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Cahier d'un retour au pays natal

ou

Savoir à quoi un nom appelle

Marie-José EMMANUEL
Université de la Réunion
28 avril 2008

 

 

 

 

Cahier d'un retour au pays natal, Aimé Césaire • Éd. Presence Africaine • ISBN 978-2708704206 • 2000 • 11 €.

Cahier d'un retour au pays natal
Comme vous le savez, les populations des Antilles, Martinique, Guadeloupe, sont dans leur grande majorité les descendants des esclaves d’hier, populations que le projet colonial n’avait pas prévu quand s’est opéré «le plus grand déplacement de populations dont la mémoire humaine ait conservé le souvenir» nous dit Delacampagne dans son Histoire de l’esclavage, de L’Antiquité à nos jours. 

Ces populations ont quitté l’Afrique en «migrants nus» comme le dit Edouard Glissant, c’est-à-dire sans leurs appuis symboliques, sans leurs dieux, sans leurs mythes, leurs traditions, tout ce qui peut permettre à un peuple précipité dans une telle aventure d’éviter un naufrage, un désabri total.

Que sont devenus les cosmogonies et les mythes fondateurs  de ces peuples déportés? Cessent-ils d’exister? Non, pas totalement, pas brutalement, mais très vite dans l’enfer esclavagiste, dans son organisation, ils deviennent caducs, ils deviennent inopérants, ils ne peuvent plus expliquer le monde, ni le malheur dans lequel se sont trouvés pris tous ces hommes et toutes ces femmes. Ils ne sont plus transmis car  leur charge symbolique s’est effritée, c’est-à-dire que ce lien nécessaire qui existe entre le symbolique et le réel se trouve rompu.

Ce qui se transmet en revanche c’est une forme vide dont le sens s’est perdu, une vieille douleur qui lancine, une impossibilité d’être pleinement présent à l’endroit où l’on est, une absence qui taraude. 

L’une des premières attaques du système symbolique est portée contre le nom. En Afrique traditionnelle le nom donné à chacun est à lui seul un petit bureau d’État-civil, un petit traité d’anthropologie. En effet, le nom a une valeur symbolique et magique. Peuvent s’y engager, au-delà de l’identité proprement personnelle, la famille, le groupe social, le lignage, la collectivité plus élargie, l’Ancêtre, les croyances, etc..

Le nègre en arrivant sur la plantation, quelquefois même dans le navire négrier, est baptisé d’un nom chrétien. C’est la première entame du pouvoir colonial exercée contre le nègre captif car l’acte de nomination, le rituel de nomination fait entrer le captif dans un autre système symbolique. Il entre dans un champ de valeurs qui abolit sa différence, qui gomme son altérité. Et cette nouvelle nomination c’est une manière de menacer symboliquement l’Afrique et son imaginaire.

Voilà ce que Césaire écrit dans La tragédie du roi Christophe:

«Jadis on nous vola nos noms!
Notre fierté!
Notre noblesse, on,  je dis On nous les vola!
Pierre, Paul, Jacques, Toussaint! Voilà les estampilles humiliantes dont on oblitéra nos noms de vérité.
Moi-même votre roi!
Sentez-vous la douleur d’un homme de ne savoir pas de quel nom il s’appelle?
A quoi son nom l’appelle?
Hélas seul le sait notre mère l’Afrique!»1

Cette question de la nomination sera reprise aussi dans Une tempête avec Caliban, le colonisé dont on a volé le nom.

Mais elle est déjà abordée dans Cahier… avec l’évocation de  «Siméon Piquionne, qui ne s’était jamais connu ni père ni mère; qu’aucune mairie n’avait jamais connu et qui toute une vie s’en était allé-cherchant son nom», à côté d’autres noms, «ceux des morts de boue», dont les noms sont «à réchauffer dans la paume d’un souffle fiévreux!»
«Grandvorka, Michel Deveine, Exilie Vêté Congolo Lemké Boussolongo»

Les noms, les figures, les destins des fils d’une Afrique humiliée.

Mais comme pour les cosmogonies et les mythes les noms ne se perdent pas vraiment.
Dans son étude: Les esclaves aux Antilles, Gabriel Debien assure que «l’Afrique ne mourait pas en un jour dans l’âme et les mœurs des esclaves. Même, elle n’y mourrait jamais».

L’Afrique et c’est cela que je veux mettre en évidence, ne meurt pas. Elle ne meurt jamais.

Ce qu’il faut savoir aussi c’est qu’elle devient dans le même temps, et de manière concomitante un objet de haine, de répulsion et d’amour à la fois.

L’esclavage, pour perdurer a maintenu le nègre hors de l’humanité et celui-ci, pour échapper à l’état de bête de somme et accéder à son humanité, n’a eu souvent que le moyen d’imiter en tout le maître, d’adopter sa culture, sa langue, son catéchisme, ses valeurs et de refouler sa part africaine. Je passe un peu vite.

L’abolition du système esclavagiste intervient en 1848 après presque trois siècles d’existence.

Césaire naît en 1913, soit 65 ans après le décret d’abolition. La colonie avait changé de visage mais, dans la réalité et dans la conscience antillaises rien n’avait changé. Les anciennes stratifications étaient encore très vivaces. Les blancs créoles avaient conservé les moyens de production: les terres, les usines et le souci de rentabilité maximale qui caractérise l’entreprise habitationnaire, tout cela conforté par l’adhésion du plus grand nombre au préjugé de couleur qui organisait désormais la vie dans les colonies.

L’école de la République, l’Instruction publique apportée avec l’abolition avait suscité un formidable désir d’émancipation, un désir éperdu d’apprendre pris en charge par des instituteurs antillais, ces soldats de la République qui mirent toutes leurs forces dans la bataille de la réhabilitation ontologique par l’instruction.

Voilà, dessinés à grands traits les contours du pays de naissance de Césaire, brillant élève, celui qui faisait «sourire la grammaire» comme le disait son père, petit fonctionnaire des Contributions.

Il y décroche son baccalauréat et quitte la Martinique comme on se sauve.

La Martinique, il la décrit ainsi dans Cahier:

Au bout du petit matin, l’extrême, trompeuse désolée eschare sur la blessure des eaux; les martyrs qui ne témoignent pas; les fleurs du sang qui se fanent et s’éparpillent dans le vent inutile comme des cris de perroquets babillards; une vieille vie menteusement souriante, ses lèvres ouvertes d’angoisses désaffectées; une vieille misère pourissant sous le soleil, silencieusement; un vieux silence crevant de pustules tièdes,
l’affreuse inanité de notre raison d’être».
Cahier... p. 8

Sa vision du réel antillais est proprement apocalyptique. On comprend qu’il parte en courant.

Il entre alors en Hypokhâgne à Louis-le-Grand, ce qui n’est pas rien. Et ce point est important. Césaire est comme on dit pétri d’humanités classiques, de grec, de latin, formaté par la pensée occidentale.

Il rencontre Senghor, et avec lui l’Afrique, une Afrique qui n’a pas connu la macule esclavagiste. L’altérité souveraine. La part muette de lui-même. Ils deviendront amis. Rencontre décisive.

Il rencontre aussi d’autres africains, des antillais comme lui, des nègres d’Amérique, des intellectuels français et européens. Il étudie, il apprend comme on se soûle, comme on se noie, il réfléchit à son île, à son histoire, à la position de l’homme noir dans le monde, à l’Afrique, à la colonisation et à ses ravages, il lit les philosophes, les poètes. Il dialogue avec toutes les cultures à lui offertes dans le Paris d’avant la deuxième guerre, dans l’effervescence de sa jeunesse et dans une euphorie douloureuse.

Il écrit de la poésie, car seule la poésie peut permettre de rendre compte de la complexité de son être à laquelle fait écho la complexité du monde, tout près de basculer dans une autre barbarie. Mais il ne parvient pas à se saisir de lui-même.

Alors,  tout doucement, il s’isole, se cadenasse en lui-même. Comme Orphée, il descend aux enfers et se met en danger.

Senghor est inquiet. Il le dira dans l’après-coup, bien longtemps après, dans la post-face d’Ethiopiques:

«Dois-je le révéler? Le Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire fut une parturition dans la souffrance. Il s’en fallut de peu que la mère y laissât sa vie, je veux dire la raison. Elle en resta marquée toute sa vie, comme ces voyants que l’Europe enferme dans ses prisons-asiles, que l’Afrique continue de nourrir et vénérer, découvrant en eux les messagers de Dieu».

En écho à cette remarque, Césaire dira dans le Cahier

«Je force la membrane vitelline qui me sépare de moi-même»
Cahier... p. 34.

La poétique des surréalistes  va l’aider dans une certaine mesure car elle lui permettra la descente au fond de soi pour retrouver les images primordiales taraudantes, elle lui permettra de lâcher les amarres et d’ entrer dans le bateau ivre de sa psyché pour s’emparer des armes miraculeuses de la parole poétique, le trésor de ses  signifiants:

«Trésor, comptons:
la folie qui se souvient
la folie qui hurle
la folie qui voit
la folie qui se déchaîne

Et vous savez le reste

Que 2 et 2 font 5
Que la forêt miaule
Que l’arbre tire les marrons du feu
Que le ciel se lisse la barbe
Et caetera et caetera…»
Cahier...
p. 27-28.

Autour de lui, d’autres passeurs, ceux qui ont fait le voyage avant lui: Rimbaud, Baudelaire, Lautréamont, Hugo ( le premier Hugo) et quelques autres.

«Nous chantons les fleurs vénéneuses éclatant dans les prairies furibondes; les ciels d’amour coupés d’embolie; les matins épileptiques; le blanc embrasement des sables abyssaux, les descentes d’épaves dans les nuits foudroyées d’odeurs fauves.»
Cahier p. 31

Quel est l’enjeu? Quel désir est à l’œuvre dans cette descente aux Enfers?

«Qui et quels nous sommes?  Admirable question»
Cahier... p. 28

Il s’agit de faire tenir ensemble toutes les parties de lui-même, réconcilier l’enfant de Descartes, des humanités grecques et latines avec l’Afrique éternelle et surtout, avec l’Afrique humiliée de la Traite. Je vous renvoie, pour ce point,  à l’énumération incantatoire des plaies du Cahier… «ce qui est à moi... p. 24 et sq.

Ne rien renier de ce qu’on est, être  véritablement ce que l’on est et d’abord dans la langue qu’on parle et dans le discours qu’on tient.

Voilà l’enjeu. L’en «je». Le je, dire «je».

Poussez ce grand cri nègre à faire trembler les assises du monde, c’est tout simplement proférer une parole sacrée, une parole sacrée qui vient d’une blessure sacrée, une parole qui crée la parole en même temps que celle-ci se profère, une parole destinée à être entendue et qui ne peut exister qu’à faire émerger son irréductible singularité d’être humain, sa dimension subjective, son «je».

C’est pourquoi Aimé Césaire tente ici, avec le Cahier ce qui peut être vu comme un coup de force, un événement du sens, un événement poétique.

Il est possible de dire que Césaire advient au monde avec le Cahier comme poète et comme sujet singulier. 

«La poésie est cette démarche qui par le mot, l’image, le mythe, l’amour et l’humour m’installe au cœur vivant de moi-même et du monde.» déclare-t-il.

Une dernière question pour finir.

A qui s’adresse ce long poème?

On pourrait répondre qu’il s’adresse à un dédicataire idéal, un grand Autre, un Dieu obscur. On pourrait aussi répondre qu’il s’adresse au monde, à tous les hommes, car on a vu qu’il est né d’une expérience spirituelle douloureuse, d’une méditation intense d’ordre exclusivement personnel et subjectif, qui va bien au-delà de ses engagements pour la défense de ses frères de race et que c’est une expérience qui est d’abord humaine.

 La dimension autobiographique du Cahier... a d’ailleurs maintes fois été soulignée par le poète lui-même.

Ce retour au pays natal est à concevoir comme le retour d’un exil intérieur, la réappropriation de soi-même, et de sa mémoire, dans un acte de langage d’une grande violence et d’une grande solennité, et surtout comme l’accession à une parole souveraine: «la langue maléfique de la nuit en son immobile verrition».

Au terme de cet itinéraire, Aimé Césaire peut sereinement affirmer son appartenance à la race humaine

«et lie, lie-moi sans remords
lie-moi de tes vastes bras à l’argile lumineuse
lie ma noire vibration au nombril même du monde»
Cahier... p.65.

C’est cela qui lui permet de dire qu’il est martiniquais, nègre et homme, tout cela en même temps.
Et c’est du lieu de son humanité restaurée, qu’il nous a convoqué, nulle part ailleurs.

«J’arriverais lisse et  jeune dans ce pays mien et je dirais à ce pays dont le limon
entre dans la composition de ma chair: «J’ai longtemps erré et je reviens vers la hideur désertée de vos plaies».
Je viendrais à ce pays mien et je lui dirais:
«Embrassez-moi sans crainte…Et si je ne sais que parler, c’est pour vous que je parlerai»  Cahier... p. 22

 Trouver à quoi son nom l’a appelé!  Aimé Césaire!

Marie-José EMMANUEL
Université de la Réunion le 28/04/08

Note

  1. La tragédie du roi Christophe, Ed. Présence Africaine, ,Paris, 1970. Acte I, sc.3

anis

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