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La Martinique après le débat sur les articles 73-74

19. Démocratie, savoir et action

Jean Bernabé

11. Février 2011

Toute majorité détient un pouvoir oligarchique chaque fois qu’elle s’attribue un fondement transcendant (forcément mythique), oubliant qu’elle est un effet – temporaire – de la volonté du peuple. Au sein de tout parlement en ordre de marche, on pourrait, en effet,  dans des cas-limite, assister alors à une perversion de cette même démocratie, puisque cette dernière implique une majorité et que toute majorité est sous la menace perpétuelle d’un exercice  non-démocratique.

En démocratie le fait consensuel n’a pas vocation à remplacer le fait majoritaire. S’il pouvait fonder la politique, nous serions de plain-pied avec l’utopie, c'est-à-dire dans l’antichambre du paradis. Autant dire hors du monde! Cela dit, même si le consensus était chose aisée à mettre en œuvre, il ne serait pas pour autant un instrument politique parfait, au service d’une démocratie intégrale. Il est, en effet, toujours relié à une opinion, avec ce que cela implique d’aléatoire, d’incertain, de précaire. L’opinion présente les mêmes caractéristiques que le savoir   ou l’idée que la majorité, ou encore les partis s’en font comme moteur de l’action politique. Il en résulte que la différence entre le point de vue majoritaire et un éventuel consensus relève du quantitatif, mais pas du qualitatif. Tout en étant dans le consensus (ou dans le quasi-consensus), une communauté peut parfaitement produire une action politique délétère pour elle et les autres nations. Cela arrive surtout quand elle n’a en vue que ses intérêts propres ou ce qu’elle croit être tel. En témoignent le soutien quasi-total du peuple français à la colonisation de l’Afrique et de l’Asie, ou encore l’adhésion des  masses populaires aux thèses nazies.

Le consensus, surtout acquis par le dialogue, reste, de toute façon, préférable à la règle majoritaire brutalement appliquée. Et s’il arrive à la démocratie de ne pas valoir grand chose, on doit, en revanche, admettre jusqu’à nouvel ordre que rien ne vaut la démocratie. Toutefois, ce qu’elle comporte en définitive de crucial, ce n’est pas le consensus (autre dénomination de la pensée unique) mais la relation au moteur de l’action démocratique.

Quel moteur pour l’action démocratique ?

Quels types de savoirs doivent être récusés comme non spécifiquement démocratiques? Tout d’abord, ce savoir (implicite ou explicite) dont sont généralement imbus les politiciens et leurs partis, convaincus de l’adéquation exclusive de leur ligne de pensée avec le « sens de l’histoire », toutes les autres étant dans l’erreur. Le savoir dogmatique, quoi ! Pas du tout fait d’idées pures et désincarnées, il est le produit de désirs inassouvis, espoirs, frustrations, appétits, volontés de puissance, mouvements divers et contradictoires de l’âme, organisés en discours politiques.

Il y a aussi les «savoirs savants». Il n’existe pas une vérité politique qui soit de nature scientifique. Sinon, la démocratie ne pourrait être mise en œuvre que par une élite, privilégiée en raison de son niveau d’études. La République, n’en déplût au philosophe Platon, n’est pas affaire de savants. S’il est vrai que la vérité scientifique ne peut aucunement se décider par vote majoritaire ou même consensuel, inversement, la démocratie n’est pas non plus affaire de science. Ce sont des individus tels Copernic ou Galilée, en position souvent minoritaire, qui en sont les promoteurs. Comme quoi, entre science et politique, il existe bien plus de divergences que de convergences. Seule une philosophie de type positiviste peut chercher à faire accroire le contraire, avec la menace de détourner les peuples de la voie incertaine de la démocratie vers les impérieuses et délétères certitudes de l’oligarchie.

Découlant des savoirs savants, il existe également un «savoir socialisé» ou savoir citoyen. Objet ou non de controverses, il est véhiculé par différents les canaux que sont les médias, notamment Internet, et il arrive qu’il se constitue en patrimoine commun. Ce type de savoir concerne des thèses économiques, ou encore écologiques comme, par exemple, celles relatives au réchauffement climatique, et c’est du point de vue retenu que dépendra l’orientation politique mise en œuvre par les responsables politiques. Ce type de savoir résulte de la vulgarisation citoyenne de la science. Assumée de la sorte par les citoyens, la science avec ses vérités provisoires, peut intervenir comme variable d’ajustement ou encore éclairage émanant d’expériences passées et présentes de l’humanité, mais pas comme condition première et sine qua non de l’action démocratique.

En-deçà des opinions se construisant au gré des motivations éminemment égocentriques, en-deçà des savoirs savants, en-deçà des savoirs citoyens, il y a lieu de faire fond sur des notions qui soient spécifiques à un socle humain universel. Elles ne sont autres que les principes de liberté, égalité, fraternité promus par la Révolution Française et constituant la véritable matrice du savoir démocratique. Puisque, comme je l’ai indiqué précédemment, une république peut n’être pas démocratique, ces principes ne relèvent pas de la république, mais de la démocratie. Leurs types de registre sont, certes, différents, mais leur liaison organique fonde la pertinence et l’universalité de ladite devise. Ils déterminent un savoir basique, dont l’application requiert le bon sens, la chose du monde la mieux partagée, selon Descartes, raison pourquoi elle est d’essence démocratique. Revenir à une politique reposant prioritairement sur ces notions fondamentales plutôt que sur la base d’idéologies doctrinales, si brillantes et humanistes soient-elles, est une nécessité absolue. Soyons clairs : mon propos ne vise à invalider aucune philosophie. Il n’entend stigmatiser ni exalter la pensée anti-libérale ou ultra-libérale. Pour ma part, mon option antilibérale est déterminée, mais, en l’occurrence, elle ne présente en soi aucun intérêt. Seule importe sa liaison avec la devise-savoir de toute république. Cette dernière a pour objectif de sanctuariser la démocratie, de la préserver de l’ « enfumage » par les discours même les mieux intentionnés. Elle est le seul moteur de l’action démocratique et le taux de démocratie d’un régime, quel qu’il soit, dépend de sa mise en application, seul moyen de compenser, dans le choix entre plusieurs scénarios, l’incontournable handicap du fait majoritaire.

Une devise trinitaire intégrée et intégratrice

Chacun de ces trois principes s’inscrit de façon hiérarchique dans chacun des trois registres différents que sont: la condition (domaine existentiel), la valeur (domaine éthique), le sentiment (domaine émotionnel). Dans l’ordre hiérarchique décroissant, la liberté est un sentiment, une condition, une valeur. L’égalité, une valeur, une condition, un sentiment. La fraternité, une condition, un sentiment, une valeur. Sans l’intégration de ces trois principes, qui, d’ailleurs, en commandent d’autres : respect, justice solidarité, transparence, séparation du public et du privé, séparation des pouvoirs, (législatif, exécutif, judiciaire, économique, religieux), vigilance, etc., toute pédagogie de l’idéal et des comportements démocratiques sont vouée à l’échec. Cette intégration définit un savoir démocratique basique. On peut légitimement se demander en quoi, une fois établi, ce savoir basique-là peut détenir une suffisante capacité à inspirer et éclairer l’action démocratique.

Liberté…

Ma liberté s’arrête là ou commence celle des autres. La liberté n’est pas la licence. Elle commande des pratiques qui, coordonnées à l’égalité, produisent la fraternité. Le lien perpétuel entre les trois notions de la devise est la condition incontestable de son efficacité. L’imagination créatrice aidant et la culture politique se développant, la matrice démocratique enfante nécessairement extension, amplification et complexification de la pensée politique. Et si le développement de cette dernière demeure intrinsèquement lié aux trois composantes de la devise, elle échappe par là au reproche fait aux idéologies anti-démocratiques qui est, précisément, d’avoir été élaborées hors du champ intégrateur de la devise. Cela dit, l’indispensable liberté de penser peut déboucher sur toutes les idéologies, toutes les philosophies possibles, même les plus anti-démocratiques. Au moins, le partage pourra-t-il être clairement établi entre les unes et les autres.

… égalité

N’étant pas des choses, les humains, ne sont pas mesurables. Et parce qu’ils sont, précisément, incommensurables, ils n’entrent pas dans la logique de la mesure, vecteur de la perversion égalitariste. Seuls leurs droits et devoirs, réalités mesurables, sont égaux. S’agissant de l’égalité, la devise républicaine peut sembler trop elliptique pour constituer un suffisant moteur à l’action. D’ailleurs, nul n’ignore que le mouvement vers la justice sociale puisse emprunter plusieurs voies, souvent concurrentes, voire contraires. On connaît, par exemple, les limites de l’Etat-Providence, dans sa recherche d’une plus grande égalité sociale. Ces limites ne sont autres, précisément, que celles de la social-démocratie. Comme quoi, la pertinence et le succès de toute démocratie sociale sont conditionnés par la démocratie politique, qui, seule, peut organiser la démocratie économique. Même affectée par l’interdépendance des nations, la démocratie sociale ne doit pas se borner à essayer de corriger en aval les imperfections liées, en amont, aux inégalités, mais à créer les conditions d’une égalité de droits économiques, issus d’une véritable égalité politique. Quel est, par exemple, la nature du savoir propre à décider de la meilleure politique fiscale et quelle est l’instance capable de le faire ? Cette question n’implique nullement une compétence de prix Nobel d’économie. Elle requiert le recours à des techniciens, ayant pour mission d’établir  différents scénarios démocratiques permettant de prendre les dispositions les plus pertinentes. D’où l’idée d’une chaîne citoyenne, outil d’évaluation de l’extension du savoir démocratique de base, mécanisme interactif unissant le citoyen et le technicien, ce dernier ne devant en aucun cas se transformer en technocrate. Dès lors, les contenus de ce savoir, démocratiques par nature et par définition, s’inscrivent dans un parcours dynamique. Pas nécessairement apte à assurer une vérité politique absolue, il sert à minimiser et corriger les erreurs, toujours possibles, en fonction de l’objectif d’égalité (c’est à dire démocratique) visé. La démocratie a vocation non pas à éradiquer l’erreur, mais à participer à sa responsabilisation et à sa correction. Elle n’est pas une abolition du temps par dissolution définitive des contradictions de l’histoire. Espace le plus efficace de résolution successive des antagonismes engendrés successivement les uns par les autres, la démocratie s’identifie à la vie. Mais la vie en ce qu’elle récuse l’abandon à des forces obscures.

…fraternité.

Concept reposant sur une métaphore «familialiste», la fraternité, est tout à la fois conditionnée par la liberté et l’égalité et elle les conditionne en retour. Sans elle, l’égalité ne pourrait être conçue comme valeur, et la liberté ne serait qu’une aspiration individualiste, débouchant, par exemple, sur l’ultra-libéralisme. De même que l’égalité peut déboucher sur l’égalitarisme, perversion de type fétichiste, de même la fraternité peut donner lieu à une dérive fraternaliste. Contrairement à la monarchie, laquelle instaure un ordre paternaliste vertical allant du père de la nation (la patrie) aux fils, la république, elle, installe une relation horizontale au sein d’une fratrie. Si la relation fraternelle est biaisée au plan démocratique, elle peut, par exemple, conduire à des politiques perverses, de type « assimilationniste » s’agissant, par exemple, de l’intégration des immigrés.

Dans un famille, deux frères, fussent-ils jumeaux sont forcément des êtres différents. Mais, précisément, cette différence n’implique ni ne justifie l’exaltation d’une quelconque philosophie «différentialiste». Car, en deçà et au-delà de la différence, il y a une unité de la condition humaine. Le fait d’être différent étant donc accepté comme normal doit conduire normalement à gérer la différence dans le sens de la fraternité, reliée à la liberté et l’égalité. Des dérives du fraternalisme ont pu amener, à Cuba même, un humour autoflagellant du genre: «Tu es mon frère, oui, mais tu ne seras pas mon beau-frère», plaisanterie qui cible, évidemment, des différences de statut social ou d’appartenance ethnique. En revanche, avec la fraternité authentique, la voie se trouve sinon tracée, du moins indiquée, vers l’acceptation de l’altérité et de la coexistence de cultures différentes ainsi que de leurs transformations dans des échanges encadrés par la démocratie, source d’humanisation. En d’autres termes, elle permet de faire l’économie de débats sur le communautarisme, qui ne sont qu’indices d’un déficit de culture et de pratique démocratiques. Car la démocratie n’a pas à connaître des communautés, puisqu’elle n’a affaire qu’à des citoyens.

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