionnent comme des briques primordiales, des quarks en dérive qu'il faut assembler et projeter dans une perspective nouvelle. La re-humanisation est l'objectif principal de cette prise de parole. Le conte va produire un imaginaire très particulier, qui sera mosaïque, une réalité culturelle elle-même mosaïque, et une identité de même nature.

Qu'entendre par Créolisation? Pour décrire nos îles et les pays américains, on a souvent tendance à dire que ce sont des contrées de métissage, d'hybridations, de mélanges. Tout cela est vrai et faux en même temps. La créolisation est un phénomène infiniment plus complexe. Il y a certes des mélanges, des synthèses, des métissages, des hybridations de toutes sortes, mais il y a aussi des diffractions, des antagonismes actifs, des oppositions, des conflits. Il y à de l'ombre et de la lumière, du dynamique et de l'immobile, des fluidités qui s'interpénètrent et des étanchéités franches. Quand on examine un espace de créolisation comme les Antilles, ou les Amériques, que ce soit dans le sud des Etats unis, à Cuba ou au Brésil, on s'aperçoit que la créolisation ne fait pas que synthétiser. On y voit des groupes ethniques qui essaient de vivre en vase clos ; des Blancs qui se marient entre eux; Indiens et Nègres qui se réfugient dans une conception traditionaliste d'eux-mêmes, des mulâtres qui choisissent une part d'eux-mêmes qu'ils s'attachent à cultiver... Chaque groupe ethnique se réfugie dans sa source originelle, cultive une pureté fantasmatique qu'il veut maintenir et perpétuer. Ce n'est pas la vaste béatitude des échanges consentis et des partages célébrés. L'échange et le partage se font à leur insu, malgré eux, selon des dynamiques obscures. Les descendants des colons européens ont l'impression qu'ils sont encore européens. Les descendants des Africains déportés éprouvent le même sentiment. L'Asiatique aussi… Tous vont considérer l'identité ancienne comme une essence à préserver, un feu fragile à maintenir par des procédés racistes ou sectaires de toutes natures. Chacun se réfugie dans le discours identitaire ancien et dans l'identité monolithique: ma peau, ma langue, mon dieu, ma race... Ils essaient tous de préserver ce qu'ils sont, de la réalité mouvante qu'ils vivent. Donc, la créolisation est un phénomène qui se produit hors-conscience. La conscience active se focalise sur les modalités anciennes de la culture et de l'identité; elle méconnaît, les inter-rétro-actions, les effondrements et les maintenances, les synthèses et les juxtapositions imprévisibles. Elle ne sait rien d'une alchimie qui va constituer un imaginaire mosaïque, constitué d'éléments venus de tous les imaginaires présents dans ce chaos. Il faut appeler imaginaire ce qui détermine notre pensée, nos actions, notre vouloir-faire, notre vouloir-être, notre vouloir-devenir. L'imaginaire est désormais déterminant pour considérer les humanités. Un bon exemple de ce processus mosaïque est celui de Manman Dlo, une divinité aquatique que les cultures créoles des Amériques connaissent et répercutent dans leurs contes. Dans une Manman Dlo, il y a les divinités aquatiques africaines qui rencontrent celles des amérindiens, lesquelles viennent s'ajouter aux sirènes occidentales; cet entremêlement donne ce personnage particulier qui est la mère de l'eau et que l'on rencontre en Martinique, à Cuba, au Brésil, dans le sud des Etats-unis, en Haïti… On ne sait pas comment fonctionne la Créolisation. Dans les divers éléments culturels qui se retrouvent précipités ensemble, il y a des apparitions et des disparitions inexplicables. Des groupes minoritaires vont réussir à imposer des mots, des dieux, des attitudes qui iront s'augmenter de choses similaires; des groupes majoritaires verront disparaître leurs éléments d'apport. Un mélange chaotique, incertain, indécodable qui produit des cultures nouvelles, mosaïques, incertaines d'elles-mêmes.

Une culture créole est une diversité dynamique. Elle est faite de diversité, et demeure sensible à l'irruption du Divers. Mais c'est justement cette sensibilité au Divers qui va créer un besoin d'identité ancienne, de Genèse, de mythe fondateur, d'Histoire, de racines et de traditions. Tous ces créoles vont rechercher leur source originelle; ils vont la cultiver en dépit du bon sens et de leur diversité active. Ils ne vont pas comprendre cette nouvelle donne identitaire qui fait que moi, créole américain, je ne peux me réduire à ma seule peau noire et dire «Je suis africain» ou «Je suis Nègre». Pour comprendre et exprimer ce que je suis, je dois plonger dans le magma interactionnel constitué d'éléments africains, amérindiens, européens, asiatiques, qui se sont rencontrés à des degrés et des quotas divers, et qui se sont entrechoqués jusqu'à fournir mon imaginaire. Et ce magma-là, demande de nouveaux codes de lecture et d'appréciation. Un créole ne peut s'expliquer ni s'admettre avec les conceptions anciennes; s'il le fait, il aura un sentiment de bâtardise, de mésestime de soi qui peut le pousser dans les fureurs intégristes ou ethnicistes, les purifications meurtrières ou les nationalismes sectaires. Il aura tendance à se simplifier pour se trouver une ossature. Il ne saura pas vivre cette mosaïque fluide et mouvante qu'il nous faut désormais ériger en principe de nos cultures et de nos identités. Le fils d'une haïtienne épousant un allemand et vivant au Groenland, connaîtra ce même tourment. S'il choisit un de ces termes, Afrique, Allemagne ou Groenland, il se mutilera et ne sera chez lui nulle part, surtout pas dans sa propre chair. Il lui faudra introduire dans sa narration de lui-même, une notion essentielle: celle de la complexité où les contraires et les antagonismes s'équilibrent dans une dynamique qu'il faut à tout moment négocier. Et il faut comprendre que si l'identité ancienne était exclusive de l'Autre, l'identité créole est tout à fait vertigineuse: elle ne peut se concevoir que dans sa relation dynamique à l'Autre.

Comme l'a proposé Glissant, je ne me définis pas en opposition à toi mais dans ce mouvement où je rentre en relation avec toi; ce mouvement où je me change en échangeant avec toi sans rien perdre de ce que je suis. C'est par ma capacité relationnelle aux autres que je construis ma définition de moi-même, et cela ne me détruit pas pour une raison essentielle: c'est qu'il faut introduire le changement comme principe vertébral des identités neuves. Elles ne seront plus stables mais à la fois fluides et permanentes, comme ces fleuves qui vont sans cesse en demeurant ce qu'ils sont dans une transformation inarrêtable. Les identités nouvelles vont de tous temps se situer dans la dynamique de la Créolisation. Dans l'actuelle mondialisation, les immigrations, les présences, les rencontres, les déplacements, les communications, font que tous les peuples savent que les autres peuples existent, que leurs langues et leurs cultures ne sont pas inférieures, et sont touchés par les présences des autres. Le Divers entre en contact de manière massive et accélérée comme dans la plantation esclavagiste et coloniale. Le monde va en créolisation.

C'est la Créolisation qui fait que le conte va produire non pas un Territoire, mais un Lieu. Le Lieu est diversité, le Territoire est armé d'unicités. Le lieu est multi-inter-racial, multi-inter-culturel, multi-inter-lingue, multi-inter-religieux; le Territoire n'entretient qu'une race, une culture, une langue, une religion2. Le Lieu emmêle les histoires, le Territoire n'autorise qu'une Histoire. Le Lieu n‘a pas de frontières mais un système de réseaux qui s'étend en fonction des relations et des rencontres; le Territoire pose un centre et des périphéries. Le Lieu partage et évolue dans les hasards de ses partages; le Territoire tend à conquérir, s'efforce de dominer…. et-cætera.

Les Territoires et les identités anciennes ont fondé les Etats-nations et les guerres entre entités nationales. Les Lieux seront des nœuds actifs d'échange et d'harmonisation de diversités. Plus le Lieu sera apte à intégrer et à valoriser le Divers, plus il rayonnera et sera source d'épanouissement et de paix. Dans un Lieu, chacun peut amener sa langue, son dieu, sa cuisine, et cultiver ses valeurs non pas de manière absolue et sectaire (car il n'est plus dans l'imaginaire du Territoire) mais dans la dynamique de l'échange-qui-change sans effacer ni dénaturer. Les Antilles et les Amériques (comme la plupart des pays ou nations dans le monde) sont des Lieux qui restent encore à naître. Ces Lieux sont à naître parce que les hommes invoquent encore les anciennes acceptions de la culture et de l'identité pour organiser leurs présences au monde. Même lorsque la diversité ethnique est consciente comme aux États-Unis, on entre dans le processus de la seule juxtaposition de cultures qui caractérise le melting-pot ou le cosmopolitisme.. Cette juxtaposition perdure car ces pays sont soumis au processus de Créolisation sans en avoir conscience, et quand ils en ont conscience cela reste au niveau du simple métissage, de l'hybridation, toutes notions insuffisantes pour exprimer la complexité de la Créolisation. Car l'idée de métissage aspire encore à la création du Territoire: le métissage suppose des référents de puretés initiales instituées en valeurs. Quand elle accède à une conscience positivée d'elle-même, l'idée de la créolisation débouche sur le Lieu, car elle mêle dans une même dynamique, les cultures particulières et leurs échanges actifs, les sources et les résultantes; elle préserve ce qui constitue l'originalité de chacune des cultures et des identités mises en présence, et elle les maintient dans la valorisation de leurs interactions qui produisent du nouveau. Cette manière de concevoir les choses est essentielle. Elle permet d'accéder à une conscience de la Créolisation qui soit positivante. Et c'est la tâche qui est la nôtre aujourd'hui: jeter la lumière sur les processus de créolisations, parvenir à conscientiser positivement leurs effets et leurs résultantes.

Dans les Amériques, baignées par la Créolisation, il y a eu des résultantes particulières: ce sont les créolités. Ces résultantes se déterminent en fonction de paramètres mobiles qui sont les histoires, les dosages de peuplements, les évènements historiques. C'est ainsi que nous avons une créolité martiniquaise, une créolité cubaine, une créolité du sud des Etats-Unis…etc. Mais ces créolités ne sont pas des essences; provenant des processus de la Créolisation qui demeurent toujours actifs, elles restent inscrites dans la dynamique de l‘échange qui change. Cette conception dynamique des cultures et des identités est de nature à nous permettre de mieux vivre le Divers du monde et de créer les Lieux en échappant à la tentation rétractile de la purification, du retour à l'ancien, à l'enfermement dans des valeurs anciennes. On peut et on doit défendre les particularités du Lieu, de ses cultures et de ses traditions, mais de manière ouverte. Le spécifique de chaque Lieu est désormais le patrimoine, pas seulement de ses indigènes mais de tous ceux qui s'y reconnaissent et qui s'y investissent. Car la Créolisation permet d'échapper aux fatalités de la terre natale. Le Lieu sera souvent la terre natale, mais il ne sera plus nécessairement elle: on pourra choisir sa terre natale (c'est à dire celle où on épanouira au maximum son équation personnelle) en fonction de processus aléatoires et indéterminables qui ne seront plus liés à la race, au dieu, à la famille ou la langue. Ces processus seront liés à l'imaginaire. Le meilleur défenseur des traditions suisses pourra être un Congolais, ou un Inuit qui se sera trouvé une passion véritable pour ce pays: il l‘élira comme terre natale.. En Martinique, il a de grands créolistes qui sont des français installés au pays et devenus plus martiniquais que les martiniquais. Il y a beaucoup de canadiens plus canadiens que les vrais canadiens, et qui proviennent de Haïti, de Jamaïque ou de je ne sais quelle autre contrée d'Asie. L'attraction des Lieux sera imprévisible et totale; si les pays développés déterminent encore les grands mouvements migratoires du monde (on va vers l'Europe et les USA), on peut supposer que dans le futur, avec l'imaginaire nouveau, l'identité nouvelle, les flux migratoires deviendront erratiques, imprévisibles, accordés aux visions intimes d'individus qui cherchent à se réaliser dans un monde offert à leurs inspirations.

Nous sommes aussi confrontés à la nécessité de promouvoir un imaginaire différent: l'imaginaire de la diversité. C'est par l'imaginaire de la diversité que l'on peut vivre sans problème les cultures mosaïques et les identités relationnelles. C'est par l'imaginaire de la diversité que l'on peut se mettre à défendre sa langue non pas contre les autres langues mais, comme le dit Edouard Glissant, au nom de toutes les langues du monde. Je défends ma langue car je suis désormais riche de toutes les langues du monde, et comptable de leur survie, de leurs échanges ouverts et de leur pérennisation. Cette lutte pour le maintien de la diversité et de la richesse des langues, passe par le maintien de la mienne que j'apporte au concert des autres.

Cette perception du monde, de ses échanges et de ses évolutions sous l'optique des Lieux (le monde doit devenir un chatoiement de Lieux mis en inter-rétro-action) nécessite quelques attitudes fondamentales. Je ne peux vivre le monde qu'à partir de mon Lieu, c'est à dire ancré dans la diversité de mon espace. et non de manière incolore inodore sans saveur. Nous refusons cette citoyenneté évanescente au monde qui est une désertion du Lieu. Quand il est dépourvu d'un Lieu, le citoyen du monde est un zombi, au mieux un ectoplasme. La vraie citoyenneté au monde est la multi-citoyenneté dans de multiples Lieux. Je suis au monde à force d'être dans mon Lieu, et mon Lieu m'ouvre à tous les Lieux du monde. On pourra désormais disposer encore d'une nationalité mais organiser sa présence au monde par une, deux ou sept citoyennetés dans des Lieux différents. De même, cette vieille notion de l' Universel (qui permit durant longtemps d'échapper aux obscurités des cultures et des identités, à leurs petitesses et insuffisances pour envisager l'homme dans ce qu'il a de plus large) peut désormais se décliner par une autre notion qui permet d'envisager le Divers: la Diversalité. J'appelle ainsi la capacité d'un imaginaire de diversité à mettre en œuvre la préservation harmonieuse des diversités préservées. Quand on examine ce monde dans ce qu'il devient, ces mélanges et ces alchimies incessantes, et ces nouvelles valeurs qui vont se mettre en place, on comprend qu'il devient imprévisible. L'alchimie des Lieux, harmonisés ensemble dans un même destin, ne peut permettre à une seule partie de déterminer le mouvement de l'ensemble. Un petit peuple, un évènement dans un coin reculé peut aujourd'hui se révéler plus déterminant pour les humanités que ce qui se passe à Berlin ou à New-York. Nous devons apprendre, par la Diversité, à nous opposer aux forces de standardisation qui existent dans la mondialisation. Il nous faut considérer le monde non pas comme une table lisible, mais comme une entité aussi opaque et imprévisible (mais potentiellement porteuse de plénitude) que l'ancienne pierre philosophale des alchimistes. Apprendre à vivre dans l'énigme du monde, ce que j'appelle: la Pierre-Monde.

Échapper à l'identité exclusive de l'Autre, pour l'identité-relation. Échapper aux racines monolithiques pour ces racines-rhizome qui vont dans l'étendue. Échapper à l'Etat-nation pour construire les Lieux. Irriguer les cultures nationales par l'imaginaire de la diversité. Échapper à nos essences pour entrer dans le vivant du fluide et du changement où l'on construit sa permanence. Apprendre à penser le complexe, et vivre dans le complexe, pour organiser les sociétés humaines, non pas selon les Fédérations ou les Empires, mais dans les chatoiements. Devenir des poètes de la Pierre-monde en échappant au désir de conquête ou de domination. Peindre, écrire, chanter, penser en face de la Pierre-monde, en essayant d'atteindre à sa totalité. Entrer dans l'aventure d'une humanisation qui prend le risque de fasciner l'imprévisible par la plus belle aspiration qui soit, et qui mériterait d'être érigée en soleil des nouveaux archipels de valeurs que nous avons à mettre en place. Et cette aspiration est celle du Divers.

Patrick CHAMOISEAU.

  1. Ils se disent African-américan, donc d'abord et encore africain.
  2. Quand par hasard plusieurs cultures ou plusieurs langues se retrouvent sur un Territoire, cela s'opère selon des fragmentations agressives et des juxtapositions conflictuelles de petits absolus.

Viré monté