Potomitan

Site de promotion des cultures et des langues créoles
Annou voyé kreyòl douvan douvan

Chronique du temps présent

Du conteur créole au marqueur
de parole

Raphaël Confiant

 

 

Le texte qui suit est celui d’une conférence prononcée, en 2008, lors du Festival du Café à l’Habitation La Grivellière, dans la commune de Vieux-Habitants (Guadeloupe) en compagnie de l’ethnologue et psychanalyste guadeloupéenne Hélène Migerel…

Grivelière

C’est la parole qui nous a fondés, nous autres Créoles, dès l’instant où, tout au fond des cales des bateaux négriers, nos ancêtres poussèrent le Cri. Le Cri unique et singulier. Celui d’hommes et de femmes dépossédés non seulement de leur terre natale, de leurs langues et de leurs dieux, mais aussi et surtout de leur simple humanité.

Oui, nous sommes nés d’un Cri qui, peu à peu, dans la Plantation antillaise et américaine, s’est mué en Parole. Mais le cri demeure, il est toujours là, il scande nos dires à l’aide de ses «krik» et ses «krak». Il les sculpte même et ces pourquoi ceux-ci prennent souvent la forme de «rafales» selon l’expression d’Edouard Glissant dans «Le Discours antillais» (1981). En effet, la voix des vieux conteurs créoles du temps de l’antan n’est pas claire, elle officie dans une relative opacité, nous contraignant à nous interroger sur l’au-delà des mots. Lorsqu’avec Marcel Lebielle, j’ai enquêté, à la fin des années 80, au fin fond de la campagne du Nord de la Martinique, à Morne-des-Esses, à Bezaudin, au Pérou, et que nous avons recueilli, de la bouche des derniers grands conteurs martiniquais, les contes qui nous permettraient de publier notre ouvrage intitulé «Les Maîtres de la Parole Créole» (1995), nous avons compris que ce que ces derniers valorisaient le plus étaient ce phrasé et cette intonation étranges, comme venus d’Outre-Monde.

Alors, au beau mitan de la veillée, entre coups de tafia et fracas des dominos s’instaurait un espace de sacré. L’ignoble du quotidien plantationnaire, ou plus exactement «habitationnaire», esclavagiste comme post-esclavagiste, s’effaçait d’un seul coup, comme par enchantement, laissant la place à un réel soudain transfiguré. De simples coupeurs de canne, muletiers, ouvriers agricoles ou petits paysans qu’ils étaient dans la vie de tous les jours, nos conteurs devenaient autres, se métamorphosaient, comme si une part cachée, enfouie d’eux-mêmes, se révélait à l’occasion du dernier hommage rendu aux décédés. Cette proximité de la Parole créole et de la Mort n’est pas innocente. Elle donne d’emblée à la première une gravité qui se masque derrière les innombrables facéties de compère Lapin ou la balourdise de compère Zamba. Opacité et gravité, telles sont les marques premières de l’oraliture créole.

GRIOT

Pourtant, on le sait, nous n’avons pas hérité de la parole africaine la plus prestigieuse, celle des griots, parole diurne, hagiographique, qui accompagnait les rois et leur cour, déroulant la prestigieuse généalogie de ces derniers. Cette parole-là n’aurait pas eu de sens aux Amériques. Dans la cale du bateau négrier et surtout dans l’Habitation, il n’y avait ni rois ni guerriers ni forgerons ni tisserands ni bûcherons, pas plus qu’il n’y avait de Wolofs, de Fon, de Bambara ou de Bamiléké, mais des Nègres, invention du Blanc, créatures à mi-chemin entre l’homme et l’animal rassemblées dans une paradoxale égalité : celle des chaînes et du fouet. Ce dont, nous autres Antillais, avons donc hérité, ce n’est point la Parole hagiographique des griots, mais la «Parole de nuit», celle des simples conteurs, des amuseurs publics et autres baladins. D’où l’interdiction faite au conteur créole de proférer des contes en plein jour, à la manière d’un griot, sous peine de se transformer aussitôt en bouteille ou en panier, c’est-à-dire, comme l’explique Jean Bernabé (1996), en forme vide.

C’est donc cette parole nocturne africaine, plutôt triviale, que nos pères ont mêlé à l’oraliture amérindienne, caraïbe, et européenne, pour inventer une Parole neuve. N’oublions jamais que la racine du mot «créole» est le latin «creare»: nous nous sommes, en effet, créés, recréés, auto-créés. Et cela au mitan du désastre le plus absolu, de la déshumanisation la plus totale que fut l’esclavage. Car si le conteur créole est un porteur de sacré, comme nous l’avons déjà souligné, il est, dans le même temps, un combattant, un résistant. La Parole créole est ce qui nous a empêchés de sombrer corps et âme dans le maëlstrom colonial, celui qui brasse catéchisme chrétien, fables de La Fontaine, poèmes de Verlaine et pensées de Voltaire lequel, gardons-nous de l’oublier, fut actionnaire d’une compagnie négrière. La Parole créole s’est donc posée face à la Parole française qui était imposée à nos pères pour les dire tels qu’ils étaient, pour exprimer la vérité d’eux-mêmes.

RESISTANCE

Parole sacrée d’abord, parole de résistance ensuite, la parole créole a su aussi se faire ludique tant il est vrai qu’au plus fort de la déchéance, au plus obscur de l’humiliation, tout homme sait faire preuve d’humour, sait user du rire et de l’éclat de rire. Notre allégresse créole, que d’aucuns voudraient condamner aujourd’hui, au motif, bien réel, que l’heure est grave, demeure quelque chose de précieux: c’est le rire qui, plus souvent que rarement, nous a sauvés du désastre. Parole sacrée, parole combattante, parole ludique tout à la fois, la Parole créole a donc façonné notre identité, c’est-à-dire notre manière propre d’être au monde. Pendant près de trois siècles et demi, nous nous sommes tenus debout grâce à elle, grâce à l’écho qu’elle nous renvoyait et répercutait sur l’Autre. L’Autre parce que qui dit «identité» dit l’Autre, celui sans lequel je ne saurais pas vraiment qui je suis, celui qui en s’opposant à moi me fait prendre conscience de ma singularité. Singularité qui, dans nos pays, a pour nom «Créolité», non pas au sens étroit d’identité d’un groupe ethnique particulier, mais de tous les groupes qui se sont installés ou qui ont été installés de force en Amérique, mais cela, y compris les descendants des autochtones amérindiens, forcément créolisés et les Bushinenge, qui ont certes conservé beaucoup de l’Afrique, mais dont les cultures et surtout les langues sont créoles et non pas africaines. Nous sommes donc tous Créoles, mais de manière différente, parfois antagonique. La Créolité, pas plus que la Francité ou l’Arabité, n’abolit pas la lutte de classes.

Pour notre malheur, dans la deuxième moitié du XXe siècle, la niche écologique dans laquelle s’étaient épanouies jusque là la langue et la culture créoles, à savoir l’Habitation, s’est brutalement effondré, cédant la place à une fausse économie, à un système non productif fondé presqu’uniquement sur des transferts financiers provenant de l’Hexagone. Dès cet instant, la Parole créole fut comme frappée de stupeur. Dès cet instant, elle commença à se taire, à se cacher même, ne survivant que dans la mémoire des plus anciens, mémoire que l’on sait éminemment faillible. Le processus de transmissions des contres, proverbes et autres «titim» aux nouvelles générations était en passe d’être brisé. Ces nouvelles générations d’ailleurs, scolarisées et francophonisées, baignent désormais dans la culture de l’écrit, que ce soit celui du livre ou de l’ordinateur. Jamais, en effet, nous n’avons autant écrit qu’aujourd’hui! SMS, mails, «chat» sur «Messenger» etc…Même la cour amoureuse, le flirt, qui se faisaient autrefois par la parole, préfèrent aujourd’hui les messages écrits de l’Internet!

Alors la question se pose de savoir ce que devient, ce que peut devenir, la Parole créole traditionnelle dans un tel environnement? Je dis bien «traditionnelle», car une parole créole moderne est en train de naître, portée par les néo-conteurs, que je préfère appeler «les diseurs» et par les slammeurs. Fils de l’école et donc de l’écrit, ces diseurs et slammeurs ne s’appuient plus, à l’instar de leurs aînés, sur la seule mémoire individuelle ou collective.

Raphaël Confiant

crabe

 Viré monté