Potomitan

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Écouter le mond blanc craquer

Ernest Pépin

«Pitié pour nos vainqueurs omniscients et naïfs»
«La force de regarder demain»

Nous avons tous en tête ces vers d’Aimé Césaire. D’abstraits, les voilà devenus plus sonores et plus vrais. Aujourd’hui c’est la Guadeloupe qui craque comme un volcan sous la poussée de l’injustice et du mal-être.

Mal-être, d’un peuple détourné de lui-même et qui reprend le lit de son identité et de sa culture.

Mal-être d’une économie prédatrice oscillant entre assistanat et consommation à la manière d’un pendule détraqué.

Mal-être d’une société figée dans l’étau des archaïsmes et bloquée par les freins du désespoir.

Mal-être d’une terre sans production aspirée par d’insolentes spéculations immobilières.

Longtemps, elle s’est dite touristique avant de découvrir que le plus grand touriste c’est le Guadeloupéen lui-même en proie à des  chimères aujourd’hui mises à nu.

Mal-être quand l’existence ne concorde pas avec l’être, quand l’économie n’est la fille d’aucune activité viable, quand la culture explose en pétitions, quand la politique n’est qu’une affaire d’élections, quand le social ne socialise plus.

Logique du pourrissement chantait Joby Bernabé. Derrière tant de leurres, sous le rideau des subventions et des allocations, sous le masque de la décentralisation, la logique du pourrissement fait son œuvre de poux-de-bois rongeur non pas seulement du pain des cases mais plus encore du pain de l’histoire. Il arrive que l’histoire ait une âme. Il arrive que l’histoire baigne dans le ressentiment. Il arrive que l’histoire, malgré les apparats du développement, fouille de honteuses poubelles pour se nourrir des restes d’une colonisation qui ne veut pas mourir. Il arrive que l’histoire se condense en un présent explosif.

Alors, mis à part les cris effarouchés de ceux pour qui le théâtre est plus important que la pièce qui se joue, mis à part les inquiétudes de ceux qui sont les rouages d’un système essoufflé et de plus en plus grinçant, mis à part ceux qui se gavent de la graisse de l’animal moribond, l’on se plaint de la chaudière en oubliant les surdités antérieures, les blessures intérieures, le va et vient des ruses dans les flux et reflux de l’outre-mer.

Nous fûmes traités de «danseuses».

Nous fûmes traités en spectateurs impuissants devant des «techniciens» tout-puissant, des aménageurs délirants, des orientations budgétaires en mal de budget et d’orientation, des ambassadeurs cajoleurs égarés dans la jungle de leurs lettres de créances, des manipulateurs à qui l’on a jamais appris l’effet boomerang.

Nous dûmes avaler des silences stratégiques (Napoléon, Dumas, le Chevalier de Saint-Georges, Guillon Lethiere, Toussaint Louverture etc…), des affirmations humiliantes (les bienfaits de la colonisation), des discriminations mémorielles (cessez de parler de l’esclavage!).

De vérités truquées en mensonges biaisés, nous dûmes avaler un déni rampant, gluant, étouffant, toujours frôlant le mépris, toujours puant l’abcès non crevé de la bonne conscience facile. La gît aussi le problème: deux discours dans un même ensemble français. L’un invalidant l’autre. L’autre contestant l’un. Car entre les débuts de la colonisation et aujourd’hui la plume, la pensée, la logique ne sont plus dans les mains d’un seul camp et il est toujours tragique pour un héros de voir découvrir les tours, trucs et les truquages qui faisaient son prestige. La France a toujours eu le défaut non pas seulement de vouloir «assimiler» mais encore de vouloir imposer une admiration (une génuflexion) devant sa légende républicaine en oubliant que toute légende repose sur des mensonges et des mises en scène. Et petit à petit le voile s’est levé comme une aube de justice. Le BUMIDOM en raclant une partie des forces vives a également lézardé un imaginaire de l’abondance et de la fraternité après la flambée du patriotisme engendrée par la deuxième guerre mondiale. Les étudiants retournés aux pays ont emmené dans leurs bagages des rêves de souveraineté liées aux grandes décolonisations et aux défaites coloniales. Les pétitions littéraires ont attisé la braise  et aiguisé l’appétit pour une identité fer de lance de l’émancipation. L’occidentalisation progressive des sociétés ultramarines a rendue plus poignante les écarts concernant les niveaux de vie et les droits.

Deux discours contradictoires ont émergé: discours réclamant plus d’égalité et discours exigeant plus de particularité. Le nous sommes guadeloupéens sonne d’autant plus fort qu’il est accompagné en écho du nous avons le droit de bénéficier pleinement de nos droits de français. Ni l’un ni l’autre n’ont jamais été pris en compte par les gouvernements successifs de droite comme de gauche.

On oublie trop souvent que la réponse de nombreux gouvernements aux plaidoiries d’Aimé Césaire a été d’essayer de le tuer politiquement et de discréditer son discours contre le colonialisme.

On oublie trop souvent «le discours sur le colonialisme» d’Aimé Césaire radié du programme.

On oublie trop souvent l’ordonnance de 1960 qui mutait d’office des fonctionnaires jugés séditieux.

On oublie trop souvent les manuels scolaires étroitement franco-français.

On oublie trop souvent les procès coloniaux qui ont suivi les évènements de Mai 1967.

On oublie trop souvent la très longue durée d’un SMIC à deux vitesses au désavantage des peuples ultramarins.

On oublie trop souvent le rouleau compresseur des monopoles, qui écrase le tissu économique composé de petites entreprises, de petits artisans, de petits commerces.

On oublie trop souvent que la fermeture des usines n’a été suivie d’aucun projet crédible.

On oublie trop souvent que la France n’a jamais pensé une «fonctionnalité» au profit de ses départements d’outre-mer dont seule semble lui importer leur allégeance électorale.

On oublie trop souvent, par un tour de passe-passe indécent, les «peuples» transformés en «populations».

Il est temps de se rendre compte que l’outre-mer n’est pas une extension de la France mais une altérité au sein de l’ensemble français. Il ne suffit pas de brandir le mot république sans se soucier de la diversité et du droit à être soi-même pour les uns et les autres.

Les réponses en termes de logements sociaux sont des hideuses contrefaçons des banlieues. Preuve qu’il y a un déficit d’imagination.

L’assistanat est devenu un mode d’existence.

La lutte contre les trafiquants de drogue est insuffisante.

La zone industrielle de Jarry n’est rien d’autre qu’une zone commerciale où, le plus souvent, existent très peu d’entreprises appartenant à des guadeloupéens. Cela donne l’impression d’un apartheid douceâtre!

La liste des incohérences, des dysfonctionnements, des erreurs, des inconséquences serait très longue à dresser.

Il en résulte un malaise! Une frustration! Une colère! Et pour finir un soulèvement! Les îles ont toujours dansé sur des volcans sociaux, toujours surfé sur des vagues rebelles, toujours marché sur des mangroves empoisonnées alors que l’imaginaire, hérité des premiers «découvreurs» a toujours célébré des Eden exotiques ou des «lambeaux de France». Jamais leur dimension de «pays» n’a été réellement prise en compte.

Aujourd’hui, le «pays» est debout. Il réclame non pas seulement une justice sociale mais, par-delà, la justice d’une existence, le respect d’une identité, la mise en œuvre d’une autre politique. À bien regarder c’est le colonialisme qui est en procès! Un colonialisme moribond qui se débat, qui ruse et qui alimente le feu des révoltes. Il est surprenant que la cadence des grèves n’ait jamais interpelé ni l’État ni les collectivités, ni les partenaires sociaux et qu’il ait fallu attendre le mouvement du collectif pour voir bouger les lignes et pour changer la vision traditionnelle de l’outre-mer.

À l’évidence, l’heure est venue d’élaborer un projet global afin de réorienter le destin. Une terre sans production sera toujours une terre incandescente. Une économie-containers sera toujours une économie de pacotille. Une société «racialisée» sera toujours une société de discrimination. Une culture considérée comme «périphérique», «mineure» sera toujours une culture agressive. Une histoire bâillonnée criera toujours son devoir de mémoire.

Dès lors, il ne s’agit pas de désamorcer un conflit structurel mais de transformer en profondeur la structure du système.

De quelle manière?

Le Président de la République propose des États Généraux. Ils ne peuvent avoir un résultat positif que si tous les partenaires jouent le jeu avec sincérité et loyauté envers la Guadeloupe. Toute la Guadeloupe. Rien que la Guadeloupe.

Une Guadeloupe désentravée, reconvertie. Une autre Guadeloupe!

Il n’existe pas de société vertueuse ce n’est pas une raison pour accepter une société téléguidée, assistée et bloquée.  Nous sommes au XXIème siècle et la départementalisation a  63 ans. À l’évidence, elle a mal vieillie après avoir rendu de bons et loyaux services en matière de santé, de scolarisation et d’équipements. Là où le bât blesse c’est qu’elle n’a jamais su proposer un projet économique. Le monde a changé. La France a changé. La Guadeloupe aussi a changé. Dans l’ensemble la plantation a vécu. Le mode de vie s’est occidentalisé et les exigences ne concernent pas seulement le pouvoir d’achat mais aussi le pouvoir d’être. Césaire déjà en appelait à une refondation et même à une utopie refondatrice. Cela signifie que la question de la production locale est posée avec la même acuité que celle de la répartition équitable des richesses. Cela signifie que la Guadeloupe ne veut plus être simplement une destination. Elle veut se forger un destin. Cela signifie que la Guadeloupe aspire à la responsabilité, à l’émancipation, à un nouveau contrat social avec l’État et avec elle-même. Depuis de nombreuses décennies les syndicats ont été le fer de lance des revendications salariales. L’heure est venue pour le politique de rentrer en scène. Je dis bien le politique et non pas la politique. Les élus ont géré passivement des municipalités, des assemblées, dans le cadre d’un système néocolonial. À ce titre, ils n’ont pas démérité mais ils ont été dépassés par les mutations de tous ordres. Jamais le besoin du politique n’a été si fort. C'est-à-dire le besoin de repenser les finalités et de donner du sens à une histoire.

Cela aurait pu être un malheur. C’est une chance!

Une chance parce que nous voilà libérés des pensées limitantes et réclamant l’audace de construire, d’inventer et même de rêver.

Ernest Pépin

 Viré monté