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La Martinique après le débat sur les articles 73-74

15. La médiasphère, sa vocation, ses contraintes, ses utilités,
ses dangers et ses responsabilités au regard du créole.

Jean Bernabé

14. Janvier 2011

Comme je l’ai indiqué précédemment, le combat, tout à fait légitime des créolistes contre la minoration du créole et pour sa reconnaissance officielle était absolument indispensable. Sa conséquence logique fut une extension des domaines d’utilisation de cette langue. Ce phénomène a produit des effets paradoxaux. En effet, avec l’élargissement de son emploi, le créole s’est brutalement trouvé à devoir exprimer des réalités auxquelles il n’avait pas été confronté auparavant. D’où une perméabilité au français, sa langue de contact. Ce qui fait problème, c’est non pas la perméabilité en soi, mais le degré élevé de celle-ci, qui obère la créativité et accroît la dépendance linguistique du créole.

La médiasphère constitue un théâtre privilégié sur la scène duquel se produit un jeu délétère, difficilement maîtrisable: le délitement progressif du créole, appelé décréolisation. Par leur nature même, les médias constituent des vecteurs efficaces de la parole. La modification du champ sociolinguistique ne peut pas être sans rapport avec eux, surtout quand ils se trouvent propulsés par la libération des ondes. Nul doute alors que l’émergence des radios libres au début des années 1980 ne constitue un fait historique absolument crucial. Il y a lieu d’en analyser les tenants et aboutissants.

Du clivage linguistique de classe au clivage psychologique des individus

La prise de conscience du poids inégal de ses deux langues légitimes aura eu deux effets contraires, en fonction des histoires personnelles et des dispositions idéologiques propres aux locuteurs: d’un côté celui de tendre à une réconciliation de notre part créolophone et de notre part francophone, ce qui est une manière de surmonter les conflits intérieurs, les empêchant de dériver vers une certaine schizophrénie; d’un autre côté, celui d’exacerber le conflit entre les deux langues. Dans ce cas-là, le conflit se chargeant alors d’un contenu social, libère l’individu d’un conflit intérieur, quand il est opportunément transféré sur les antagonismes de classe.

Après la fondation du GEREC (Groupe d’Etudes et de recherches en Espace Créolophone) en 1975, un deuxième temps idéologique interviendra, avec l’émergence du mouvement dit de la Créolité (1988), qui infléchira les représentations de nos deux langues dans le sens non pas du duel, mais du duo. Une transition a toutefois été réalisée par un ouvrage peu connu en raison de la modestie de son tirage. Il s’agit de la Charte Culturelle Créole du GEREC (1982), texte collectif qui a été écrit à l’initiative et sous l’impulsion du sociolinguiste Lambert-Félix Prudent, dont il porte une empreinte significative.

L’intervention du mouvement de la créolité: un moment de synthèse

Aujourd’hui, l’accès au français des masses rurales et populaires est pratiquement achevé. Il aura conduit au remplacement du clivage en deux espaces sociolinguistiques différents (masses d’une part et «élites», de l’autre) par l’installation d’un clivage situé en chaque locuteur, désormais porteur; de manière plus ou moins perfectionnée, d’une double compétence linguistique, chaque Martiniquais parlant créole et français. Ce bilinguisme global n’est pas sans conséquence sur les représentations idéologiques. Une impulsion idéologique nouvelle a été donnée par le mouvement de la Créolité. À la fin des années 1980, il a suscité et nourri une nouvelle vision de la réalité des langues dans notre pays. Des langues, mais aussi des cultures et des appartenances. Pour la première fois, par exemple, les Békés sont reconnus, sans la moindre contestation valide, comme étant des martiniquais au même titre que les afro-descendants, asio-descendants et autres levantins. Cette donnée est fondamentale, car elle signe la fin d’une époque, mettant un terme symbolique à la prépondérance des idéologies de la «société d’habitation», dont les effets économiques sont encore loin d’avoir été engloutis dans le maelström de la mondialisation. L’attribution de différents prix (Novembre puis Goncourt) à des écrivains de cette mouvance en atteste l’impact. Avec le recul, la créolité apparaît plus que jamais comme le troisième moment, sur le mode de la synthèse, d’une dialectique de type hégélien. Le premier est celui de la parole du maître (l’idéologie békée) et le deuxième, celui, contestataire, de l’esclave debout (l’idéologie de la Négritude, notamment dans sa dimension césairienne).

Le créole dans les anciens et les nouveaux «tuyaux»

Pendant longtemps la presse écrite puis audiovisuelle de nos pays, a utilisé le créole de façon irrégulière ou encore marginale. Bref, il a été «introduit dans les tuyaux», mais de manière  sporadique, comme pour témoigner d’un «tempérament créole» toujours prompt à s’enflammer et à manier le quolibet, la moquerie ou l’ironie. La libéralisation des ondes, intervenue  au début des années 1980, va insuffler un vent nouveau. Certaines radios libres se veulent les vecteurs d’idées politiques jusque là privées de droit de cité sur les ondes. Des mouvements indépendantistes  (avec Radio Asé Pléré Annou Lité, dite APAL et Radio Lévé Doubout Matnik, dite RLDM) font du créole leur langue officielle d’antenne. L’utilisation de cette langue dans ces « nouveaux tuyaux » se régularise et de nouvelles fonctionnalités se font jour.

Après la répression de la parole, organisée par l’ancien monopole d’Etat des ondes, l’objectif de ces radios créoles devient essentiellement pédagogique: il importe de former de toute urgence les larges masses en utilisant leur langage. Et pour être sûr d’utiliser leur langage, le mieux n’est-il pas de recourir à la langue populaire par excellence, le créole? Aussi, contre l’élitisme des discoureurs traditionnels plus soucieux de donner des «coups de français» et de s’adonner aux jeux rhétoriques imbus de parisianisme, les radios libres créoles se donnent-elles pour mission de communiquer avec le public. De cette volonté de communiquer à tout prix découle un désintérêt accru pour la forme du message, pourvu que ce dernier soit efficace. Véritable paradoxe, puisque les nationalistes, dans le même temps, par l’effet d’un amalgame erroné entre langue et nation, exaltent la dimension contestataire du créole. Or cette langue est de plus en plus francisée sans que cela leur pose le moindre problème. Tout se passe comme si l’intention créolisante servait de garde-fou contre les dérives d’une rhétorique francophone considérée comme aliénante. Dès lors, un discours créole, même parasitant le français, apparaît comme une avancée nationaliste. N’est-ce pas plutôt un paravent contre toute remise en question d’une pratique linguistique perçue comme impossible à modifier? La vocation pédagogique prend alors le pas sur la préservation de l’autonomie du créole, considéré exclusivement comme outil de communication. L’utilitarisme tend à annihiler la conscience non seulement des contraintes nées de l’extension des domaines d’emploi, mais aussi des dangers encourus par le créole.

Hommage à Robert Saë

Une chose est de décrire un comportement linguistique, autre chose de le stigmatiser. Je ne critique nullement les militants dont l’engagement politique privilégie la langue des masses populaires pour la formation de ces dernières. Après tout, quoi de plus normal que d’utiliser la langue réelle, fût-elle parasite, au lieu d’en inventer une qui, relevant du fantasme, aurait le désavantage de ne pas exister? Il n’y a pas d’exemple que les langues fassent bon ménage au jour le jour avec les utopies, même si on peut légitimement croire au caractère refondateur des utopies. Aussi dois-je rendre un hommage particulièrement appuyé à l’émission dominicale (malheureusement arrêtée depuis de nombreux mois) de Robert Saë sur radio APAL. Je préfère qu’il ait donné la priorité au travail considérable de conscientisation qu’il a opéré pendant des années plutôt de l’avoir entendu s’exprimer dans une version prétendue «créole GEREC», et totalement incompréhensible pour les masses populaires. Cela dit, même très proche du français dans sa forme externe, c’est-à-dire sa phonétique, son vocabulaire et sa syntaxe (mais comment faire autrement sans perdre sa spontanéité?), la langue de Saë n’a jamais manqué de sel créole. Par l’utilisation d’adages, de proverbes, de formules originales et authentiques, sa langue a toujours manifesté un évident ancrage populaire. Mais cela tient à son talent oratoire propre. Comme quoi, la forme externe de la langue est une chose et sa substance, une autre!  La décréolisation, pas seulement liée à la seule forme externe, peut donc affecter également la vision du monde propre à une langue, autrement dit, la rhétorique, domaine précisément assez bien préservé chez  Saë.

Le choix politique implicite de cet inlassable militant m’a toujours paru clair: dialoguer avec les masses populaires, quel que soit l’état de leur langue. Je n’approuverais pas que des linguistes, vrais ou prétendus tels -- notamment ceux qui ne mouillant pas leur chemises dans la lutte -- contestent la priorité qu’il s’est donnée. Une priorité fondée sur l’urgence à construire dans nos pays une conscience nouvelle. Je ne crois d’ailleurs pas Saë hostile à un créole renforcé dans son autonomie créative et débarrassé de son parasitisme par rapport au français. Et il aurait assurément commis une faute contre la modestie, marque emblématique de son engagement politique, s’il s’était imaginé capable de relever tous les défis en même temps, y compris celui de «reprofiler» dans sa très longue émission (3 heures) la langue créole. À chacun son métier et son créneau. On l’aura compris, je veux, à travers son style radiophonique de militant créolisant, poser une question majeure: celle d’une stratégie globale (et non pas purement individuelle) à mettre en œuvre par les médias, tous les médias et chaque média, pour la sauvegarde et la promotion collective de notre patrimoine linguistique créole. Cette réflexion appelle tout naturellement quelques remarques sur les situations d’énonciation médiatiques et les recours qui en peuvent découler.

Les situations d’énonciation et les créneaux stratégiques des médias

Il est à noter que les pratiques médiatiques ne sont pas absolument uniformes s’agissant du traitement du créole. On peut noter des sphères d’exception, certes limitées, mais significatives. Elles tiennent notamment aux conditions d’énonciation des intervenants. C’est ainsi que sur la même radio APAL, il convient d’apprécier l’originalité des interventions dominicales de Danik Zandronis, faites depuis la Guadeloupe, à travers un éditorial marqué du souci de produire un créole de bonne facture. La qualité de son créole tient à deux facteurs: d’une part, le fait que, brillant étudiant de l’UAG, il a été formé au GEREC, dont il a été membre et, d’autre part, à la nature de ses interventions: relativement courtes, résultant d’une énonciation différée, condition lui permettant d’échapper à l’urgence communicative et de peaufiner son texte. Nous retrouvons les mêmes caractéristiques chez Michel Nédan de Radio APAL, notamment dans ses «réklam», un genre qui permet un temps de réflexion, dont précisément ne disposent pas ceux qui doivent intervenir à chaud.

Il apparaît donc clairement que le progrès dans l’autonomie du créole passe à la fois par la volonté et le talent individuel, mais aussi par une gestion des stratégies liées aux créneaux médiatiques. Il importe donc que les journalistes travaillent leur créole quand ils sont en situation de non urgence, afin que cet effort se répercute de manière spontanée sur leur énonciation en situation d’urgence. Ce qui a été dit de radio APAL vaut aussi pour Radio RLDM. Mais pour que le travail soit efficace, une place importante doit être réservée dans tous les médias à la formation des journalistes. C’est surtout à partir d’eux que la communauté, dans son ensemble, finira progressivement par élever son niveau de langue. Je m’appliquerai, le moment venu, à montrer que le «créole GEREC», au-delà des ses aspects «créole-dragon» (volontairement provocateurs aux origines) peut être collectivement assumé. Ce créole-là, je me propose de le décrire ultérieurement et de fournir les données pédagogiques permettant la formation optimale des responsables publics de la parole créole. Gageons alors qu’il n’y aura pas à désespérer de la créolophonie! Cette dernière ne concerne d’ailleurs pas seulement l’oral. Elle concerne aussi des enjeux liés à l’écrit.

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