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Chronique du temps présent

Nations sans état, nations invisibles…

 

Raphaël Confiant

12. Février 2010

 

 

 

 

 

 

Amérindienne avec son fils. Guyane-guide

Amérindienne avec son fils

Il fut un temps où l’on divisait le monde en trois parties: l’Occident, le monde communiste et le Tiers-Monde. Puis, après la chute du Mur de Berlin (novembre 1989) et l’effondrement des régimes d’Europe de l’Est, on en est passé à deux parties: le Nord et le Sud. Toutefois, une expression – «pays émergents» – a fait son apparition depuis quelque temps, sans qu’on sache très bien s’il s’agit d’une catégorie intermédiaire entre le Nord et le Sud, chose qui nous ferait revenir à une tripartition du monde. Toujours est-il qu’il existe des peuples, des nations plus exactement, pour lesquelles tout cela (bipartition, tripartition, etc…) n’a strictement aucune importance: il s’agit des nations sans état. Il s’agit des peuples qui n’ont pas la possibilité de diriger eux-mêmes leurs propres affaires.

Ces peuples, très divers, existent quasiment sur toute l’étendue du globe. Au Nord et au Sud. Dans les pays dits développés et dans les pays dits sous-développés. Dans les régimes dits démocratiques et les régimes dits autoritaires. En pays chrétien comme en pays musulman. En pays hindouiste comme en pays bouddhiste.

DIFFERENCES

Ce sont les nations invisibles. Kurdes, Basques, Corses, Tsiganes, Amérindiens, Aborigènes, Intouchables, Catalans, Berbères, Bretons, Palestiniens, Touaregs, Bonis, Québécois, Tibétains, Ouighours etc… Et bien sûr, nous autres, Créoles.  D’aucuns diront que rien ne rapproche un riche Québécois ou Catalan (la Catalogne est la région d’Espagne qui a le PIB le plus élevé!) d’un misérable Tsigane, Aborigène ou Amérindien. Que les uns appartiennent au Nord et les autres au Sud. Que certains comme les Corses (230.000) sont très peu nombreux alors que d’autres se comptent par millions comme les Ouigours (8 millions). Que certains encore sont à cheval sur plusieurs pays comme les Kurdes (Irak, Syrie, Turquie et Iran) alors que d’autres vivent dans un seul et même pays comme les Aborigènes australiens. Tout cela est vrai. Mais il y a néanmoins quelque chose d’important, de fondamental même, qui rapproche tous ces peuples, qu’ils soient riches ou pauvres, africains, européens, américains ou asiatiques, nombreux ou peu nombreux, musulmans, chrétiens, hindouistes ou animistes: ce sont des nations sans état.

Or, une nation sans état est une nation en danger de mort.

Mort physique (Aborigènes, Amérindiens etc.) ou mort culturelle (Bretagne, pays basque, monde créole etc…). Tout «riches» qu’ils soient, les Québécois, mais aussi les Basques et les Catalans sont menacés de disparition en tant qu’entité distincte, en tant que culture originale, en tant que langue particulière alors que tous «pauvres» qu’ils soient rien de tel ne menace les Sénégalais, les Tunisiens, les Equatoriens ou les Philippins, par exemple. Le problème que nous soulevons questionne donc la fameuse distinction Nord/Sud chère à un Hugo Chavez, personnage par ailleurs éminemment sympathique et respectable. C’est qu’hélas, les agressions que subissent les nations sans état sont sans doute plus nombreuses dans les pays du Sud que dans les pays du Nord! Qui s’est rendu au Guatemala, pays du Sud s’il en est, a pu mesurer l’effroyable exploitation dont sont victimes les descendants des Mayas par la minorité «ladino» ou «blanche». J’ai été pour ma part choqué d’y voir, en 2006, dans la capitale, Guatemala-City, des enfants indiens, à chaque feu rouge, se livrer à des pitreries et des cabrioles devant les énormes 4/4 climatisés de bourgeois qui, de temps à autre, condescendaient à baisser à moitié leur vitre pour leur balancer quelques pièces de monnaie. Aux Philippines, autre pays du Sud, une guerre sans merci est livrée par le pouvoir central contre la population musulmane de l’île de Mindanao. En Indonésie, dans le territoire nommé Papouasie Occidentale, la population papou est quasiment en voie d’extermination par un pouvoir central pressé d’y exploiter ses énormes richesses forestières et minières. En Algérie et au Mali, Berbères et Touaregs sont à peine mieux traités. Et les pauvres Kurdes, c’est à coups de missiles qu’Irakiens, Turcs, Syriens et Iraniens ont l’habitude de les traiter!

LIGUE DES NATIONS SANS ETAT

Tout cela pour dire que si la notion de «Sud» est fondée, pour ceux qui appartiennent aux nations sans état, elle est éminemment questionnable. On ne peut, en effet, pas demander à un Amérindien, un Berbère, un Papou ou un Intouchable indien de s’enrôler dans la «guerre» qui oppose le Sud et le Nord dans la mesure même où dans leur propre pays (pays du Sud donc), ils sont des sous-citoyens, voire des sous-hommes. Dans les années 80, au Québec, était apparu un mouvement voulant rassembler ce qu’on appela à l’époque les «Petites Nations». Peut-être faudrait-il réactiver cette idée aujourd’hui et envisager la création d’une sorte de «Ligue des Nations sans État». Et pourquoi? Parce qu’en cette aube de l’an 2010, la situation de la plupart de ces nations est catastrophique. Nous n’exagérons pas: catastrophique est le seul mot qui convienne.

Qu’on en juge:

  • Les Palestiniens, qui ont, un temps, cru que l’arrivée au pouvoir d’Obama débloquerait la situation et obligerait les Israéliens à discuter sérieusement, sont aujourd’hui totalement déçus. Malgré le «discours au monde musulman» prononcé au Caire (juin 2009) par le premier président américain noir, Israël continue imperturbablement à étendre sa colonisation de peuplement en Cisjordanie tout en étouffant les habitants du bantoustan de Gaza.
     
  • Les Tibétains, qui sont victimes d’un véritable génocide par substitution puisque Pékin ne cesse d’y déverser des milliers de colons chinois, ont perdu tout espoir en une négociation qui leur permettrait d’entrevoir un petit début d’autonomie. Obama reçoit, certes, le Dalaï-Lama ces jours-ci, mais c’est du cinéma. Les Bush père et fils et Clinton avaient déjà fait ce geste-là avant lui.
     
  • Les Basques, du moins la fraction de ce peuple qui n’a pas encore renoncé à continuer à exister en tant qu’entité culturelle et politique distincte de l’Espagne, sont aux abois. Le pouvoir de Madrid a criminalisé toutes les formations à coloration nationaliste, y compris celles qui rejettent la lutte armée menée par l’ETA. Ce tour de passe-passe permet d’éliminer les candidats nationalistes à toutes les élections.
     
  • Les Amérindiens – sauf en Bolivie où Evo Moralès a été triomphalement réélu – sont, cinq siècles après la conquête européenne, encore en lutte pour leur survie, leur simple survie. Au Chili, les Mapuches sont dépossédés de leurs terres par la force au profit de grands propriétaires fonciers; en Colombie, aucun droit n’est reconnu aux communautés indiennes; en Amérique centrale, leur marginalisation se renforce; au Mexique, les Indiens du Chiapas ne peuvent plus guère compter sur l’appui de l’Armée Zapatiste de Libération Nationale du sous-commandant Marcos qui semble en perte de vitesse; aux États-Unis même, les réserves indiennes sont de plus en plus des mouroirs où les Cheyennes, Cherokees, Hopis et autres Lakotas s’éteignent à petit feu, minés qu’ils sont par l’alcool, la drogue et les jeux de hasard.
     
  • Les Papous d’Indonésie, qui vivent tout de même sur un territoire grand comme la France et aussi riche en produits miniers que le Congo, sont, eux, aussi, victimes d’une entreprise génocidaire de la part de l’armée indonésienne. La dernière astuce du pouvoir central a été de diviser le pays en deux régions distinctes et en trente-six districts afin d’affaiblir la revendication indépendantiste etc…etc…

DISPARITION

Et nous ne parlons même pas du sort des Tamouls du Sri-Lanka, réduits au silence suite à une interminable guerre d’extermination, des Tsiganes d’Europe de l’Est, notamment de Hongrie où ils sont traités comme des moins-que-rien, des Massaïs en Tanzanie, brutalement chassés de leurs terres ancestrales pour faire place au tourisme de luxe et aux safaris. La liste serait interminable de ces peuples sans état qui, se comptant par centaines de millions à travers le monde, sont les laissés-pour-compte de la mondialisation et qui s’éteignent (physiquement ou culturellement) à petit feu. Nous, Créoles, de Martinique, Guadeloupe et Guyane, pouvons être rangés dans cette catégorie. À la différence que partout, ces peuples se battent (avec des armes politiques comme en Catalogne ou au Québec ou avec des armes de guerre comme en Palestine ou en Papouasie occidentale) pour continuer à exister. Pour ne pas disparaître à jamais. Pour préserver leurs langues, leurs religions et leurs cultures. Certes, le résultat n’est pas gagné d’avance car on le sait, les civilisations sont mortelles, mais au moins, ce combat est-il mené. Alors que nous, au contraire, accueillons à bras ouverts l’entreprise de déstructuration de notre identité, en bons colonisés satisfaits que nous sommes devenus.

Au moins remporterons-nous la palme de la «seule colonisation réussie de l’histoire»…

Raphaël Confiant

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