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La Martinique après le débat sur les articles 73-74

33. Créole et autres réalités connexes

Jean Bernabé

13. Mai 2011

Rappelons-le: ce qu’exprime le qualificatif de créole c’est, tout d’abord, la naissance dans la colonie et l’acclimatation à des conditions de vie propres à ce qu’il est convenu d’appeler le Nouveau Monde, par opposition à l’Ancien Monde (Afrique, Asie, Europe). Il faut savoir que, de ce point de vue, les territoires de l’Océan Indien (Maurice, Réunion, Seychelles) sont alors assimilés au Nouveau Monde. Il y a diverses raisons à cette assimilation d’ordre imaginaire, mais il en est une tout à fait objective: c’était des territoires complètement vides de population humaine au moment de leur conquête et annexion par la France au XVIIIème siècle.

Au-delà de la naissance dans la colonie et de l’acclimatation à ses conditions de vie

Au-delà de ces données, on trouve la croyance en un monde nouveau et la perspective d’une rédemption. L’idée d’un territoire neuf, nouveau a été d’emblée associée à celle de pureté rédemptrice et de retour à l’âge adamique. À un monde récréé de neuf. La colonisation a représenté un espoir considérable pour des Européens en proie à la misère économique et sociale, soucieux de renaître dans un Ailleurs ayant les couleurs du mythe. Le terme «créole» vient en effet de l’espagnol «criollo», issu du portugais «crioullo», lui-même descendant probablement par plusieurs autres formes intermédiaires d’un mot latin en rapport avec le verbe «creare», signifiant «créer». Il s’agit alors de «recréer», sur des bases nouvelles, inédites! Ainsi donc, le Nouveau monde devenait, pour la plupart des colons, apparaissait comme une sorte de Nouvelle Jérusalem.

Droit du sol et droit du sang

Même si les colons n’en ont pas été conscients, la notion de créole recouvre le principe de «droit du sol» par opposition au «droit du sang», puisque, pour reprendre ce qui avait déjà été dit dans le précédent article, c’est la naissance dans la colonie (et non pas le privilège social lié à la naissance) qui définit le fait d’être créole. Ce qualificatif a été attribué initialement (dès le XVIIème siècle) à la descendance des pères fondateurs européens, quelle que soit leur classe sociale, puis aux esclaves, ainsi qu’aux animaux et aux plantes, et enfin, beaucoup plus tard (seulement au XVIIIème siècle), à la nouvelle langue parlée dans la colonie. Il y a donc une dimension à la fois écologique et géographique du fait d’être Créole (ce que je dénommerai provisoirement «créolité», avant d’analyser ultérieurement cette notion). La logique inhérente à cette «créolité» s’oppose à la logique de l’atavisme, de la généalogie et de l’exaltation des origines historiques. Il faut cependant comprendre que nous sommes là dans un schéma plutôt inconscient et qui correspond plus à un certaine donnée anthropologique de l’imaginaire qu’à la réalité historique des pratiques sociales. En effet, nous ne le savons que trop, précisément entre les aspirations et la réalité, il s’est produit un immense gouffre, lequel s’est rempli de nombreuses abominations et turpitudes qui ont nom : traite esclavage, guerres de conquête, accaparement de territoires, génocides, ségrégation, etc.

Une volonté compensatoire d’enracinement, source d’auto-légitimation

La guerre insurrectionnelle de 1776 qui a aboutit à l’indépendance des colonies américaines de l’Angleterre et à la naissance des États-Unis, ne peut pas seulement s’expliquer par des conflits de pouvoir entre les colons et leur métropole et l’expansion des idéologies diffusées par les Lumières. On ne peut pas comprendre tout à fait cette révolution d’Européens contre la métropole si on ne prend pas la mesure de la volonté plus ou moins consciente des Créoles d’acquérir, en face des autochtones amérindiens, une légitimité dans un pays où ils sont étrangers. Le seul moyen de participer à une certaine «autochtonie», fût-ce de manière minimale, était de devenir des nationaux, donc de cesser de servir de courroie de transmission à l’entreprise colonisatrice de l’Angleterre. Le modèle de la décolonisation américaine correspond non seulement à une rupture d’avec la métropole, mais encore à la conception que seuls les Etats-Unis (indûment assimilés à l’Amérique) ont une légitimité sur le continent américain, depuis le détroit de Behring à la Terre de Feu. D’où le fameux principe «l’Amérique aux Américains» de Monroë. Un principe cynique et qui ne manque pas d’impudence. C’est ainsi que la colonisation du territoire des États-Unis cessera d’être une colonisation extérieure (ou exocolonisation) pour devenir une colonisation intérieure (ou endocolonisation). Et c’est précisément à partir de l’expansion interne de ce type de colonisation que la notion de communautés ethniques différentes va prendre forme aux Etats-Unis et inaugurer une idéologie du communautarisme, dont la ségrégation raciale Blancs/Noirs ne fut qu’une modalité parmi d’autres.

La France et le communautarisme

Si la France a mis du temps à découvrir la juxtaposition des communautés, voire la menace communautariste, c’est parce qu’elle a toujours pratiqué une colonisation extérieure (ou exocolonisation), ce qui suppose une disjonction entre le centre colonisateur et la périphérie colonisée, selon un système faisant appel à une administration locale dépêchée et entretenue sur place. C’est seulement dans la période postcoloniale, qui a vu affluer sur son sol d’ancienne métropole des ex-colonisés (en réalité des néo-colonisés) que la France hexagonale prendra conscience de la multiplication sur son territoire de groupes ethniques divers et selon un rythme sans précédent. La conception républicaine jacobine issue de la Révolution de 1789 constitue un antidote à une démarche communautariste de type anglo-saxon, mais il n’est pas sûr que cet antidote garde toujours une vertu de protection contre le communautarisme. La notion d’identité nationale française que le gouvernement actuel a tenté de remettre à l’honneur déroge à l’idéal républicain en ce que pour lutter contre les pratiques communautaristes, il utilise en réalité des recours identitaristes, lesquels ont toujours fait le lit de la xénophobie: en cherchant à tracer une frontière purement imaginaire autour de mon identité, je rejette la relation à l’Autre, que j’enferme dans une identité aussi fictive que la mienne et symétrique de celle que je me façonne.

Identité créole?

L’analyse qui précède conduit inévitablement à se poser la question de savoir s’il y a vraiment lieu de poser le principe d’une identité créole. Il semble qu’il y ait antinomie entre la notion «fermante» d’identité et les perspectives d’ouverture que comporte le terme de «créole». Cette ouverture résulte en premier lieu de ce que la notion de «créole» implique, redisons-le, ne serait-ce que par défaut, un non-enfermement dans la lignée irrévocablement fixée par le droit du sang.  Le sol est au contraire l’occasion et le vecteur  d’un nombre infini d’aventures humaines issues d’autant de rencontres. Cela ne veut pas dire pour autant que les «Créoles», notamment les colons aient renoncé à exalter leur atavisme, voir à s’octroyer une généalogie fastueuse! L’histoire nous démontre le contraire. Il convient de distinguer le principe anthropologique qui fonde le fait créole et les comportements historiques générés par des rapports de classe imputables à la domination esclavagiste et capitaliste. On doit donc s’attendre à découvrir des usages du terme «créole» qui peuvent paraître contradictoires, alors que ce sont les réalités historiques elles-mêmes qui sont en fait porteuses de contradictions.

Révolution créole, révolution africaine

De ce qui précède on conclura que la révolution américaine de 1776 est une «révolution créole» au motif qu’elle postule une certaine modalité d’enracinement et, par conséquent, une quête compensatoire de légitimation dans le sol américain. Tout au contraire, la révolution haïtienne, même si elle prend la révolution américaine pour modèle en raison du caractère de rupture qu’elle implique par rapport à la métropole, est au contraire une «révolution africaine». Le serment de Bois-Caïman (où le houngan Boukman a officié, dans un statut prépondérant, sur la base de pratiques vaudou) n’est pas du tout l’expression d’une aspiration créolitaire, visant à se situer par rapport à une terre qu’on voudrait faire sienne. Pourquoi? Parce que cette terre est un lieu d’exploitation et de souffrance pour les esclaves. Ce serment emblématique, prononcé dans un bain symbolique dans le sang d’un cochon, est, bien au contraire, l’indice et le vecteur d’une révolte négro-africaine de type fétichiste contre le maître Blanc-créole. N’oublions pas que ledit Boukman n’était pas un Créole, puisqu’il n’était pas né dans la colonie. C’était précisément un Bossale, au sens qui a été défini précédemment, puisque, arrivé dans le pays à l’âge adulte, il a dû faire l’apprentissage de la langue et de la culture créoles. On peut même formuler l’hypothèse selon laquelle c’était un musulman, un musulman qui va s’acclimater à cette nouvelle culture au point d’investir, voire peut-être, d’instrumentaliser les rites vaudou, lesquels ne sont pas théologiquement compatibles avec la foi islamique, dont on connaît par ailleurs la répulsion que lui inspire le porc! Le caractère double de cette personnalité révolutionnaire est véritablement fascinant. Il y a lieu de rappeler que la dénomination du personnage est un pseudonyme. Le pseudonyme, d’origine anglophone: Boukman (comprendre: book + man), qu’il s’est attribué, signifie littéralement «l’homme du Livre», c'est-à-dire, on l’aura compris, du Coran. Ainsi donc, non seulement il semble avoir été un musulman, mais encore il s’est comporté en véritable islamiste avant l’heure, adepte du terrorisme révolutionnaire radical, faisant feu de tout bois et arme de tout rite. N’ayons garde d’oublier son slogan qui dut remplir d’un immense effroi les colons qui eurent à en connaître. Ce slogan, on le sait, n’est autre que  «koupé tet, boulé kay!».

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