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Chronique du temps présent

L’écrivain et la télévision

Raphaël Confiant

10. Décembre 2010

En regardant l’autre soir le très beau documentaire de France-5 consacré à Edouard Glissant, je n’ai pu m’empêcher de ressentir une certaine tristesse. Pourquoi? Parce que la littérature n’est pas transposable à la télévision et que tout ce que la majorité des gens sauront de cet immense auteur, ce sont les quelques phrases (magnifiques) qu’il aura prononcées à cette occasion, son beau visage d’empereur romain, les lieux (Sainte-Marie, la Lézarde etc.) qu’il a habités dans l’enfance et qui désormais l’habitent etc… Mais tout cela est à mille lieues de l’œuvre, des textes dans lesquels il faut faire l’effort de pénétrer comme dans une forêt vierge ou plutôt une mangrove inextricable. Combien de téléspectateurs, suite à ladite émission, se risqueront à ouvrir «Malmemort» ou «La Case du commandeur»? Très peu évidemment…

Lorsqu’un chanteur, un comédien ou un peintre montre son travail à la télévision, le téléspectateur a directement accès à son œuvre. Lorsque je regarde Patrick Saint-Eloi chanter sur mon écran, je sais immédiatement de quoi il parle ; lorsque je regarde Edouard Glissant sur le même écran, je n’ai aucune idée de son œuvre si je n’ai pas fait l’effort d’ouvrir ses livres. C’est pourquoi, pour ma part, j’ai toujours été réticent à ranger la littérature dans la rubrique de l’«Art» et à considérer un écrivain comme étant un artiste. Un artiste nous touche parce qu’il fait appel à nos sens et on peut aimer une œuvre de Picasso sans rien connaître aux Beaux-Arts. A l’inverse, un écrivain fait appel à l’intellect, par le biais d’outils «inerte» en plus, l’alphabet et la langue avec son lexique et sa syntaxe, et on ne peut pas apprécier une œuvre littéraire si on ne connaît rien à la littérature.

En fait, les écrivains n’auraient jamais dû passer en télévision. La plupart d’ailleurs y vont soit parce que leur éditeur les y oblige soit par naïveté. Parce qu’ils croient que cela leur permettra de vendre plus de livres (ou, comme on dit pudiquement, de «toucher un plus large public»). Or, cette dernière idée est une pure ineptie. Les gens qui lisent, les vrais lecteurs, n’ont pas besoin de la télévision pour savoir quels livres acheter! Vrai lecteur: personne lisant au moins deux livres par mois. Donc, en télévision, l’écrivain se transforme automatiquement en  amuseur public, en donneur de leçon ou en bouffon car ce media ne permet absolument pas de pénétrer au cœur de son œuvre. D’ailleurs, quand on le reconnaît dans la rue, neuf fois sur dix, on lui lance: «Je vous ai vu à la télé l’autre jour» et non «Je viens de lire tel livre de vous». L’écrivain est donc transformé en « people », en artiste alors qu’il n’est pas un artiste, même si écrire comporte une dimension artistique.

SCIENCE HUMAINE

L’écrit littéraire, en effet, comporte d’autres facettes, notamment historiques, anthropologiques, sociologiques, psychanalytiques et bien sûr, au premier chef, linguistiques puisque l’outil de travail de l’écrivain est la langue. Une œuvre littéraire n’est donc pas une œuvre d’art, c’est un objet culturel multiple dans lequel il existe une dimension artistique. Pour ma part, je considère la littérature comme une science humaine au croisement du linguistique, de l’historique, de l’anthropologique et du sociologique. Exemple: si on veut comprendre les assassinats répétés de jeunes ces derniers temps en Martinique, il est préférable (ou, en tout cas, plus profitable) de lire le roman «Villes assassines» d’Alfred Alexandre que de se farcir articles, enquêtes ou rapports d’éminents chercheurs sur le sujet. Or, sur un plateau-télé, jamais cet auteur ne pourra faire le téléspectateur saisir la profondeur de son livre, aussi bon orateur soit-il. On en revient donc au même point: la littérature exige le silence, la lenteur, la maturation, toutes choses qui sont aux antipodes de la télévision.

C’est pourquoi, une fois que l’écrivain comprend que «passer à la télé» ne sert à rien, il ne devrait accepter de figurer que dans les émissions littéraires ou dans les documentaires qui lui sont consacrés. Même si ces émissions ou ces documentaires ne donnent pas accès à l’œuvre proprement dite, comme nous l’avons déjà vu, au moins évitent-elles à l’écrivain de se noyer dans la «pipolisation» et les plateaux-télé débiles qui sont les cafés du commerce des temps modernes. Des lieux où ne s’échangent que des banalités et où l’on discute superficiellement (ou sur un ton badin) de tout et de rien. D’autant plus que le «people chanteur» qui passe en télé peut espérer vendre plus de CD alors que le «people écrivain», lui, n’a aucune chance d’augmenter ses ventes de livres!

Le documentaire de France-5 sur Glissant était superbe, mais seule la lecture des œuvres de ce dernier peut nous le faire connaître vraiment.

Raphaël Confiant

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