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«Drive: L'errance ensorcelée»*

Entretien avec Gerry L’Étang

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Drive. L’errance ensorcelée. Nouvelles réunies par Gerry L’Étang • HC Editions, Paris • décembre 2009 • 188 p. • 14,50 €.

Gerry L'Étang

Gerry L’Etang, qui à dirigé un recueil collectif de nouvelles sur la drive en Martinique paru récemment chez HC Editions, nous parle de cet ouvrage qui mêle littérature pour l’écriture et anthropologie pour la thématique.

– Montray: Pourquoi avez-vous réuni ces nouvelles sur l’errance en Martinique?

– Gerry L’Étang: À l’origine de ce recueil, il y a trois choses. D’abord une anecdote. Voilà dix ans, je suis tombé en panne à Fort-de-France, place Monseigneur Romero. Il était deux heures du matin. J’ai vu venir spontanément vers moi deux errants qui m’ont proposé de pousser ma voiture afin de la faire redémarrer. Ils ont essayé, en vain. Et pour cause, je me suis aperçu alors que j’étais en panne sèche. Puis d’autres ont surgi, peut-être une quinzaine. L’un d’eux a eu une idée bizarre: pousser l’auto en sens inverse afin qu’elle se rappelle du balan qu’elle avait; ainsi, elle redémarrerait. J’ai tenté de m’opposer à cette proposition insensée, sans succès, tous étaient d’accord avec cette idée. Nous avons donc poussé en sens inverse la voiture et, bien entendu, ça n’a pas marché. J’ai dû rentrer à pied. Cette expérience m’a appris une chose: un nombre important d’individus atteints de folie dorment la nuit dans les rues de Foyal. Je pensais bien qu’il y en avait quelques-uns, mais de là à en trouver une quinzaine rien que sur une place de la ville… Ils étaient donc nombreux et je ne m’en étais jamais douté! Ça m’a rappelé un autre souvenir. Quelque mois auparavant en Inde, j’avais eu une conversation avec un industriel brahmane. Je lui parlais de ces innombrables mendiants qui harcelaient les passants dans les rues de Delhi, et à ma stupéfaction, il me répondait que je racontais des conneries, que ça n’existait pas. J’étais soufflé devant tant de mauvaise foi, jusqu’à ce que je me rende compte que l’homme était sincère, que ces mendiants, il ne les voyait pas. En quittant la place Romero, je me suis dit que, comme ce brahmane, les errants de chez moi m’avaient été invisibles. J’ai aussi pensé que s’ils étaient si nombreux, c’est que leur prise en charge était insuffisante. Et s’il en était ainsi, c’est qu’ils devaient être invisibles aussi à beaucoup de Martiniquais. Mais mal d’autrui n’est que songe, j’ai fini par oublier cela. Jusqu’à ce que je découvre dans un journal qu’un colloque organisé par la DSDS et tenu à l’ESAT de Rivière-L’or en décembre 2008, avait évalué à 800 le nombre d’errants en Martinique. Là, je me suis dit qu’un recueil de nouvelles illustrant, interprétant le phénomène de l’errance dans ce pays, pourrait contribuer à rendre cette tragédie plus visible et, partant, à ce qu’elle soit mieux prise en charge. Car davantage que ce chiffre de 800, ce qui interpelle, c’est la forte croissance du nombre des errants en Martinique. En 2003, une étude réalisée par Louis-Félix Ozier-Lafontaine (en collaboration avec André Lucrèce et Michel Manuel) pour la DDASS et la Cellule interministérielle de la politique de la ville, estimait leur nombre à 400. Il aurait donc doublé en cinq ans. On retrouve ces errants principalement dans la conurbation Fort-de-France-Schœlcher-Lamentin, mais aussi disséminés dans les bourgs d’autres communes ou dans des lieux de passage comme les stations-service. Jamais à la campagne. Parce que ces errants sont généralement des mendiants, il leur faut avoir accès à un flux important de donneurs potentiels. En cela, ils appliquent la règle de base de la mendicité: plus l’on sollicite de gens, plus la récolte est conséquente.

– Pourquoi avoir intitulé ce recueil Drive: L’errance ensorcelée. Pourquoi drive?

– Un anthropologue québécois spécialiste de santé mentale, Raymond Massé, à mis en évidence dans un ouvrage, Détresse créole, le fait qu’en Martinique la cause du dysfonctionnement psychique est toujours, du point de vue du malade et de son entourage, extérieure au souffrant. Et la cause alléguée, c’est souvent un sort jeté par un tiers. Dans le cas de l’errance, l’ensorcellement, c’est la drive, envoûtement condamnant la victime à aller et venir sans frein. Les nouvelles de ce recueil sont pour nombre d’entre elles des exemplifications de cette croyance qui, comme beaucoup d’interprétations magico-religieuses, a pour finalité de donner une origine et un sens à l’inacceptable. Exemplifier ce thème créole de la drive ne signifie pas bien sûr que les auteurs des récits adhèrent à cette interprétation, qu’elle emporte leur conviction. Seulement les manières de penser ont des conséquences et les intégrer peut contribuer à une meilleure compréhension du problème. Si l’on fait une analyse rationnelle, l’errance n’a évidemment rien voir avec l’ensorcellement. Les concernés sont des individus présentant des fragilités psychologiques et dont les failles sont aggravées par des infortunes de vie, des rencontres avec la drogue, avec l’alcool, et qui en raison du relâchement du lien social se retrouvent exclus, à traîner des existences déraillées. Mais dans la mesure où les intéressés interprètent ce qui leur arrive comme une drive, il faut en tenir compte. En définitive, ce recueil dit ce que nous pensons lorsque nous tombons «en chien», largués, en dérive, et ce que la société pense alors de nous. C’est en quelque sorte une contribution à une psychosociologie du Martiniquais. On pourrait d’ailleurs imaginer une suite à ce type d’ouvrage, où d’autres thèmes tirés de la culture créole feraient l’objet d’un traitement littéraire similaire: la blesse par exemple, ou le gros-poil. Illustrer les croyances, les traits, la mythologie d’une société est utile car la culture, c’est ce qui confère à une communauté son identité 

– Vous avez réuni pour ce recueil de nouvelles, 19 auteurs martiniquais. Comment les avez-vous choisis et avez-vous été satisfait de leurs textes?

– Il y a dans ce recueil plusieurs types d’auteurs: des poètes comme Roger Parsemain, Daniel Boukman, Philippe Montjoly ; des habitués de l’écriture de fiction comme Alfred Alexandre, Nicole Cage-Florentiny, Serghe Kéclard ; des sociologues rompus à l’exercice littéraire comme André Lucrèce, Auguste Armet ; des anthropologues comme Louis-Félix Ozier-Lafontaine, Thierry L’Etang, moi-même. Et bien d’autres. A partir du thème que je leur ai proposé, la drive, ils ont conçu des textes de création littéraire. Il s’agissait d’exposer un sujet d’anthropologie créole, dans un genre, la nouvelle, peu présent dans notre littérature. Certains l’ont fait en suivant leur imaginaire, d’autres, à la suite d’observations de terrain. Mais tous avaient une bonne connaissance de la culture de leur pays et du phénomène à traiter. C’est le principal critère qui a guidé mon choix. Je voulais des regards diversifiés et pertinents sur le sujet. J’ai été plus que satisfait. Ce thème a été considéré en épousant le point de vue sorcellaire, par Jean-Pierre Arsaye par exemple, ou en s’en distanciant, comme chez Fernand Tiburce Fortuné qui expose un cas de schizophrénie. Mais ce qui m’a le plus frappé, c’est la qualité esthétique des textes. Elle était bien sûr attendue de la part de ceux entraînés à la création littéraire, mais elle a aussi été au rendez-vous chez ceux qui n’avaient jusqu’alors écrit que des essais. Ils ont su éviter le didactisme qui caractérise l’écriture analytique et produire des récits elliptiques, suggestifs, qui sollicitent l’imagination, suscitent l’émotion. J’étais d’autant plus sensible à l’écueil didactique que j’étais concerné au premier chef. L’intérêt littéraire des textes réside aussi dans le fait qu’ils alternent plusieurs registres de langue, voire plusieurs langues. Nous passons d’un français soutenu chez Jean-Marc Rosier par exemple, à une sorte de mixte créole-français chez Lévi of the Tik, incompréhensible pour un non-Martiniquais. En passant par le langage des jeunes chez Dominique Aurélia, qui procède aussi du mélange des langues. D’autres nouvelles sont entièrement en créole – la drive en créole, c’est très fort –, celles de Raphaël Confiant, Jean Bernabé, Eric Pezo; certaines étant traduites en français par Marie-Françoise Bernabé.

– Dans la nouvelle dont vous êtes l’auteur, «La roche», vous décrivez le milieu glauque de la mangrove, avec des détails précis sur les transactions, la préparation d’une pipe de crack, le vocabulaire, etc. Comment savez-vous tout ça?

– Je suis anthropologue et ne connais rien de mieux que l’observation directe. J’ai tenté d’appliquer à un exercice littéraire les techniques d’enquête que j’observe dans mes recherches ethnographiques. Je suis donc descendu dans la mangrove. J’y suis descendu la peur au ventre car il y a autour du commerce de crack une violence potentielle. Les dealers en effet se font parfois braquer par plus vakabons qu’eux et cette brutalité interne au milieu induit quelques risques. Mais je me suis vite rendu compte que prétendre observer ce lieu d’ombre comme on le ferait par exemple d’un rituel religieux était une grande naïveté. La première fois que j’y suis allé, j’ai été stoppé net par un «soldat» (c’est ainsi qu’on désigne ceux qui filtrent l’accès aux dealers et sécurisent le «biznes») qui m’a demandé ce que je voulais. J’ai répondu que je souhaitais regarder, discuter. Le bougre m’a rétorqué qu’il n’y avait ici que des gens qui achetaient ou vendaient et a conclu par un menaçant: «Pa rété la!». Je suis revenu une semaine plus tard, cette fois pour acheter. Là, contre 40 euros de roche, j’ai pu glaner quelques éléments sur l’endroit, l’ambiance, le déroulé d’une transaction, le jeu des «soldats» qui annoncent par portable aux «boss» l’arrivée des clients. Et sur la consistance physique du crack, que j’ai tenu en main un instant avant de le jeter. Mais tout ça a été très vite, trop vite. Car même lorsqu’on vient pour acheter, on ne s’éternise pas dans la mangle. Qui plus est quand on est comme moi inconnu du milieu, pouvant inspirer toute sorte de suspicion. Cette phase d’observation directe a donc été plutôt frustrante. J’ai dû compléter l’enquête par des entretiens avec des gens qui connaissaient cet environnement. C’est surtout avec leurs informations que j’ai construit mon texte. 

– Gerry L’Etang, on vous connaît pour vos travaux sur les traces, notamment religieuses, laissées par l’Inde aux Antilles. Or depuis quelque temps, vous proposez tout autre chose. Vous avez dirigé il y a peu un ouvrage remarqué sur la peinture en Martinique, et maintenant, ce recueil de nouvelles sur la drive. L’Inde en Nous, c’est fini?

 – Pas tout à fait. En 25 ans de terrain dans les l’Indes antillaises et en Inde, j’ai accumulé beaucoup de données dont certaines sont encore en cours de traitement en vue de publications. Je continuerai donc à publier sur l’Inde en nous et sur l’Inde. Mais mes enquêtes sur ces questions sont terminées. J’ai envie de me renouveler, d’investir d’autres sujets, d’autres lieux. Je pense à Haïti, à Cuba, aux Saintes. Mais je n’ai encore rien décidé. Pour devenir compétent sur un thème, il faut des années. Changer de terrain est pour un anthropologue quelque chose d’effrayant. Par ailleurs, je me sens de plus en plus attiré par l’écriture de fiction. La nouvelle que j’ai écrite ici témoigne de ce désir. Mais là aussi, c’est effrayant! Il y a dans la production littéraire de chez nous de telles pépites que si on les prend comme modèles, c’est intimidant. Aussi y vais-je prudemment, modestement, en m’essayant à une écriture qui associe l’imaginaire à ce que je sais faire, l’ethnographie. Une littérature ethnographique en quelque sorte. Je crois que c’est en matière littéraire que nous autres Martiniquais avons le plus à dire. C’est en tout cas dans ce domaine-là que ce que nous disons a le plus d’écho.

Drive. L’errance ensorcelée

* Drive. L’errance ensorcelée. Nouvelles réunies par Gerry L’Étang.

 Viré monté