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Chronique du temps présent

 

Chlordécone:
L'étrange rapport
«Karuprostata»

 

Raphaël Confiant

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Musa paradisiaca, bananier plantain atteint par le charançon, voir les feuilles. Photo F. Palli.

Musa

L’étude menée par deux professeurs de médecine de Pointe-à-Pitre, «Karuprostate», est enfin parue, cela dans une revue scientifique étasunienne et en anglais évidemment. Il s’agissait de chercher à savoir pourquoi le taux de cancer de la prostate est plus élevé en Guadeloupe (et en Martinique puisqu’une petite partie des sujets de l’enquête viennent de cette île) et si l’usage intensif du chlordécone dans les bananeraies y est pour quelque chose ou non. Le moins qu’on puisse dire, c’est que les résultats que nous découvrons aujourd’hui ont de quoi laisser perplexes. Non pas qu’il soit le moins du monde question de contester la qualité scientifique des études menées, mais tout de même, il y a des choses bien étranges qui mériteraient d’être élucidées. Et nos journalistes, peu regardants comme d’habitude, ont eu tort de monter en épingle des résultats qu’il est mal aisé d’interpréter. Mais avant d’examiner ce point, il est bon de rafraîchir un peu la mémoire du lecteur avec juste quelques données chiffrées:

  • Durée de l’utilisation du chlordécone aux Antilles: 30 ans (1972-1992)
     
  • Date d’interdiction définitive du chlordécone par le pays qui l’a inventé, les Etats-Unis: 1976.
     
  • Martinique: 22.000 hectares contaminés/Guadeloupe: 5.000 hectares.
     
  • Taux de cancer de la prostate trois fois plus élevé aux Antilles qu’en France et dans les autres pays industrialisés.
     
  • Chlordécone détecté dans les nappes phréatiques, les rivières, les légumes et laitues, le lait de vache, les écrevisses, certains poissons d’eau douce et d’eau salée, le lait des femmes enceintes etc…
     
  • Toutes les sources de la Martinique sont polluées, celle appelée «Bod lanmè», à Basse-Pointe affichant même un taux de contamination… 44 fois supérieur à celui censé être acceptable pour l’organisme humain etc…

Conclusion: pendant 30 ans, les Martiniquais et une partie des Guadeloupéens ont bu une eau du robinet et ont mangé des légumes-pays contaminés par le chlordécone. Les services déconcentrés de l’État français, les planteurs békés, les maires chargés de veiller à la bonne qualité de l’eau, les hommes politiques et les journalistes de ces deux îles ne se sont jamais préoccupés de la question soit par mépris envers la population soit par ignorance. Ce sera à la justice de trancher un jour sur les responsabilités des uns et des autres, comme pour l’affaire de l’amiante ou du sang contaminé. Du moins, espérons-le car en colonie, les affaires sont vite étouffées comme chacun sait…

Revenons maintenant au rapport «Karuprostate» et relevons un certain nombre d’étrangetés. La première tient au fait que cette enquête a été conduite dans l’île la moins contaminée. N’aurait-il pas été plus logique de se pencher en priorité sur celle qui a 22.000 hectares pollués et non sur celle qui en a seulement 5.000? On nous répond que c’est par pur hasard que l’enquête a été faite en Guadeloupe et que d’ailleurs une «Madiprostate» va être lancée. Fort bien! Mais il n’en reste pas moins que le nombre de Martiniquais (et notamment d’ouvriers agricoles) qui ont été exposés à ce dangereux pesticide est considérablement plus élevé en Martinique qu’en Guadeloupe. Il y a là de quoi émettre de sérieuses réserves quand à la portée de «Karuprostate».

Deuxième étrangeté, l’enquête, nous apprend-t-on, a porté sur la «population générale» et les ouvriers agricoles n’ont constitué que…10% des personnes suivies!!! Si on comprend bien que dans ce type de recherche, il est nécessaire d’avoir d’un côté une population dont on soupçonne qu’elle est contaminée de part son mode de vie et de travail (ouvriers agricoles) et une autre qui ne l’est pas ou l’est beaucoup moins (employés de bureau, professions libérales, enseignants etc.), par contre, il est proprement incroyable que la deuxième catégorie comporte 90% des enquêtés. C’est un peu comme si, dans l’enquête sur le sang contaminé, on avait étudié la population générale et non les personnes ayant subi une transfusion sanguine entre telle date et telle date! Et bien entendu les responsables de «Karuprostate» de nous dire qu’il est impossible de savoir si les ouvriers agricoles sont davantage touchés par le cancer de la prostate que le reste de la population. Cela leur fait une belle jambe aux ouvriers agricoles!

Troisième étrangeté: l’enquête nous dit que les antécédents familiaux jouent un grand rôle dans ce cancer. On ne voit franchement pas en quoi cela constitue une découverte! Cela fait des années, que l’on sait que pour tous les types de cancer, il y a des gens qui sont génétiquement prédisposés à les attraper et d’autres pas. Reste à savoir pourquoi le taux de cancers dans le royaume de la banane (Sainte-Marie-Marigot-Lorrain-Basse-Pointe-Ajoupa-Macouba), surtout de cancers rarissimes comme celui du myélome, est nettement plus élevé dans le Nord-Atlantique que dans le Sud-Caraïbe et le Nord-Caraïbe de la Martinique. Nos nordistes seraient-ils génétiquement prédisposés à les attraper?

Quatrième étrangeté: les Antillais ayant vécu assez longtemps dans un pays industrialisé ont plus de chances d’attraper le cancer de la prostate que ceux qui n’ont jamais quitté la Martinique ou la Guadeloupe. En fait, ce n’est pas vraiment une étrangeté, mais c’est surtout une information dangereuse dans le sens où elle risque de brouiller les choses au niveau du citoyen moyen déjà mal informé. Ce n’est pas une étrangeté, puisqu’en plus du chlordécone, du DDT, de la dieldrine, du perchlordécone et d’autres saloperies chimiques auquel l’Antillais a été exposé dès son enfance, lorsqu’il émigre en France ou aux Etats-Unis, forcément il sera à nouveau exposé à d’autres produits tout aussi toxiques, le tout (première contamination + deuxième contamination) constituant un cocktail explosif. Logiquement explosif. Ce n’est donc pas une découverte là encore. Mais là où cette information est dangereuse, c’est qu’elle risque de faire croire que finalement, les gens de la campagne, en particulier les ouvriers agricoles, sont les moins en danger puisque ces personnes sont généralement celles qui séjournent le moins (ou le moins longtemps) dans les fameux «pays industrialisés».

Cinquième étrangeté: les rapporteurs de l’enquête nous proposent comme solution de «revenir à une alimentation traditionnelle» car celle-ci comporte des éléments protecteurs de la santé. De quels aliments traditionnels parlent-ils? On ne comprend pas bien. De l’igname chlordéconé, du dachine chlordéconé, de la tomate chlordéconée, de la laitue chlordéconée ou au contraire de la pomme de terre, de l’endive, du chou de Bruxelles ou de la betterave? Pomme de terre, endive, chou de Bruxelles et betterave qui ne se trouvent évidemment que dans les supermarchés des importateurs békés…

En bref, s’il est important qu’une telle enquête ait été menée, la revendication que Louis Boutrin et moi-même avions exposé en 2007 dans notre livre «Chronique d’un empoisonnement annoncé» demeure plus que jamais d’actualité : nous exigeons une enquête épidémiologique menée par une équipe composée de chercheurs antillais, français, nord-américains, sud-américains et africains (le chlordécone fait aussi des ravages en Afrique). C’est la seule garantie que celle-ci soit menée de manière neutre et objective.

L’État français a mis 33 millions d’euros sur la table pour tenter de solutionner la question du chlordécone. Une partie de cet argent devrait être utilisé pour constituer cette équipe d’enquêteurs internationaux. Autrement, on continuera dans le vèglaj actuel…

Raphaël Confiant

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