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En hommage à Fanon

Patrick Chamoiseau

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Frantz Fanon est né en Martinique le 20 juillet 1925. Il est mort le 6 décembre 1961, aux USA.

En ces temps où, dans son propre pays, l'impuissance et l'absence de pensée politiques génèrent d’effarantes régressions, il est bon de relire cette méditation... manière d'hommage.

FANON, COTE CŒUR, COTE SEVE

De Fanon, je conserve le souvenir d’une irruption très forte dans mon adolescence anticolonialiste. Le souvenir aussi d’une fulgurance qui allait jeter les bases de mes évolutions ultérieures. L’Homme de Peaux noires, masques blancs, l’homme des Damnés de la terre, constitue pourtant une partie invisible de ce que je suis aujourd’hui: il m’accompagne silencieusement dans ce que je tente de deviner des mutations contemporaines du monde. Cette discrétion de Fanon en moi, ou plutôt cette dés-apparition, est aussi sans doute liée à ces lectures que l’on fait de son œuvre au fil des commémorations, lectures historiques, lectures contextuelles, qui l’installent dans le mausolée de la colonisation et de la décolonisation. Ces lectures élaborent une sorte de linceul, qui à l’instar de la Négritude pour Césaire, lui confère une stature grandiose dans cela même qui le limite, et qui, tout compte fait, diminue sa portée.

Je crois qu’il faut recommencer Fanon au point exact où l’on a tendance à l’arrêter. Pour moi, son œuvre ne s’arrête pas à l’effondrement colonialiste, avec quelques lumières sur l’ère des indépendances et du post-colonialisme. C’est justement à partir de ces frontières-là que sa pensée s’ouvre, qu’elle nous empoigne et nous secoue, et qu’elle nous offre, sinon le seul Fanon qui vaille, mais le plus riche de tous: celui qui est en devenir.

Donc, attardons-nous sur mon rapport personnel à Fanon. Disons, sur cette «expérience» que j’ai engrangée grâce à lui. Je ne crois pas aux vérités de lectures et d’interprétation, je crois à la richesse des expériences, en ce que l’expérience déserte toute Vérité, laquelle ne fait que figer les choses en dehors du réel. L’expérience personnelle –– ce que l’on fait de ce que la vie nous réserve –– nous instruit des tremblements d’une conscience individuelle: une conscience solitaire (mais solidaire) qui cherche sa voie dans l’imprévisible et l’impensable du monde. C’est tout ce que nous pouvons transmettre: notre propre expérience.

Et donc, dans mes rencontres avec Fanon, je distingue quatre niveaux.

  1. D’abord, le choc d’une langue, ou plus exactement d’un langage. Un sens prodigieux de la formule. Une électricité du verbe. Des séquences langagières étonnantes qui vous dévoilent, avec l’ampleur brusque et totale des foudres, des perceptions inattendues de vous-même et du monde. De fait, il existe avant tout chez Fanon, la magistrale mobilisation d’une connaissance poétique, c'est-à-dire d’une aptitude à inventorier le réel où le plus décisif est livré par les secousses de l’intuition, les orages de la vision, les impatiences de l’éclair et de la fulgurance. J’ai toujours perçu à quel point il était habité par le verbe et par la rhétorique césairienne, et combien ce qui faisait sa force – et la force de ce qu’il nous disait – relevait des alchimies d’un grand sens poétique, et de ces transmutations de l’imaginaire dont seule est capable la puissance littéraire. Nous avons ici, la plus exacte définition du poète, en ce que ce dernier est avant tout un homme dont le verbe à lui seul est une action sur la matière du monde. Chez Fanon, cette étonnante capacité a pu atteindre son corps, ses muscles, et ses actions les plus concrètes. Il fut le plus «agissant» de nos nombreux poètes.
     
  2. C’est sur cela me semble-t-il que se fonde le deuxième niveau de mon rapport à Fanon. Son langage électrique comblait mes absolus anticolonialistes de l’époque, mes cris et mes colères tournées vers l’extérieur. Mais ce qu’il disait me renvoyait à la ruine intérieure qui s’était constituée en chacun de nous, et qui faisait qu’une bonne part du dominateur était alors, et avant tout, installée en nous-mêmes. Nous pensions que la Bête était en dehors, Fanon nous expliquait qu’elle était largement en dedans, et que c’est du dedans qu’elle nous déterminait –– comme un soleil noir qui vivrait dans nos ombres inconscientes, et qui par ces ombres inconscientes, constituerait l’assise perverse, aliénée, aliénante, de nos fragiles lucidités. Dans Peaux noires, masques blancs, il y a déjà la déroute des indépendances à venir, une anticipation de cette décolonisation formelle qui n’allait rien modifier du fait fondamental. Ce fait fondamental n’était pas seulement la mise en lumière d’un masque blanc sur une peau noire, ou d’une peau noire sur un imaginaire blanc – il était surtout de signifier que dans la rencontre, ou plutôt dans le choc entre colonisateurs et colonisés, il ne s’était pas seulement produit des génocides, des violences, des aliénations irrémédiables, mais que s’étaient mis en branle des processus anthropologiques nouveaux. Ces processus transposaient une fois pour toutes le champ de bataille le plus décisif vers les ravines insoupçonnées et agissantes de chacun de nos imaginaires.
     
    Au-delà des questions d’aliénation primaire, Peaux noires, masques blancs nous signifiait que le rapport entre les cultures, les civilisations, les élaborations identitaires collectives ou individuelles, étaient entrées dans des modalités qui allaient invalider les vieux marqueurs identitaires que sont la peau, la langue, le dieu que l’on vénère, la terre ou l’on est né. Le «masque blanc» nous symbolisait déjà un vertige conceptuel que nous commençons à peine à explorer. Bien entendu, à cette époque de ma rencontre avec Fanon, je m’étais contenté, comme nous tous, d’essayer d’arracher ce «masque blanc» qui m’oblitérait l’âme. En exaltant ma négritude, j’ai bien souvent eu le sentiment d’y parvenir, par le recours à un masque noir, plus pertinent, surtout plus rassurant, mais ce nouveau masque ne faisait que voiler l’abîme déjà ouvert d’une autre complexité.
  1. Au troisième niveau, avec Les damnés de la terre, s’élabore l’ouverture non plus seulement sur les ombres intérieures, mais sur les puissances invisibles de l’extérieur dominateur : sur tout l’invisible de la domination occidentale, tous les mécanismes secrets qui, au-delà du fusil ou de la chicote, nous maintenant dans une surdétermination. Cette surdétermination était capable d’absorber sans encombre nos combats les plus immédiats et nos luttes les plus étroitement rebelles. Il fallait se battre bien sûr, avec toute la violence refondatrice que Fanon déclarait nécessaire, mais il fallait se battre aussi et surtout avec toute la radicalité qu’il dévoilait indispensable.
     
    On a beaucoup parlé de la violence de Fanon, de sa célébration de la violence refondatrice. Mais ce qu’il y a de plus violent chez Fanon, c’est sa radicalité. La radicalité n’est que l'exigence d’une analyse autonome, sérieuse, totale, profonde, de ce que nous devons affronter, du réel dans lequel nous devons exister, et du souci de comprendre les forces systémiques qui œuvraient (et qui œuvrent encore) entre le projet capitaliste occidental et le reste du monde. La radicalité est ce qui remet tout en question, et qui recherche sans cesse les questions essentielles, et qui les pose sans cesse. La radicalité est le seul moyen d’éviter que toute lucidité ne soit stérile, ou que le soleil des indépendances n’échoue dans une autre dépendance, la pire de toutes, celle qui se croit libre dessous un hymne national, un drapeau, des frontières, une fièvre nationaliste. Son livre, Les damnés de la terre nous disait, et nous dit encore: attention, les exigences qui s’imposent à notre élan vers plus d’humanité sont plus subtiles et plus complexes qu’une seule décolonisation, et que toute action ne vaut qu’en ce qu’elle est, même en tremblant, puissamment radicale.
     
  2. Enfin, mon Frantz Fanon : celui du dépassement. Il est évident qu’il su deviner tous les pièges des réactions primaires et des urgences aveugles. Il s’est écarté du masque noir. Il s’est écarté de la simple rébellion. Il s’est écarté de la haine et de la rancœur. Il n’a jamais été esclave de l’esclavage. Il n’a jamais été dupe de cette décolonisation qui ne décolonisait pas le colonisateur. Et il a toujours eu l’intuition qu’un colonisé décolonisé ne suffisait pas à faire un homme –– un homme qu’il appelait d’emblée à être neuf, à être nouveau, à être total. Et quand il demande à son corps de demeurer un homme qui toujours questionne et se questionne, c’est qu’il ne s’agissait pas pour lui de s’installer dans les fictions d’un post-colonialisme. Il avait deviné que le colonialisme, ses faits et ses méfaits, n’étaient qu’une poussière dans le vaste et très profond séisme qui allaient dramatiquement relier les peuples, les peaux, les cultures, les civilisations et leurs histoires, dans une irréversible marée d’entremêlements, de chocs génériques, d’abîmes génésiques, et donc de relations.

Et je me souviens de ce «nous autres algériens» qu’il employait en s’adressant au monde, je me souviens aussi du nom arabe qui avait remplacé le sien dans ses articles et ses diatribes. Cela ne voulait pas dire, comme je l’ai cru, qu’il nous avait abandonnés, nous les bâtards, nous les peuples composites, nous qui étions très difficiles à définir car surgis de la colonisation, dans la colonisation. Cela ne voulait pas dire qu’il s’était refugié (comme je l’ai pensé en d’autres temps), dans une identité atavique plus lisible, porteuse de plus de certitudes, et donc plus confortable. Je pense maintenant que cela signifiait que «quelque chose» s’était ouvert en lui. Et ce «quelque chose» n’était rien d’autre que cet arbre que nous devrions tous aujourd’hui tenter de découvrir en nous.

Je veux parler de l’arbre relationnel.

L’ancien arbre généalogique nous cantonnait dans les branches et les feuilles d’une lignée intangibles d’ancêtres, de traditions, de genèses et de cosmogonies monolithiques. Il nous immobilisait sur le pieu d’une racine unique qui nous plantait dans une seule terre natale. L’arbre relationnel lui, nous déploie sur un treillis des racines, des racines en rhizomes, et qui au gré de nos errances, ou de nos expériences, nous offrent plusieurs terres natales. L’arbre relationnel nous autorise même à choisir la terre natale qui nous convient le mieux, et même à en changer si notre relation aux fluidités du monde se retrouve à changer. Les branches et les feuillages de l’arbre relationnel sont une constellation de dieux, de langues, de lieux, de pays, de facettes culturelles, d’éclats de civilisations, d’aveuglements individuels et de lucidités toute personnelles, et tout cela est ouvert sur le vertige d’un monde globalisé et explosé continûment en nous.

Phénomène que Glissant appelait «le Tout-Monde».

Dans l’arbre relationnel de Fanon, il y avait l’homme nouveau, l’homme neuf, l’homme total vibrant aux harmonies cosmiques qu’il appelait de ses vœux, et qui n’est rien d’autre à mon sens que l’homme de la relation. Dans le bruissement d’appartenances et de diversités qui constituent le feuillage de son arbre, il y a deux petites feuilles, éloignées l’une de l’autre, mais qui frémissent l’une vers l’autre avec intensité.

Deux petites feuilles: une côté cœur, une côté sève.

Côté cœur, il y a l’Algérie, là où il a voulu être enterré; et coté sève, je vois la Martinique. Mais c’est sans doute l’inverse … peut-être aussi qu’elles sont toutes les deux placées du côté cœur… nul ne le saura jamais … mais ce détail n’a aucune importance quand il s’agit d’un homme de relation.

Patrick CHAMOISEAU
24 10 11.
Discours prononcé en hommage à F. Fanon,
au congrès international d’addictologie, à Fort de France.

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 Viré monté