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La révolution tranquille de Maurice Sixto

Par Jacques Désinor
Source: Le coin de Carl Fombrun, 20 juin 2007

Maurice Sixto

Cette appréciation lucide des œuvres de Maurice A. Sixto nous rappelle une fois de plus que l’immortel conteur haïtien ne faisait pas les choses à moitié, il s’est montré un véritable révolutionnaire… Autant il aimait les femmes, autant il les défendait, il les dépeignait dans leur beauté, dans leur sensibilité, dans leur intelligence, dans leur inconscience, mais aussi… dans leurs misères. Ce texte publié après la sortie de Lea Kokoye et de Tisaintanise, nous rappelle ce dont pourquoi Maurice a lutté, mais surtout pour responsabiliser chaque Haïtien face à son devoir de lutter pour une société juste et équitable. Zacary Morin, Assistant Coordonnateur (FMAS)

Pour Maurice Sixto, tout a commencé depuis son adolescence studieuse à Saint-Louis de Gonzague. Il égayait les moments de détente de ses condisciples avec son remarquable talent de diseur. Il les étonnait en imitant presque à la perfection le monstre sacré du théâtre qui a nom Sacha Guitry. Il parodiait Sténio Vincent, prince de l’éloquence haïtiennne. Changeait facilement de registre en entrant dans la gorge d’un pitoresque magistrat communal. Il excellait aussi bien dans les interprétations en français que dans l’incarnation des personnages désopilants de notre folklore national. Avec un indiscutable acccent du terroir, Maurice démontrait combien à côté de la culture française et latine inculquée sur les bancs de l’école, le vieux fonds de notre langue vernaculaire, dont l’usage était pourtant formellement interdit à l’intérieur de l’établissement, recelait tout un trésor de culture que nous ne devions pas mépriser.

Avec une telle disposition d’esprit on ne doit point s’étonner du Maurice Sixto d’aujourd’hui. Ses convictions se sont fortifiées au contact de nos réalités et des vicissitudes de la vie. C’est ainsi qu’il a pu parvenir au plein épanouissement de sa carrière d’artiste en exaltant une langue qui demeure le patrimoine inaliénable de toute la population haïtienne. Véhicule de notre culture populaire, le créole constitue pour Maurice Sixto le moyen le plus immédiat pour atteindre les masses au service desquelles il entend consacrer l’autre quart, et, peut-être plus, d’une vie qui est loin d’être inutile.

Ne voulant ressembler en rien à ces infirmières décrites par Arturo Paoli qui pansent les membres ensanglantés sans se soucier de la langue que parle le blessé, Sixto juge qu’il est préférable de dire au blessé, dans sa propre langue, le traitement qui lui est nécesaire. Ainsi la collaboration se trouve totale entre le patient et son médecin. L’artiste en cela est aussi devenu médecin.

Avec son incontestable talent, Maurice Sixto aurait pu s’adresser à d’autres milieux. Il aurait pu gagner de l’argent en se contentant d’être purement et simplement un amuseur de foule. Faire rire les gens d’un gros rire, de ce rire inconscient provoqué. Il aurait pu gagner de l’argent en s’adressant à ces milieux huppés où, par snobisme, pour avoir bonne conscience, on ouvre généreusement sa bourse, tout en fermant son cœur, pour faire parler de soi, de ses largesses face aux handicaps physiques d’un homme de talent.

Pour avoir fréquenté ou vécu dans ces milieux bourgeoisement égoïstes, Maurice Sixto sait très bien quelle part d’exploitation il aurait pu en tirer, à très bon compte, s’il omettait de toucher, même de loin, à ces troublantes questions sociales. On lui permettrait assurément de faire brillante carrière et gros sous pour ses vieux jours. Il se retirerait ensuite sous sa tente avec l’orgueil de faire partie des gens respectés qui regardent les autres de très haut, avec insolence. Mais Sixto préfère à de telles commodités un rôle éminemment social en se penchant sur le sort des démunis, des exploités, afin de les porter vers la conquête de la dignité, en les aiguillonnant sur le chemin de la libération totale. Et cela, avec les mots simples de notre vocabulaire créole, avec toute la profonde philosophie que véhicule notre langue parfaite bien que non encore figée en des règles grammaticales écrites.

Après avoir médité sur l’étrange dualisme linguistique d’une communauté affligée au surplus d’une ambivalence sociale encore plus étrange, le galopin espiègle de Saint Louis de Gonzague a compris la nécessité d’entreprendre un travail de conscientisation nécessaire de nos masses illettrées en même temps que celle de nombreux membres de notre société qui réclament avec ostentation et fatuité d’être des intellectuels.

Près de deux décennies après que Jean Paul II se fut agenouillé pour baiser la terre d’Amérique, Maurice Sixto abordait l’Afrique pour la première fois et eut à accomplir le même geste de piété sur les rives de Dakar, au Sénégal. C’était pour Maurice sa façon de souligner son retour aux sources vives de notre Africa Mater.

Au Zaïre où il se dévouait comme enseignant, il constata tout ce qui a pu être accompli en fait d’éducation populaire dans la langue d’usage des tribus africaines. Et sur cette terre africaine des entrailles de laquelle sont sorties les masses d’esclaves qui finirent, en Haïti, par transformer leurs chaînes en armes de combat, Maurice Sixto eut le loisir, tout en initiant ses élèves à la connaissance de l’anglais, de mûrir les personnages types de Léa Kokoyé, de Ti Saintanise et de tant d’autres œuvres de grande maturité intellectuellle.

De nos jours, bien que le titre d’intellectuel prête à confusion et qu’il soit souvent employé au péjoratif, bien qu’il soit devenu une sorte d’injure sur les lèvres des gens dénudés de culture au point d’imaginer possible un pays sans élite intellectuelle, il ne faut point hésiter à reconnaître en Maurice Sixto un grand intellectuel. S’il ne l’était pas, nous n’aurions pas l’immense plaisir de le placer aujourd’hui sur le pavois en reconnaisance de l’utilité de ses œuvres plus qu’enrichissantes de notre littérature créole.

«Au risque de lui décocher une grosse injure, je dirai qu’il est un intellectuel», clamait André Thérive à propos de son ami Paul Nisan. À notre tour, il nous faut ajouter à l’adresse de certains béotiens qu’il faut éviter à tout prix de mettre dans le même panier, les intellectuels, les vrais, à côté du peloton des demi-lettrés, parasites improductifs.

Maurice Sixto, en intellectuel, sait que le rire est parfois inconscient, mais aussi que le rire est souvent sérieux. Les gens ont besoin de rire. Et l’on a parfois raison de les faire rire. Le rire a une fonction sociale. À condition de savoir prendre «toutes les précautions de l’art comique pour que le rire soit vainqueur».

«Castigat Ridendo Mores» Maurice Sixto sait que cette maxime a existé longtemps, bien longtemps avant Molière. Aussi, sans que d’aucuns s’en aperçoivent, Maurice Sixto, pour nous délivrer son message, s’est ingénié à nous faire rire. Mais, après avoir beaucoup ri, la leçon à tirer de ce rire fait que tout le comique se fige aux coins de nos lèvres pour se transformer en un rictus beaucoup plus grave. Afin de porter les gens à réfléchir, du haut en bas de l’échelle sociale. Une humble femme du peuple arrivée tout récemment au Canada ne se réjouissait-elle pas, en nous rapportant que depuis la diffusion de Ti Saintanise en Haïti, bien des mégères, par crainte d’être classées comme telles plutôt que par bonté d’âme, ont rapidement changé de comportement vis-à-vis de leurs domestiques qui ont compris maintenant bien des choses grâce à Maurice Sixto?

N’est-ce pas que la leçon morale à tirer de Léa Kokoyé, de Ti Saintanise et de toutes les autres œuvres de Maurice Sixto, si elles étaient écrites en français, auraient été comprises d’une minorité qui serait trop aise de cacher la vérité sous le boisseau comme cela est arrivé depuis plus d’un siècle d’exploitations?

L’impact des œuvres de Maurice Sixto, écrites en créole, se fait, sur la totalité des Haïtiens. De telle sorte que, des années et des années plus tard, des générations d’analphabètes sorties de leur ghetto intellectuel et de leur prison psychologique pourront dire: «Bénédiction à jamais pour Maurice Sixto qui, le premier, a soulevé pour nous un pan de ciel bleu en rouvrant nos yeux à la lumière.»

Viré monté