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Chronique du temps présent

Le «Fait créole» doit être repensé

Raphaël Confiant

2.11.2012

Jamais, en cette année 2012, la langue créole n’a été autant célébrée à la Martinique. Jamais il n’y a eu autant d’initiatives autour de la Journée Internationale du 28 octobre. Ce qu’il y a de plus étonnant et (de plus encourageant), c’est qu’il s’agissait le plus souvent d’initiatives privées, émanant de groupes ou d’associations sans affiliation politique particulière.

En effet, hormis, le festival «RABOURAJ» organisé par la ville de Trinité depuis 7 ans, sous la houlette de Claude Marlin, manifestation d’envergure devenue incontournable dans le paysage culturel martiniquais, nulle part ailleurs on n’a assisté à un quelconque investissement de la part des partis politiques martiniquais par le biais des municipalités qu’ils détiennent, par exemple.

Ni le PPM ni le MIM ni BATIR, ni le MODEMAS ni le PALIMA ni la Droite n’ont jugé bon ou utile de fêter notre langue et, à mon sens, c’est une excellente chose. La langue créole appartient à tous les Martiniquais indépendamment de toute affiliation politique et n’a pas besoin d’être instrumentalisée par tel ou tel parti. D’autant que chacun sait que contrairement aux autres pays en lutte pour leur souveraineté (Catalogne, Corse, Québec, Tibet, Kurdistan, Kabylie etc.), où le combat pour la langue est jugé fondamental, le créole, lui, est le cadet des soucis des politiciens martiniquais, y compris des souverainisto-patriotes. Donc c’est très bien comme ça…

Mais cela signifie-t-il pour autant que la cause du créole a avancé? Est-ce que la formidable débauche d’énergie et d’initiatives qui a traversé ce mois d’octobre 2012 est le signe que notre langue a cessé d’être un «manikou» traqué et qu’elle est sur la voie de la reconquête? Peut-on dire que le processus mortifère de décréolisation est en passe d’être enrayé ? Il n’est, on s’en doute, pas facile de répondre à ces questions et tenter d’y répondre sans vexer ou blesser tel acteur du combat pour le créole se révèle encore plus difficile. Pour ma part, je dirai que nous avons franchi en trente ans une multitude d’obstacles et que nous avons, tous les uns et les autres, chacun dans son secteur, réussi à imposer le créole à la radio, à la télévision, à l’école, à l’université, à l’église et à l’introduire ici et là dans la presse écrite. Nous avons, les uns et les autres, publié plusieurs dizaines d’ouvrages scolaires, de grammaires, de dictionnaires, de recueils de poésie, de pièces de théâtre et de romans en créole. La somme de travail abattue est tout simplement impressionnante mais…

Car il y a un «mais»…Mais le combat pour le créole me semble menacé par trois dérives qui sont les suivantes:

  • la dérive techniciste: quelque trente ans après avoir établi un système graphique pour le créole, étudié ses complexités syntaxiques et ses variations sociolinguistiques, ses aspects anthropologiques, sociologiques et psychologiques etc., publié moult articles et ouvrages sur ces différents sujets, organisé etcetera de tables rondes ou de colloques, on est en droit de s’étonner que les créolistes continuent à labourer ces mêmes terrains qu’il pleuve ou qu’il vante. Tel s’entichera de l’idée de rendre plus attractive la graphie en proposant elle ou telle modification, oubliant d’une part, qu’une langue peut s’écrire avec n’importe quel système graphique (cf. le turc qui s’écrit en caractères arabes, latins, cyrilliques et chinois) et que de l’autre, dès lors qu’on apprend le système suffisamment tôt, on parvient à le maîtriser sans peine quelle que soit sa complexité. Un élève de 5è lira le créole sans aucune difficulté là où un adulte trébuchera sur chaque mot. C’est donc une perte de temps que de vouloir simplifier le système actuel ou le rendre soi-disant plus lisible. Tel autre éprouvera une jouissance extrême à jongler avec la sociolinguistique et ses hochets (acrolecte, mésolecte, basilecte, diglossie, continuum etc.) alors que le tour de la question a déjà été fait et refait et qu’à bien regarder, tout ça ne sert qu’à se rendre intéressant ou à gravir des échelons universitaires. Ces dérives technicistes, relayées à un niveau moins prestigieux par, entre autres, ces «dikté kréyol» qui fleurissent un peu partout, témoignent du sur-place intellectuel de nos créolistes. De leur incapacité à se remettre en question et à sortir du confortable pré carré que leur confère leurs disciplines académiques.
     
  • La dérive patrimonialiste : elle n’est pas, comme dans la dérive techniciste, le fait d’universitaires mais de militants culturels, d’enseignants du primaire et du secondaire, de responsables de maisons de la culture ou de médiathèques et consiste à enfermer la revendication créole dans un cadre patrimonial: «Kréyol-la sé lang-nou», «Kréyol-la sé lang zanset-nou» etc…Le mois d’octobre, qui se termine en apothéose le 28 octobre avec la «Journée Internationale du Créole», est le moment de l’année où ces amoureux, sincères et dévoués du créole, donnent libre cours à leur défense quasi-écologique de la langue («Le créole, espèce menacée…»). Or, si le créole fait bien partie du patrimoine martiniquais, encore faudrait-il que l’on questionne la notion de «patrimoine» afin de ne pas sombrer dans le folklorisme et la muséification. Ce qui, en effet, prédomine en Martinique, c’est une vision soit française du patrimoine (cf. «Les Journées du patrimoine») soit békée par le biais des anciennes «habitations» ou des distilleries transformées en sites touristiques. Nous n’avons jamais cherché à questionner tout cela de manière à pouvoir en proposer une définition qui ne participe pas du processus d’assimilation culturelle qui s’est mis en place à compter des années 50 du siècle passé. Tout sincères et dévoués qu’ils soient à la cause du créole, les «patrimonialistes», s’ils ont l’impression de faire progresser leur cause, ce n’est et ne peut être qu’à court terme. A moyen et long terme, le patrimonialisme signe toujours l’acte de décès d’une culture et d’une langue autrefois vivaces.
     
  • la dérive récupérationiste: plus récente et mille fois plus dangereuse que les précédentes, elle est surtout le fait d’une association nommée «TOUS CREOLES» qui prétend rassembler Nègres et Békés pour le plus grand bien de la Martinique. Récupérant le concept de Créolité, elle semble s’appuyer sur l’idée de «Vérité et Réconciliation» comme en Afrique du Sud, sauf qu’elle zappe allègrement l’étape «Vérité» pour passer directement à l’étape «Réconciliation», promouvant une vision «tout-le-monde-il-est-beau» de notre société. Ces personnes, parmi lesquelles il y en a d’honnêtes et de sincères comme partout, oublient ou feignent d’oublier qu’historiquement, le terme «Créole» s’est créé par opposition au terme «Européen» (et plus tard «Africain») et qu’être à la fois pro-Créolité et pro-Assimilation à la France comme c’est le cas du président de l’association à travers de multiples déclarations publiques et de nombre de ses membres relève de la pure et simple aberration. Tous les Blancs créoles des Amériques (espagnols, portugais, anglais) se sont révoltés un jour contre leur métropole coloniale et se sont battus les armes à la main pour arracher l’indépendance, sauf les Blancs créoles français. Cela, «TOUS CREOLES», oublie de le dire! Mais, c’est le destin de toutes les idéologies de se faire récupérer un jour. On ne reprochera pas à Césaire le fait que François Duvalier ou Ibo Simon aient dévoyé la Négritude, donc pour ma part, en tant que co-auteur de l’ «ELOGE DE LA CREOLITE», je ne me sens aucune responsabilité dans la dérive récupérationiste que représente «TOUS CREOLES».

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Que faudrait-il donc faire pour parvenir à contrecarrer ces trois dérives qui, même si leurs acteurs n’en sont pas toujours conscients, menacent de scléroser le nécessaire combat pour la promotion de langue créole? La réponse est simple : repenser le fait créole. Ce dernier a été inventorié au cours des trois dernières décennies par des gens aussi éminents qu’Edouard Glissant, Jean Benoist, Jean Bernabé, Raymond Relouzat, Guy et Marie-Christine Hazaël-Massieux, Hector Poullet, Ralph Ludwig, Ernest Pépin, Francis Affergan, Raymond Massé et tant d’autres. Loin de moi l’idée de dire que tout cet immense travail de réflexion et de production de savoir est désormais caduc. Ce que je veux dire c’est que ces travaux se sont effectués dans le cadre étroit de disciplines académiques et qu’elles n’ont pas su ou jamais cherché à établir des passerelles entre elles afin de donner jour à une philosophie du fait créole. Une pensée du fait créole si le terme philosophie fait peur. Car c’est une chose que d’expliquer linguistiquement la reduplication du morphème verbal («Sé manjé man ka manjé…»), sociolinguistiquement le «code-switching» (passage du créole au français au créole ou inversement au sein de la même phrase), anthropologiquement l’ambivalence socialisée ou psychologiquement l’inceste focal et c’en est une toute autre que d’essayer d’identifier la logique profonde de tous ces phénomènes. Seul Edouard Glissant s’y est essayé, mais sa trop grande méfiance envers les disciplines académiques et son usage immodéré de la métaphore au détriment du concept, invalide nombre de ses thèses d’allure brillante (exemple: «Le créole organise la phrase en rafales»).

Il ne s’agit donc pas de tourner le dos à la science académique au motif, par exemple, qu’elle serait occidentale, mais de s’efforcer de dépasser les frontières qu’elle instaure entre les différentes disciplines sans pour autant tomber dans l’éclectisme aventureux. Et pour ce faire, il n’existe qu’une voie: celle de la réflexion critique. L’Occident appelle cela philosophie; on peut se contenter du terme «pensée». Toutes les sociétés ont généré à un moment ou un autre de leur histoire des pensées critiques et contrairement à ce qu’assénait Heidegger, la philosophie ne parle pas grec. Pas seulement grec du moins. Elle parle aussi arabe, chinois, hindi, japonais, swahili etc…et bien évidemment créole.

Il est grand temps pour nous d’élaborer une pensée critique du fait créole. A la fois en langue française et en langue créole….

Raphaël CONFIANT

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