Potomitan

Site de promotion des cultures et des langues créoles
Annou voyé kreyòl douvan douvan

La dot de Sara-Yon eritaj pou Sara

Double écriture: nouvelle dimension de l’œuvre

Alain Saint Victor

La dot de Sara-Yon eritaj pou Sara

La dot de Sara-Yon eritaj pou Sara, Marie-Céline Agnant

(Re)lire le roman de Marie-Célie Agnant dans cette édition bilingue1 (Français-Kreyòl) dirigée par la professeure Stéphane Martelly, c’est découvrir l’œuvre dans une double réalité linguistique. L’objectif consiste, comme le précise l’auteure, à «restituer à ces femmes» créolophones leur propre récit2, dans la langue qui l’exprime. Rappelons que la version française du roman, parue en 1995, est une traduction et transcription de témoignages des «voix de ces femmes déracinées et surtout bâillonnées, entrainées vers l’exil à un âge avancé3.» Restitution donc, et non pas re-création puisqu’il s’agit d’un retour à la langue première, celle qui exprime dans son essence l’expérience vécue de ces femmes. Expérience, en ce sens, «intraduisible» dans la mesure où le vécu de ces femmes qui prend corps dans leur récit ne se réduit pas uniquement en un lexique transposable, intelligible dans sa dimension ontologique dans une autre langue. Car il s’agit avant tout de «création de premier degré […] unique, non répétable, totalement original4.» Une évidence pour ceux et celles qui savent lire les deux langues: les pages se succèdent, du français au créole et du créole au français, mettant en relief la différenciation esthétique des deux langues, la similitude de la verve, laissant «voir et entendre la première langue, donc, le créole [dans la seconde]5».

Toutefois, s’il s’agit de «restitution», on peut, avec juste raison, se poser la question: restitution pour qui? Bien entendu, il est évident que l’intention de l’auteure est de «rendre» le récit à leurs créatrices, une «dette» qu’elle se sent obligée d’honorer, et c’est là où se trouve l’aspect éthique de cette nouvelle édition de l’œuvre. Mais cette «dette» ne peut être acquittée que dans la mesure où le lecteur lui-même reconnait l’importance littéraire du récit dans sa langue première. Reconnaitre sa valeur, sa singularité. Le récit premier en langue créole se transforme ainsi en œuvre littéraire, récit qu’au départ Marie-Célie Agnant, avec une dextérité toute poétique, s’est évertuée à «transformer», à adapter en langue française. Travail important puisque jusqu’aujourd’hui, bien que des progrès aient été effectués, la langue créole demeure peu lue, et il est donc difficile pour l’écrivain en langue créole de « rencontrer son public naturel […].  Celui qui non seulement comprend la langue de ses écrits mais toutes les nuances de son cœur, les résonances de sa mémoire, même celles dont il n’a pas conscience, et qu’il découvre lui-même, étonné et ravi, dans la moindre de ses propres pages. Ce public miraculeux, mais banal pour quiconque d’autre, spontanément accordé à ses écrivains par cette loi secrète qui fait une communauté culturelle, reste toujours introuvable.6 » Là réside, sans doute, le «drame» de ces femmes, mais aussi de l’auteure, qui prend la forme d’un besoin existentiel de dire l’exil: le public auquel est destiné leur récit en langue première est peu nombreux; pour être connu, le récit doit être «traduit», adapté dans une langue que les protagonistes ne connaissent pas. Pour Agnant, cette «adaptation» est une «expropriation» dans la mesure où le récit est «intraduisible», dans la mesure où ces femmes expriment une réalité singulière de l’exil, réalité profonde qui ne peut s’exprimer, dans toute sa dimension, que dans la langue première. C’est pourquoi la «restitution» est essentielle, et elle se fait grâce à cette nouvelle édition qui laisse entendre la voix de ces femmes dans sa pugnacité pour ceux qui savent déchiffrer les phrases exprimant la trame de leur existence, ou pour ceux qui restent confinés dans la langue seconde mais qui la reconnaissent comme écho de la première.

Cette double écriture de l’écrivaine confère à l’œuvre une nouvelle dimension: cette femme arrivée à Montréal pour aider sa fille, mère monoparentale, on sent son souffle, on partage son angoisse, ses inquiétudes au terme d’une tournure de phrases, d’une métaphore, d’une maxime. Elle résume dans un créole imagé son parcours existentiel, sa perception nostalgique d’un passé désormais révolu, sa vision d’une société patriarcale, sa conscience de l’importance du rôle de la femme, de l’amitié, de la famille élargie, son sentiment d’isolement et même de séquestration dans une société plongée dans l’individualisme, l’indifférence, l’atomisation. Expressions reprises dans la langue seconde, qui leur donne une nouvelle existence. Ce va-et-vient du regard, entre le créole et le français, ce sentiment d’une double découverte, pourtant de la même histoire, laisse entrevoir l’important travail littéraire accompli par Marie-Célie Agnant. Ce bilinguisme littéraire dans cette nouvelle édition de son premier roman, crée sans doute une façon innovante de faire la littérature en Haïti, à un moment justement où la question de l’enseignement des deux langues est au cœur des débats.

Alain Saint Victor, février 2023

Notes

  1. Marie-Célie Agnant, La dot de Sara Yon eritaj pou Sara, Éditions bilingue, Martiales, Les éditions du Remue-ménage, Montréal, 2022
     
  2. Parution au Canada de la version bilingue du roman de Marie-Célie Agnant, «La dot de Sara / Yon eritaj pou Sara»
     
  3. Ibid.
     
  4. Ibid.
     
  5. Ibid.
     
  6. Albert Memmi, «Dans quelle langue écrire?», Le Monde Diplomatique (Septembre 1996)

*

 Viré monté