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La mémoire aux abois

Évelyne Trouillot

La mémoire aux abois est le roman du dialogue de deux solitudes dans un hôpital parisien, entre la veuve d'un dictateur, affaiblie, qui se meurt lentement, et la jeune assistante médicale qui la soigne. Entre les deux, obsédant, Quisquéya leur pays commun, et perdu, Quisquéya marqué par une dictature de trente ans, de père en fils.

Dialogue improbable, impossible, combat entre deux mémoires: celle de la veuve qui se remémore la rencontre avec l'époux défunt, ce qu'étaient alors leurs rêves, en tous les cas les siens, puis les années terribles de l'exercice du pouvoir, et puis celle de la jeune femme toute imprégnée des souvenirs que sa mère lui a transmis - sa mère qui a vécu ces années de cauchemar et perdu son frère alors qu'elle n'était qu'une enfant. Paroles qui se cherchent, s'opposent, mangées de silences, de regrets et de reproches, dans une atmosphère qui se tend peu à peu entre la veuve oscillant entre regrets murmurés et méfiance, et puis la jeune femme, et à travers celle-ci, sa mère décédée dont les souvenirs la hantent et l'envahissent. Et c'est entre ces voix entrecroisées que se dessine un portrait saisissant de la dictature: voix de celle qui l'a vécue aux côtés de son mari à chaque grande décision, et celles, multiples, des souvenirs transmis et retransmis, de ceux qui vécurent l'horreur.

D'une écriture tendue, subtile, un roman bouleversant, qui donne d'Haïti une vision saisissante.

La mémoire aux abois, Évelyne • Trouillot Éditions Hoebecke • 2010 •
ISBN  9782-84230-384-6 • 18€

La mémoire aux abois

Evelyne Trouillot a choisi une période sombre de son pays pour nous offrir une œuvre littéraire lumineuse par le truchement de son dernier roman: La mémoire aux abois aux éditions Hoëbeke.

Cette mémoire a choisi pour se dévoiler et peut-être se guérir un lieu symbolique, un hôpital parisien. Une jeune infirmière d’origine quisquéyenne est en présence d’une patiente particulière, la veuve de l’ancien dictateur. Cette infirmière n’est autre que la fille de Marie-Carmelle qui a perdu son mari troué de balles de miliciens. (Le rappel du nom de Quisquéya, Boyio  «mère de toutes les terres» donné par les Taïnos n’est pas anodin. L’auteur nous rappelle cet épisode historique où le pays était unifié avec plusieurs caciquas).

Visuellement nous pénétrons deux univers de mémoire qui s’expriment tour à tour par deux polices de caractère. La veuve s’exprime en italique et Odile, la fille de Marie-Carmelle, en lettre pleine; sans doute pour donner la pleine mesure de cette souffrance endurée par la population quisquéyenne sous la dictature dorévaliste.

Le lecteur trouvera curieux de cette présence/absence du président dont le nom est suggéré. La prudence semble encore de mise, on ne nomme pas la bête quand on est dans les bois. Palé pa nonmen non pésonn. Mais paradoxalement, le fait de ne pas en parler rend très présent le personnage présidentiel dans toute sa terreur relayée par les VSN (Volontaires de la Sécurité nationale) et les macoutes dont on semble se méfier encore aujourd’hui. Depuis la capture de Toussaint Louverture les gens de Quisquéya savent que si l’arbre est tombé, les racines ne sont pas pour autant mortes.

Le nom du président est masqué mais le lecteur n’est pas dupe, il sait qu’il se trouve dans la première république noire dans les années 1957 jusqu’en 1986. Odile nous dit: «Toutes tes histoires des années noires des Doreval reviennent me remplir la tête. Tous ces récits déversés aux creux des draps, entre la maison et l’école, de la cuisine et la chambre, de Port-au-Roi (pas aux Princes) aux Antilles de la Martinique à la Métropole».

Il semble que les enfants nés sous la dictature ont intégré le fait qu’il valait mieux ne pas parler ouvertement du régime. Les personnages clés du régime sont suggérés. On peut se féliciter que cette génération qui a fui le régime décide enfin d’écrire sur cette période tragique de Haïti.

Cette double mémoire vécue par une victime du régime et une proche de l’artisan du régime nous donne la pleine mesure de cette vie de deux strates sociales, celle du pouvoir et celle du quisquéyen lambda. Ces deux points de vue contradictoires nous font saisir la complexité de ce pays. D’une coté les miliciens et leurs influences magico-religieuses, de l’autre ce peuple quisquéyens qui trime au quotidien pour jouer à tromper la faim.

Cependant il convient de s’interroger sur cette mémoire. Ces mémoires ne sont elles pas finalement deux solitudes qui avancent en parallèle loin de leur patrie?

À travers ce roman Evelyne Trouillot nous plonge avec bonheur dans ce moment terrible de l’histoire d’Haïti. Elle permet au lecteur de «vivre sans cette charge oppressante qui lui a été léguée». Lorsque «la mémoire se libère aujourd’hui et (elle) m’apporte un souvenir inattendu tel un sortilège heureux».

Avec ce roman, Evelyne Trouillot nous montre l’importance de la mémoire qui permet autant de déconstruire un passé peu reluisant pour une reconstruction de l’être d’aujourd’hui. C’est assurément une belle fleur littéraire que nous offre Evelyne Trouillot qu’elle extrait de ce terreau de terreur que fut la période Duvaliériste, que dis-je Dorévaliste. Enfin, lecteur plongez-y allègrement dans cette mémoire pour mieux comprendre la Quisquéya, ou l’Haïti d’aujourd’hui.

Jid

boule

 Viré monté