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La peinture en Martinique
Détente à la rivière
par Raphaël Confiant

Détente à la rivière

Honoré Chosrova – Détente à la rivière, 1993, Acrylique sur toile, 82 x 66 cm.
(Photo Robert Charlotte)

Au temps de l’antan, le lundi de beau matin était le jour du linge (que nous préférions appeler «hardes» dans notre parlure, en souvenir des souffrances passées). Au long des traces damées de pieds à chiques, à travers les chemins de terre rouge qui semblaient projeter toute une charge de rêves jusqu’aux confins du ciel, une procession qu’aucun Diable n’aurait pu barrer. Une procession de négresses noires, de négresses rouges, de négresses jaunes et même – Ô belleté suprême! – de négresses bleues, héritières de cela que nos pères nommaient, en balbutiant, l’Afrique-Guinée. Elles charroient tout un ballant de rires et de causers, leur tray, posé sur l’en-haut de leur tête, vacillant à chaque pas, mais ne tombant jamais. Et même si! L’homme qui tombe est un fruit-à-pain doux: il pourrit, bréhaigne sur le sol. La femme tombée est une châtaigne: elle se relève et tige, indifférente à l’hivernage ou au carême, oui.

La rivière est à tout le monde. L’eau diaphane qui chamaille les roches, descendue des contreforts de mornes couverts d’acomas et de gommiers, sinon de courbarils, n’est pas le bagage du Béké. Ce dernier possède la terre, la canne à sucre, les champs, le bétail, la distillerie et la sucrerie, les rails, mais son royaume s’arrête ici. Net-et-propre! C’est pourquoi le lundi de beau matin avait toujours eu goût d’absolue liberté. Nous n’avions plus à dissimuler tout ce charivari de pensées qui le reste du temps chagrinait nos vies. Les halliers pouvaient écouter nos désirs, notre hargne et nos cirques de femmes jacassières et encore ce par quoi nous comptions amarrer nos hommes tout en nous démarrant de la déveine.

Nos tétés réclamaient l’air libre. Nos jambes, puissantes, cherchaient à respirer, loin de nos jupes longues de tous les jours. Quant à nos cheveux, ils s’amusaient à grands désordres de nattes, adoptant la posture du poulpe (ici-là, dire «chatrou», foutre!) ou la tendresse des grappes de mandarines à l’approche des Avents. Une fois dans le courant, une fois installées dans l’en-allée de l’écume et du vent, nous devenions soudain graves. Chacune rentrait dans sa chacunière. Nous empoignions qui une chemise en kaki, qui une jupe en popeline et, nous courbant légèrement, nous frottions avec une lenteur déterminée, ruminant déjà ce que le lendemain nous apporterait à coup sûr, prévoyant les coups de chien du destin, calculant le prix des commissions à la boutique, de la visite chez le docteur du bourg, du voyage dans l’En-Ville, de la cotisation à la tontine et toutes qualités de choses prévues et imprévues. Nous mesurions ainsi le poids de chacune de nos existences que nous comparions, sans faire de guerre, avec celui de nos voisines et commères.

Le lundi de beau matin, il y avait toujours la plus splendide négresse aux tétés debout et aux cuisses tentatrices pour défier le nègre importun (ou qui avait égaré sa route) de son regard de matador. Sa membrature était une invite au délire des sens, mais ce n’est pas à toi qu’elle l’offrait, mais au monde, oui.

Raphaël Confiant

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