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La chronique littéraire de Jean Bernabé

Autour de Fanon

8. Les impasses de la notion d’identité culturelle appliquée aux peuple

Jean Bernabé

20.04.2012

Si Fanon avait craint que le fait de devenir algérien ne puisse mettre en péril son identité, il ne se serait certainement pas lancé dans une aventure, qui a fait dire à certains commentateurs mal intentionnés qu’il a trahi la Martinique, sa patrie. Un tel jugement est la marque d’un identitarisme pernicieux et insidieux. Le choix de Fanon n’implique pas pour autant qu’il ait adopté sans discernement le tout-venant des caractéristiques de la personnalité algérienne. Sa liberté intellectuelle eût alors été incompréhensiblement mise en défaut par une soumission aux diktats de sa patrie d’adoption.

Un Martiniquais, individu forcément nanti d’une identité, peut parfaitement, par amour pour la culture guadeloupéenne, se guadeloupéaniser, sans pour autant perdre son identité, c'est-à-dire ce qui fait qu’il est lui et pas tel ou tel Guadeloupéen, ou tel ou tel Martiniquais, ou tel ou tel Allemand. Le lien entre identité et personnalité résulte du travail, forcément individuel, de la conscience, qui, grâce au cerveau, a précisément pour caractéristique de pouvoir gérer ces deux sphères, l’une close et l’autre ouverte.

La notion de conscience humaine est une redondance. En effet, de tous les êtres vivants connus, seul l’Homme a une conscience, c'est-à-dire cette capacité individuelle à se percevoir comme un Soi dans le Monde et aussi à percevoir le Monde. Contrairement à Descartes qui, au motif qu’ils n’ont pas d’âme, pensait que les animaux sont insensibles à nos mauvais traitements, ces derniers disposent d’une pré-conscience, dont le degré varie avec les espèces. Aucun d’entre eux n’a toutefois atteint le seuil qui puisse les faire basculer dans l’humanité.  Le rôle de la conscience est déterminant pour ce qui est  de l’identité et de la personnalité des humains.

La spécificité culturelle des peuples, une évidence

Toutes les nations, toutes les cultures s’inscrivent dans une histoire, une géographie, une culture, qui ne peuvent être que singulières, spécifiques. La spécificité, redisons-le, n’est pas l’invariabilité. Elle n’empêche donc pas l’évolution des cultures nationales, lesquelles tout en se modifiant gardent leur originalité. Une originalité qui, de nos jours, peut être superficiellement mise à mal par les effets d’une certaine mondialisation.

La notion d’identité culturelle, une contradiction stérile

Puisque la notion d’identité, associe la spécificité et l’invariabilité, le passage de la notion tout à fait recevable de spécificité culturelle à celle d’identité culturelle est une aberration qui relève du faux-pas. Un faux-pas contre lequel une pensée occidentale anesthésiante n’a pas prémunis les zélateurs du concept d’identité appliqué aux communautés humaines. L’identité étant par nature l’exigence du Même, l’idée d’un Même, c'est-à-dire d’une réalité immuable s’appliquant à la culture est antinomique de la notion même de culture. En quoi, par exemple, la société française du XXIème siècle aurait-elle gardé les mêmes traits qui la caractérisaient au Xème ou au XIIème siècle? La roue de l’Histoire se serait-elle mystérieusement arrêtée de tourner? La spécificité nationale, qui est chose évidente, n’entraîne pas pour autant une identité nationale et pas davantage une identité culturelle nationale. Ici encore, c’est la notion de personnalité qui prévaut. Pourquoi? Parce que la culture n’est pas donnée une fois pour toutes. Elle est le fruit d’une construction lente et plus ou moins consciente, faite de surgissements locaux comme d’apports extérieurs. Par ailleurs, la culture n’est pas seulement dans le patrimoine accumulé au cours des siècles et qui marque forcément l’originalité d’un peuple, elle est aussi une dynamique. Elle est par conséquent en perpétuelle évolution, faute de quoi elle s’étiole. Et le paradoxe est que même si elle s’étiole, elle ne cesse pas pour autant d’exister, tant que ce peuple existe. Et là encore, pourquoi? Parce qu’il n’y a pas de peuple vivant sans culture, pas plus qu’il n’y a d’humain sans langue et ce, contrairement à ceux qui prétendent, par exemple, que le créole n’est pas une langue.

Ainsi, j’aurai beau me creuser la tête, je n’arriverai ni à me représenter ni à définir une identité culturelle cubaine. Je crains qu’il n’en soit de même pour les Cubains eux-mêmes, qui n’en sont pas moins convaincus de leur originalité et de leur spécificité culturelle et ce, à juste titre. Car ce sont eux les artisans de leur culture, que ce soit activement ou passivement, consciemment ou inconsciemment. D’ailleurs, même un peuple victime de l’assimilation culturelle, est artisan de sa culture. La culture est appropriation, même dans le cas les plus tragiques d’aliénation.

Mon contact avec Cuba, son peuple, son histoire, sa culture artistique, ses rythmes, l’ineffable tonalité de son accent espagnol, les représentations imaginaires que j’ai de cette terre, qui n’est ni Porto-Rico, ni la République Dominicaine, ni la Jamaïque, ni Barbade, ni  Aruba, tout cela me rende particulièrement attractive sa personnalité, la considération de son identité n’ayant absolument aucune pertinence. J’imagine qu’un jour, la conscience politique de chaque Caribéen vibrera de concert avec celle des autres Caribéens et que, à force de partage et d’échanges, nos personnalités nationales pourront entrer en consonance et bâtir un archipel enrichi de la convergence de nos consciences individuelles et des personnalités de nos peuples respectifs. Précisément, le rôle de la politique, dans son acception noble, est, redisons-le, de travailler à cette convergence.

Bâtir une Caraïbe nouvelle

Ce n’est donc pas en nous emmurant dans le fantasme d’une identité nationale X, Y ou Z que nous pourront bâtir une Caraïbe nouvelle. Mais ce n’est pas non plus en reniant la dimension nationale spécifique de nos pays, je veux parler surtout des Départements dits d’Outre-Mer, où la conscience de la nation reste encore potentielle pour le grand nombre et seulement actualisée dans la volonté politique de quelques-uns, en position d’avant-garde. Et un tel travail politique de conscientisation n’est rentable que si l’on fait tomber les murs de la fiction identitaire des peuples pour, au contraire, s’intéresser à ce qui en fait la vie, la texture c'est-à-dire à leur personnalité concrète, dans toutes ses manifestations existentielles, émotionnelles, artistiques et autres.

Les oppositions que j’ai rencontrées de la part de ceux qui s’accrochent au concept d’identité des peuples par transfert (encore inconscient, je veux bien l’admettre!) de l’identité des individus et ce, à partir des  modèles théocratiques et absolutistes décrits dans ma précédente chronique, me donnent la mesure à la fois de leur addiction éperdue à une dangereuse illusion et de ma propre ténacité à les en détourner.

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9. Identité culturelle et politique de coopération des peuples

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