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Paroles d’une île vagabonde

Dominique DEBLAINE

Site Web de l'auteur

 

 boule

Recension par
Kathleen Gyssels
Prof. dr. à Antwerp University

 

 

 

 

 

 

 

Paroles d’une île vagabonde, Dominique DEBLAINE • Éd. Riveneuve • 2011 •
ISBN 978-2-36013-065-8 • PRIX FETKANN POESIE 2012 • 12 €.

Dominique Deblaine

Un nouveau souffle vient des Îles. Il était temps d’entendre de nouvelles voix qui savent désamorcer la stéréotypie antillano-guyanaise dans l’ère de l’après-Glissant, distillant magnifiquement dans la très riche tradition des lettres antillaises son singulier arôme antillano-français. Le récit poétique de Dominique Deblaine, Maître de Conférences et docteur ès lettres à Bordeaux IV avec une thèse sur Simone Schwarz-Bart1, est un percutant portrait d’un lieu et d’un lien. Paroles d’une île vagabonde embarque le lecteur dans un portrait sans fards de la Guadeloupe, «visitée de la cale à la cime2». Les heurs et malheurs des Antilles sont inventoriés, sans que la narratrice ne parle à la première personne. C’est en réalité l’espace «Kumbla» de son île natale et l’humanité qui l’habite qui se succèdent, s’entremêlent, dans cette prose poétique. Florilège d’auteurs caribéens, l’ouvrage livre son «retour au pays natal» en saluant en filigrane René Depestre et Nicolas Guillén («West Indies», p. 16), Daniel Maximin, Alejo Carpentier, Max Rippon3 (p.40), et surtout les Schwarz-Bart.

À l’avant-dernière page de Paroles d’une île vagabonde, la narratrice entrelace des échos d’œuvres majeures de la littérature antillaise:

Je suis comme ces hommes, ces ultimes Justes dans la Solitude, se délectant d’un simple Plat de porc aux bananes vertes, qui peuvent aimer passionnément sans retour ordinaire et qui l’acceptent humblement en refusant la tyrannie des conventions et des jugements éculés. (p. 107)

Par ce renvoi aux romans d’André et de Simone Schwarz-Bart, le récit se clôt sur une touche convaincante de sincère émotivité, témoignage exaltant de tout ce qui fait sa Karukera.

Toujours à la même page, deux autres renvois à Ton beau capitaine4 (Simone Schwarz-Bart, 1987) donnent la cadence d’un hommage à ceux qui, contre vents et marées, ont chanté les beautés de l’île, de ses femmes et de ses hommes. Le rappel, dans Paroles une île vagabonde, de la cruelle réalité pour les Haïtiens, considérés comme «des moins que rien, des cocos secs», associé à l’image la plus érotique de Ton beau capitaine, où la femme se compare à un bateau que l’homme visite de la cale à la cime, n’est pas arbitraire:

On les regarde comme des moins que rien, des cocos secs, on les pille, on les dévaste, mais ni guerrier, ni rebelle, ils cultivent sereinement le sublime […] Ces hommes, semblables à un beau capitaine visitant son navire de la cale à la cime du mât, m’émerveillent […] (p.107)

Par ailleurs, à l’instar de Césaire, Dominique Deblaine cadastre les paramètres de sa cartographie intime. Ainsi, s’inscrivent ses thèmes intimes, alternant entre la voix de l’île personnalisée et l’expérience tantôt féminine tantôt masculine: 

JE CONNAIS des femmesqui aiment
des langues douces et brûlantes, épaisses comme un autre sexe, qui aiment mélanger les salives, sentir des mains pétrir leurs seins dans un mélange d’excitation, de douceur, de quiétude et de volupté, voir les visages proches crispés par le désir […]
(p. 63)
 
JE CONNAIS des hommes qui aiment
des odeurs de sueur et de sexe, des mots sans pudeur, qui songent en dièse, qui ont des pensées insolentes, ardentes à tétaniser les muscles, accélérer et ralentir le temps. (p.65)

Mais, certains hommes, devenus «ti-mâles» (p.90) paradent au carnaval annuel:

en femmes fardées, montés sur talons aiguilles et se pavanant avec des airs de plus-libres-que-l’air, croient donner une belle réplique à celles qu’ils traînent quotidiennement dans la boue. (p.60)

À partir de ce «cadastre» et dans sa traversée du lieu de naissance, Dominique Deblaine décrit chaque coin et recoin de la Guadeloupe, et notamment la complexité de la ville:

La ville pue, la ville cocote, la ville débonde de violence et de feintise […] Dégoulinante d’imposture de quatre sous, elle se donne en spectacle, incapable de rallier les coulisses, d’ôter les fards. […] Elle est ainsi, la ville, vergogne abjecte, calamité de traficotages indécents, flétrissure méprisable et fétide […] (p 30).

L’on sent le souffle césairien qui traverse de part et d’autre ce portrait d’une ville et d’une île, d’un Il et d’une Elle qui se mettent réciproquement en scène, dialoguant autour de ce qui les unit et désunit tour à tour.

Dominique Deblaine s’était déjà montrée analyste du thème incontournable de l’amour dans les fictions romanesques5, mais ici, c’est en tant qu’auteure qu’elle décortique les rapports entre les sexes.

Accusant l’écart entre le discours théorisant qui silencie la drive sous ses diverses formes et la réalité quotidienne de la société antillaise, l’auteure ose également dévoiler la «profanation» des symboles sacro-saints de la glorieuse France. Flânant à travers les rues et les places publiques, elle dresse l’inventaire des lieux de mémoire «franco-français», les places publiques, les hauts lieux, les bas-fonds des villes (Pointe-à-Pitre, Fort-de-France, et autres villes de la Caraïbe), les démolitions de certains monuments telle la statue de Joséphine de Beauharnais, maculée et décapitée sur la Savane de Fort-de-France6. Il est vrai que, bien souvent, sur ces «respectueux» sites, sur les bâtiments publics, naissent de nombreux graffitis sur des pans de mur, des formules griffonnées tels des slams… et la vagabonde prend note de ce lot de misères, de ces frustrations, de ces espérances et de ces résistances tenaces d’hommes et de femmes qui peuplent ces îles françaises.

Quand, dans l’inscription ironique d’une marelle, cette île vagabonde dénonce la manipulation masculine (p.44):

mystification
humiliation                         dévastation
prédation
glorification                            adulation
idéalisation
exaltation
délectation

elle rend hommage au Guyanais Léon-Gontran Damas qui, le premier, dans le poème «Pour sûr» du recueil Pigments (1937), sut lancer des slogans en «-tion», contre l’establishment, contre l’aliénation et le racisme:

Alors
je vous mettrai les pieds dans le plat
ou bien tout simplement
la main au collet
de tout ce qui m’emmerde en gros caractères
colonisation
civilisation
assimilation
et la suite […]

Plus d’une fois, à la lecture de Paroles d’une île vagabonde, me revient l’aîné Damas qui énonçait, dans  Black-Label7, la véritable décolonisation mentale à opérer aux Antilles (et partout où la colonisation française a laissé sa griffe):  

Il s’agit moins de recommencer
que de continuer à être
contre la morale occidentale
et son cortège de préceptes
de préconceptions
de prénotions
de prétentions
de préjugés
Il s’agit moins de recommencer
que de continuer à vous refiler ma nausée […] (p.32).

Paroles d’une île vagabonde, chronique d’île(s), portrait audacieux de la «mentalité» antillaise, des rapports alambiqués entre les sexes, de l’éducation en milieu «matrifocal», mise à nu des violences domestiques et relationnelles, des soifs de vengeance, des jalousies intestines, fait le compte des multiples fléaux qui sévissent et engendrent des «vagabonds»8 sur des terres qui ont été des «pays dominés».

Dominique Deblaine est sans doute une des nouvelles voix qui, maillant sa recherche académique à un regard lyrique et sincère, dénué d’opacité prétentieuse et d’exotisme à rebours, nous l’espérons sera entendue.

© Kathleen Gyssels
Prof. dr. à Antwerp University

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Notes

  1. Thèse sous la direction de Jack Corzani, éminent spécialiste de la littérature antillaise, auteur notamment, La Littérature des Antilles et de Guyane, Fort-de-France, Éd. Désormeaux, 1978, 6 Volumes; Dictionnaire Encyclopédique Désormeaux, Éd. Désormeaux, 1993, 7 volumes, 2 Thésaurus.
     
  2. Clin d’œil à celle qui la précède dans le cheminement guadeloupéen, Simone Schwarz-Bart et sa pièce mémorable, Ton beau capitaine (Seuil, 1987).
     
  3. Il avait été un des invités d’honneur du colloque international que Dominique Deblaine avait organisé en 2006 à l’Université Michel de Montaigne Bordeaux 3, année «Francofffonies!».
       
  4. Lire Kathleen Gyssels “La Malemort dans Ton beau capitaine”, MaComère, 6(2004): 77-84 ; «‘I talked to a Zombie’: Displacement and Distance in Simone Schwarz-Bart’s Ton beau capitaine», in Ici / Là : Place and Displacement in Caribbean Writing in French, Mary Gallagher, éd., Amsterdam, Rodopi, 2003 : 227-251.
     
  5. Dominique Deblaine, «Karukera-Guadeloupe d’amont en aval», Cahiers ethnologiques, 15 (1993) : 33-48.
     
  6. Une autre statue saccagée, celle du roi Léopold II à Ostende: la main coupée et peinte en rouge est replacée au pied de la belle statue équestre du roi (en allusion aux mains coupées des cueilleurs de latex).
     
  7. Léon-Gontran Damas, Black-Label, Paris, Gallimard, 1956.
     
  8. Le terme n’est pas aussi négatif que le terme créole de «drive» dont Gerry L’Étang avait dessiné les contours à travers 19 nouvelles parues dans un collectif, Drive, L’Errance ensorcelée, HC Éditions, 2009, dont deux seulement étaient de femmes (l’universitaire Dominique Aurélia et Nicole Cage-Florentiny). Voir le compte rendu par Maurice Belrose, dans la revue Justice de Fort-de-France, mis en ligne sur Potomitan: http://www.potomitan.info/gletang/drive.php

Dominique DEBLAINE

Dominique DEBLAINE avec le prix Fetkann.

Au café Flore, le 21 novembre 2012, de gauche à droite: Dominique de La Guigneraye, Directeur des Rhums Clément France
(venu spécialement de Martinique), José Pentoscope, fondateur du prix Fetkann, Dominique Deblaine et le sculpteur guadeloupéen Jean-Claude Cabo, dit K-Bô, qui a fait la sculpture pour le prix
. Photo Fofo Forey Fumey.

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