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Nègre Marron

Raphaël Confiant
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Éd. Écriture 2006 ISBN 2-909240-71-1 16,95 €
Nègre Marron

Depuis le temps de l’esclavage, qui dura près de trois siècles, jusqu’à aujourd’hui, le Nègre de la Martinique n’a jamais cessé de marronner, c’est-à-dire de tenter d’échapper à sa condition, en gagnant les grands bois, les quartiers plébéiens des bourgs et des villes ou même les îles avoisinantes.

Simon, le personnage principal de ce livre, fut l’un d’entre eux. Il connut au XVIIè siècle, l’arrivée des premiers esclaves débarqués de l’Afrique-Guinée, au XVIIIè l’enfer des plantations de canne à sucre, au XIXè, la fièvre de l’abolition et au début du XXè celle des grèves marchantes et à la fin de celui-ci, la cavale des desperados de la fausse modernité. L’Habitation Grand’Case, où régna neuf générations durant la famille De Beauharnais, originaire du Poitou, est au centre de ce récit qui se présente comme une fresque, ou plutôt un bas-relief, de ce monument que fut l’Habitation, dénomination créole de la plantation.

Tantôt esclave africain ayant fui dès l’arrivée du bateau négrier au port de Saint-Pierre, tantôt esclave créole (c’est-à-dire né à la Martinique) en rupture de ban, Simon arpente sans trêve les Hauts, ces mornes boisés du Carbet et impénétrables où la végétation tropicale est souveraine, habité par des rêves fous: retourner au Pays d’Avant; assassiner son maître; s’échapper vers une île anglaise ou espagnole, abattre la plantocracie et instaurer le règne de la classe ouvrière; détruire le pays tout entier. Il incarne la Parole inaudible ou inécoutée de celui qui n’a pour tout viatique que sa soif de vivre en toute dignité, par opposition à l’Ecrit des maîtres blancs et leurs registres d’économat, leur Bible, leurs actes paroissiaux, leurs affiches et leurs journaux.

Sans chercher à développer aucune thèse, Raphaël Confiant sort de son registre narratif habituel, dans lequel il excelle, pour s’aventurer dans une écriture plus méditative, presque mélancolique, à l’écoute des mouvements de l’âme de celui, le Nègre Marron, qui, loin d’être la figure tout uniment héroïque que d’aucuns se sont efforcés de chanter, fut un être habité par la plus universellement répandue des exigences: celle de la liberté.

Extrait

Longtemps, tu as rôdaillé aux abords de l'Habitation. Les chiens, qui savent ton odeur et la distinguent sans faille au mitan de mille autres, ne jappaient pas et de ton refuge, dans ces hauts couverts d'une éphémère brume d'avant-jour, tu pouvais observer, chaque matin, le rassemblement des coupeurs de canne et des amarreuses dans la cour de terre battue de Grand' Case. Arrivaient d'abord les Africains, tes frères, ceux qui, à tes côtés, enchaînés, voyagèrent dans le Ventre immonde, avec leur regard vide, leur démarche hésitante, certains chantonnant quelque mélopée du Pays d'Avant. Puis, les Créoles, ceux-là nés, parfois depuis deux ou trois générations, dans le Pays d'Ici-là, qui jacassaient ou rigolaient sans cesse, ou se plaignaient des mauvais traitements, menaçant de couper les génitoires du commandeur, d'incendier les champs ou la vaste demeure à colonnades du Béké, toutes choses qu'ils mettaient – sacrés bavardeurs qu'ils étaient! – rarement à exécution.

Le commandeur, un Chabin aux cheveux rouges, faisait l'appel et s'encolérait lorsque le nom qu'il lançait, de sa voix caverneuse, ne trouvait aucun écho. Arrivé au tien, il s'arrêtait blip!, s'approchait de chaque esclave, le fixait dans le coco des yeux de son regard bleu, et explosait:

Si yonn adan zot sav ola Simon yé, di mwen y lamenm, tonnan di dié! (S'il y en a un parmi vous qui sait où se trouve Samuel, qu'il me le dise, tonnerre de Dieu!)

Personne ne remuait ne fût-ce qu'un poil d'yeux. Nul ne débâillonnait les dents. On jouait au mouton. À l'ababa-gueule-coulée. Seuls les Africains nouvellement arrivés (ton maître en achetait trois-quatre à chaque début de roulaison de la canne) faisaient montre d'un certain intérêt, se méprenant sans aucun doute sur les propos du commandeur. Tu avais été l'un d'entre eux, jadis, etcetera d'années auparavant (combien exactement, tu ne saurais le dire) et dès ton arrivée sur l'Habitation, tu avais été frappé par la voix des gens du pays. Cette voix, ces voix ne parlaient pas, elles criaient ! Pour un rien. Pour simplement demander de s'aligner, de ramasser un outil, de débâter un mulet, d'aller chercher de l'eau à la source. Leur idiome, le créole, était une criaillerie permanente, comme si ces gens ignoraient l'art de s'entretenir à voix basse. Comme s'il ne leur prenait jamais l'envie de murmurer. Le commandeur Dorival hurlait de grand matin jusqu'au serein, sans faire montre d'aucune espèce de fatigue. Passant à la rue Cases-Nègres, dès l'appel terminé, pour faire le compte des malades, il s'écriait :

Ektô, ki tan mal pié'w la ké djéri? Lizet, lévé'w la, sakré vakabôn ki ou yé! Lè ou anba kal-la, sèten ou pa ka mandé tanprisouplé!(Hector, quand est-ce que ton mal aux pieds va guérir? Lisette, mets-toi debout, espèce de catin! Quand tu reçois le braquemart, je suis sûr que tu ne demandes pas grâce!)

Il pénétrait sans vergogne chez les fiévreux, les éclopés, les femmes à peine relevées de couches, les vieux-corps dévorés par le pian et les injuriait à qui mieux mieux comme pour dévider le trop-plein de haïssance qui l'habitait, puis, comme satisfait, rasséréné en tout cas, il se dirigeait vers le cachot de l'Habitation où un Nègre rétif, parfois un Marron récemment capturé, purgeait toujours une peine quelconque. L'homme déroulait avec soin son fouet, le mignonnait longuement, avant d'ordonner qu'on extraie le condamné de sa geôle et s'employait ensuite à le frapper avec une violence inouïe en braillant de plus belle ses sempiternelles insanités. Tu n'avais jamais pu te faire à ce spectacle qui se répétait à intervalles réguliers et détournais à chaque fois les yeux. Le commandeur Dorival prenait aussi un infini plaisir à la brimbale, qui consistait à ligoter le Nègre par les quatre membres, bien écartés, aux poutres de l'ajoupa qui servait d'abri en cas de pluie sauvage. Et de pousser le condamné à-quoi-dire une balançoire de chair, cela avec un ballant de plus en plus fort, jusqu'à ce que les poignets de ce dernier se mettent à craquer, puis ses chevilles, et là, disloqué, l'infortuné demandait pardon dans toutes les bribes de langues qu'il avait happées par-ci par-là. Le commandeur avait souvent cette expression:

— Je vais te brimbaler si tu continues, oui!

Le plus choquant n'était pourtant pas tout ce lot de tortures gratuites. Le plus choquant pour toi, petit-neveu de roi par ta mère, fut d'assister à une veillée mortuaire et à des funérailles dans ce pays-là. Un muletier décéda quelques jours après ton arrivée à Grand' Case d'une morsure de serpent-fer­de-lance, de cette variété à robe couleur d'obsidienne et à tête jaune dont le venin est foudroyant. Ce muletier était fort estimé de tous les esclaves des environs et les maîtres autorisèrent ceux-ci à l'entourer au cours de son ultime séjour terrestre. Tu vis débarquer des Nègres de Saint-Pierre, de Belle-Fontaine, du Morne-Vert et même de beaucoup plus loin, du Morne-Rouge et de l'Ajoupa-Bouillon, flambeau dans une main, bouteille de rhum-coco-merlo dans l'autre, s'esclaffant, braillant toutes qualités de chanters paillards, se livrant à des pas de danse obscènes et à des rigoladeries grivoises. Une joie, incongrue à tes yeux, les habitait.

Dans ton pays natal, quand un personnage important perdait la vie, tous les bruits devaient cesser. On veillait à éteindre immédiatement tous les feux. Tu avais ainsi assisté à la veillée funèbre de ton grand-oncle, le roi, celui dont nul ne devait prononcer le nom sous peine de mort. Des femmes l'avaient lavé avec de l'eau extraite d'un puits spécial situé sur une colline interdite à la plèbe, puis elles lui avaient rasé le crâne avant d'attacher ensemble ses deux gros orteils avec une chaînette en métal. Ensuite, elles avaient enduit le corps de craie et l'avaient revêtu de son pagne des grands jours ainsi que de ses amulettes. Tout ce temps durant, les dignitaires observaient la cérémonie bouche close, immobiles, priant intérieurement pour que le Passage de l'Autre Côté se déroulât au mieux. Ce silence ne fut brisé que par la chute d'un imposant iroko que l'on abattit pour fabriquer son cercueil. Même le bouc qui fut sacrifié à ses pieds juste avant ne se débattit pas ni ne bêla. Et les tambours ne commencèrent à ronronner qu'au moment de la préparation du tombeau, feulement très doux qui contribuait à pétrifier les gestes de chacun et à dompter leur détresse, et ils ne s'exaltèrent qu'à l'instant précis de l'inhumation, rivalisant avec le vrombissement des rhombes. Or, ici-là, dans ce Pays-Martinique sans roi ni dieux, toute annonce de décès déclenchait une ivresse de joie. Chose à laquelle tu mis un paquet de temps à t'habituer.

Pourtant, tu avais fini par devenir l'un des favoris du commandeur. Il allait partout proclamant que depuis des lustres qu'il exerçait à Grand' Case, jamais il n'avait eu affaire à deux Nègres aussi obéis sants et travaillants qu'Hilaire et toi-même, Samuel, qu'il appelait avec une feinte affection «mon Nègre -bambara» sans que tu saches si lui, l'homme de couleur libre qui n'avait jamais voyagé hors de son île, savait tout ce que pouvait recouvrir ce mot venu d'Afrique-Guinée. Souvent, devant les Nègres créoles et les Mulâtres, qu'ils fussent esclaves ou libres, tu te demandais quelle idée ils se pouvaient bien faire de la terre de leurs ancêtres, la Guinée. Comment pouvaient-ils seulement en imaginer les contours? L'interminable savane de terre rouge, parsemée de loin en loin de termitières et de baobabs, le cri des hyènes la nuit autour des villages, le fleuve aux eaux lourdes où s'ébattaient crocodiles et hippopotames et qui, à la saison sèche, se transformait en un mince filet d'eau boueuse. À la vérité, ils évitaient d'en parler. Sur leurs lèvres, le mot «Guinée» était d'ailleurs l'injure suprême. «Sacré Nègre-Guinée, va! Espèce de Nègre-moudongue!» Certains prenaient un malin plaisir à dérisionner, parfois à tourmenter les Africains récemment arrivés qu’ils appelaient «Nègres d’eau salée»,…

Viré monté