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Ce que j'en sais

 

Jan J. DOMINIQUE
Montréal, octobre 2012

Le Nouvelliste | 30.10.2012

 

 

 

 

 

 

 

 

Jean et Denis à Milot.

Les écrits restent! C’est ce que m’avait dit mon père, Jean Léopold Dominique, lors des attaques d’un hebdomadaire contre lui en Haïti. Dans un article, il était écrit que Jean, durant l’occupation, avait vendu ses sœurs à l’Américain. J’avais éclaté de rire et, devant sa colère, j’avais ajouté: «Mais voyons, tu devrais en rire toi aussi. Il suffit de savoir compter pour se rendre compte de la stupidité de cette phrase. Tu es né en 1930. Au départ des Américains tu avais 4 ans. Comment aurais-tu pu vendre tes sœurs à 2, 3, ou 4 ans?» Il m’avait répondu, l’air triste: «Dans cinquante ans, qui se souviendra que j’avais 4 ans à la fin de l’occupation? On lira que j’avais vendu mes sœurs à l’occupant. Les écrits restent!» C’est cette phrase qui me pousse aujourd’hui à écrire ces lignes. Pour rappeler certains faits.

Depuis quelques semaines, la Toile gronde de "paroles en pile" concernant Jeando. Plusieurs amis m’ont dit que je devrais réagir. Pourquoi réagir? Parce qu’une romancière célèbre raconte sa vie et qu’elle parle de lui? Je suis bien placée pour savoir que souvent les romanciers racontent LEUR vérité. Et, d’après la Toile, le livre de Maryse Condé commence justement en faisant allusion aux vérités biaisées des autobiographies! Je n’ai pas lu ce livre. Mais certaines déclarations sur Internet m’obligent aujourd’hui à rappeler certains faits incompatibles avec ce que l’on raconte sur la Toile.

Jean, jeune agronome, est parti pour la France fin 1952 avec une bourse de la FAO. Une fois le temps de la bourse terminé, il revient au pays en 1956. Duvalier prend le pouvoir en septembre 1957. Comment aurait-il pu annoncer qu’il rentrait pour mener la lutte contre Duvalier, avant l’arrivée au pouvoir de ce même Duvalier? Beaucoup de gens ont déclaré que Jean était un homme de vision. Cela ne fait pas de lui un devin. Si Jean a cherché un prétexte pour abandonner une femme avec qui il avait une liaison, en 1956 ce ne pouvait être «pour aller lutter contre Duvalier». Sans bourse d’études, Jean devait rentrer en Haïti, car il n’avait pas de fortune personnelle. Il voulait aussi rentrer pour servir le pays comme agronome. Je sais également, et pour cause, qu’il vivait à Paris avec sa femme, car il était marié. Quand il part pour la France, sa jeune femme était enceinte. Elle accouche en janvier 1953 (c’était moi!). Elle quitte son bébé, trois mois plus tard, pour aller rejoindre son mari à Paris. Rentrée elle aussi en Haïti, je signale qu’elle a mis au monde ma sœur cadette, en juillet 1957!

Quant au fait que Jean ait pu abandonner une femme parce qu’elle avait la peau noire, je suis tombée des nues en lisant cette explication (cette interprétation?). Parce que je ne reconnaissais pas celui avec qui j’ai vécu une grande partie de ma vie adulte. Durant nos discussions en tête à tête, ce que je considérais comme mes moments de formation, il me parlait à cœur ouvert des tares de notre société, entre autres de ce préjugé de couleur qu’il honnissait, critiquant autant le «mulatrisme» que le «noirisme». Après la dictature, après 1986, Jean a pu affirmer ouvertement ses positions idéologiques. Ce Jean qui, en 1946, en Haïti,  avait fait la grève des étudiants, était devenu, en France, membre du Parti communiste français. Ce qui lui a notamment permis de faire un voyage, avec un groupe d’étudiants, derrière le rideau de fer. A Varsovie, en Pologne.

Jamais durant toute ma vie je n’ai entendu Jean manifester un quelconque racisme, le moindre préjugé. Ni en paroles, ni dans ses actes. La seule fois qu’il m’a engueulée à la radio, c’est parce qu’il avait cru que je négligeais un reportage sur un groupe paysan: «Mademoiselle trouve que ce n’est pas assez bon pour elle, un dossier sur la paysannerie?!» Furieuse, j’avais claqué la porte. Lorsqu’il avait appris que je n’avais pas refusé le dossier, mais que je ne l’avais pas diffusé parce que le support était abîmé, il s’est excusé; je lui en ai voulu longtemps d’avoir pu croire que je pouvais me comporter ainsi.

Jean a consacré une grande partie de sa vie à lutter contre la dictature, les régimes totalitaires, qu’ils soient macoutes, militaires ou même civils. Il aurait pu être riche (le régime macoute lui avait offert de l’argent pour le faire taire), avoir du pouvoir (des camarades lui avaient proposé d’être candidat à la présidence, d’autres au pouvoir lui avaient offert le poste de ministre). Il n’a jamais accepté de dévier de ce qu’il considérait comme son travail et qui était son engagement envers les plus pauvres de notre pays. Cet engagement, il  l’a payé de deux exils et d’un assassinat. Nul ne peut le mettre en doute.

Enfin, sur la Toile, il a été affirmé que Jean n’a jamais connu son fils! Erreur! Ils se sont rencontrés. Et plus d’une fois. Ce que Jean m'a raconté est différent de ce qui a circulé. Il m’a dit, alors que j’étais adolescente, avoir un jour reçu une lettre lui annonçant la naissance d’un enfant, qu’il avait eu d’une femme avec qui il avait eu une relation, et ce, 7 ou 8 ans après cette naissance. Vérité? Mensonge? J’ignore si cette lettre a survécu à toutes ces années ou à  la rafle des livres et des papiers personnels de Jean lors de la répression de novembre 80. Il n’est pas là aujourd’hui pour confesser un éventuel mensonge. Qu’il ait abandonné son fils, s’il l’a abandonné, alors qu’il rêvait d’avoir un fils, aurait été une punition bien sévère. Et s’il a menti à la petite fille que j’étais, ce que je ne crois pas, c’était donc qu’il avait eu honte de cet abandon.

Denis est rentré en Haïti dans les années 70. Il est arrivé, m'a par la suite raconté Jean, très en colère contre son père, car on lui avait raconté qu’il était un macoute, un duvaliériste. Il a été bien surpris en découvrant que ce père se battait contre le régime des Duvalier. J'étais malheureusement loin, je vivais à Montréal, et j'ai regretté de ne pas avoir rencontré mon frère. Sur la photo que j’ai conservée, ils sourient tous les deux dans la cour du palais de Sans Souci à Milot. Je n’étais pas là non plus, en 1981. En exil à New York, Jean avait fait le voyage à Paris au moment de l’élection de François Mitterrand. Et il était dans les rues avec Denis, pour fêter cette prise du pouvoir par les socialistes.

Puisqu’il est question de rencontres et de faits, je veux rappeler que Maryse Condé, de passage en Haïti en juillet 1987, a été interviewée par Jean. J’étais à Radio Haïti et je n’avais pas eu l’impression qu’il existait la moindre tension entre ces deux êtres. Ni une telle animosité chez la romancière.

Je ferai silence sur la mort de Denis et les larmes du père qui n'avait su maintenir un lien serré avec lui. Car, entre-temps, Jean avait continué sa lutte. Il y eut un premier exil, puis les Duvalier  partirent. La dictature tombée, il continua à dénoncer l'exclusion de la majorité de la population, les magouilles des politiciens, la corruption, les écarts inacceptables entre les possédants et les plus pauvres. Toutes ces choses et les autres qui ont pris toute la place dans sa vie, nous privant parfois de sa présence, de son attention, toutes ces choses qui ont conduit à un 3 avril 2000, à la décision de ceux qui ont engagé des tueurs pour le faire taire.

Jean est mort. Denis est mort. Mon père et mon frère sont morts. Ce qui reste d'eux, c'est leur œuvre. Car tous les deux ont été des créateurs. Pour Jean,  30 ans de radio qui ont marqué la société haïtienne. Le journalisme haïtien, le journalisme militant, ne serait pas ce qu'il est sans le travail de Radio Haïti et de celui qui inspirait tous ceux qui l'entouraient et qui imposait le respect même à ses adversaires. Pour Denis, ce sont trois romans qui disent sa souffrance, ses rêves et qui étaient la promesse de l'écrivain qu'il serait devenu si le destin ne l'avait pas écrasé.

Jean n'a pas besoin d'être défendu. Son œuvre le décrit bien mieux que toutes les paroles. Pour Denis, ce que je souhaite, c'est que ses romans puissent enfin être réédités pour que d'autres découvrent le romancier qu’il était. Je n'ai pas connu le frère, j'ai aimé Denis Boucolon, l’écrivain.

JAN J. DOMINIQUE
Montréal, octobre 2012

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