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Jared Diamond et la question de la langue créole haïtienne

Hugues Saint-Fort

Jared Diamond  est ce professeur de géographie et de physiologie à l’université de Californie dont le livre «Guns, Germs and Steel» publié en 1997 obtint le prix Pulitzer aux Etats-Unis, a été traduit en 25 langues et vendu à des millions d’exemplaires à travers le monde. Huit ans plus tard, il franchit un nouveau palier dans l’univers de la célébrité avec son livre «Collapse: How Societies Choose to Fail or Succed» (2005) publié en français sous le titre «Effondrement: Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie (Gallimard 2006)». Ce dernier livre nous concerne, nous Haïtiens, plus étroitement, puisque c’est dans ce livre qu’il tente une explication des différences entre la république d’Haïti et la république dominicaine qui se partagent l’ile d’Hispaniola et a montré pourquoi la première est si pauvre alors que la deuxième ne l’est pas autant et qu’elle la dépasse même de plusieurs coudées.

La thèse générale de Jared Diamond dans «Collapse: How Societies Choose to Fail or Succeed» est que les sociétés décident elles-mêmes de leur disparition ou de leur survie par la façon dont elles réagissent à ces différents facteurs: le changement de climat, la fragilité environnementale, la surpopulation, la déforestation, la réduction de la pluviosité, l’instabilité de leurs institutions politiques. Dans sa comparaison entre les deux républiques, il souligne, entre autres facteurs, que la république dominicaine possède sur Haïti certains avantages naturels tels que le taux élevé de pluviosité, mais aussi, Diamond suggère que la république dominicaine a su préserver ses forêts mieux qu’Haïti ne l’ait fait. Selon Diamond, «28 percent of the Dominican Republic is stiil forested, but only 1 percent of Haiti». (28 % de la république dominicaine sont encore boisés, mais seulement 1 % d’Haïti l’est.) [ma traduction].

Jared Diamond est un brillant «scholar» mais il est parfois très controversé et dans le monde universitaire et dans le grand public, pour certaines positions qu’il a épousées. Venu tard aux Sciences Humaines, en particulier l’histoire qu’il veut étudier «scientifiquement», il a l’avantage de posséder cependant une immense formation scientifique: biologie moléculaire, biogéographie, génétique des produits agricoles. Dans le dernier livre qu’il a coédité l’année dernière avec James A. Robinson, professeur de gouvernement à Harvard, Natural Experiments of History (Harvard University Press 2011), il revient sur la comparaison entre Haïti et la République dominicaine qu’il a développée dans «Collapse…» La question qu’il pose dans le chapitre 4 de son livre, chapitre intitulé: «Intra-Island and Inter-Island Comparisons» est celle-ci: «why did living conditions gradually become so much poorer and more desperate in the island’s western half (now Haiti) than in the eastern half (now the Dominican Republic), even though the western half was formerly far richer and more powerful than the eastern half?» (Pourquoi les conditions de vie se sont-elles  graduellement empirées et sont devenues plus désespérées dans la partie occidentale de l’ile (maintenant Haïti) que dans la partie orientale (maintenant la République Dominicaine), alors que la partie occidentale était au départ plus riche et plus puissante que la partie orientale?) [ma traduction].

Dans cet article, je voudrais insister sur le fait que mon intention n’est pas de revenir sur cette question passionnante et combien difficile. Ce dont je discuterai, c’est de la position de Jared Diamond sur la langue première (L1) de la population haïtienne, la langue créole. Il est extraordinaire en effet qu’un universitaire aussi brillant que le professeur Diamond qui se trouve être aussi à l’aise dans les «sciences dures» que dans les «sciences molles» puisse porter sur cette question des jugements aussi légers que les jugements traditionnels de Monsieur-tout-le monde. En effet, que dit Jared Diamond sur la langue créole haïtienne?

Signalons tout d’abord que Diamond ne se propose pas d’étudier le créole haïtien dans ce chapitre 4 de ce livre qu’il a coédité «Natural Experiments of History». Il introduit le créole haïtien parce que, selon lui, le créole haïtien représente l’un des «three sets of heavy consequences for the differences between Haiti and the Dominican Republic that we observe today.» (trois ensembles de lourdes conséquences pour les différences entre Haïti et la République Dominicaine que nous observons aujourd’hui.)  [ma traduction].

Le premier ensemble causal comportant de lourdes conséquences en ce qui concerne les différences entre Haïti et la République Dominicaine est, selon Jared Diamond, la surpopulation. Diamond dit ceci: «First, Haïti ended up with considerably higher human population density, despite its agricultural disadvantages.» (Tout d’abord, Haïti s’est retrouvé avec une densité de population considérablement plus élevée malgré ses désavantages agriculturaux) [ma traduction].

Jared Diamond retrouve le second ensemble causal dans ce qu’il identifie comme la déforestation d’Haïti. En effet, voici ce qu’il écrit: «Second, rather than return to France empty, the many French ships, bringing slaves to Haïti from Africa carried back wood from Haiti’s forests, and those timber exports plus Haiti’s denser human population and drier climate commenced Haiti’s deforestation.» (Deuxièmement, plutôt que de retourner en France vide, les nombreux bateaux français qui amenaient les esclaves en Haïti venant d’Afrique rapportèrent du bois pris des forêts d’Haïti. Ce sont ces exportations de bois, plus l’énorme densité de la population humaine d’Haïti, jointe à la sécheresse du climat qui commencèrent la déforestation d’Haïti) [ma traduction].

Le troisième élément causal, toujours selon le professeur Diamond, se trouve dans la création de la langue créole. Voici ce que dit Jared Diamond: «Finally, Haitian slaves, who came from many different original African language groups, developed for communication a Creole language of their own, just as did many other slave societies.» (Finalement, les esclaves haïtiens, qui étaient locuteurs de plusieurs groupes de langues africaines différentes, créèrent pour les besoins de la communication une langue créole qui leur est propre, exactement comme l’ont fait beaucoup d’autres sociétés d’esclaves.) [ma traduction].

Voilà comment Diamond arrive à introduire le créole haïtien. Dans le corps de son texte et dans des notes de fin de chapitre, il réfléchit sur le créole haïtien et porte des jugements pour le moins surprenants. Par exemple, il dit ceci: «Today, about 90% of Haiti’s population still speaks only Haitian Creole (a language spoken by virtually no one else in the world except emigrant Haitians), and only about 10% of the population speaks French. That is, Haitians are linguistically isolated from the rest of the world.» (pg.125). (Aujourd’hui, environ 90% de la population d’Haïti ne parle que le créole haïtien (une langue utilisée par presque personne d’autre dans le monde excepté les émigrants haïtiens), et seulement environ 10% de la population parle français. Autrement dit, les Haïtiens sont linguistiquement isolés du reste du monde.) [ma traduction].

Ce n’est pas la première fois que de telles réflexions sont émises à propos du créole haïtien. En fait, il y a même des locuteurs natifs haïtiens qui ont soutenu de telles opinions. Selon ces personnes, l’une des causes de la pauvreté d’Haïti résiderait dans le fait que les locuteurs haïtiens parlent créole. Jared Diamond dit explicitement que «les Haïtiens sont linguistiquement isolés du reste du monde».

Les questions fondamentales sont donc celles-ci: Comment une langue peut-elle rendre pauvre toute une société? Existe-t-il une corrélation entre la pauvreté d’une société et la langue parlée dans cette société? Peut-on vraiment être isolé linguistiquement, comme l’affirme le professeur Jared Diamond?  Il y a plusieurs façons d’aborder ces  questions.

Tout d’abord, que veut dire être isolé linguistiquement du reste du monde? Cela veut-il dire que les locuteurs haïtiens sont coupés de tout ce qui se passe dans le monde, n’ont jamais entendu parler d’événements majeurs ou mineurs qui se sont déroulés en Europe ou en Afrique ou en Amérique, etc.? Il est évident que cela ne veut rien dire du tout puisque la plupart des unilingues créoles en Haïti possèdent au moins un poste de radio qui les met au courant dans leur langue maternelle de toutes les infos. Soutenir le contraire équivaut à une aberration. Dans son livre «Yon lekòl tèt anba nan yon peyi tèt anba» (Deschamps 2006), le linguiste haïtien Yves Déjean traitant de cette question justement rappelle que presque tous les gosses haïtiens, qu’ils soient alphabétisés ou pas, connaissent les noms de tous les joueurs de foot brésiliens ou argentins et des tas de détails sur le foot dans ces deux pays.

Une autre interprétation de l’expression «linguistiquement isolé du reste du monde» est celle-ci: le créole haïtien n’est parlé dans le monde que par les Haïtiens et les émigrés haïtiens (c’est d’ailleurs ce que dit explicitement le professeur Diamond) tandis que dans les pays voisins d’Haïti, les locuteurs parlent soit l’anglais, soit l’espagnol. Donc, quand le locuteur haïtien quitte son pays, il doit faire face à de sérieux problèmes de communication orale ou écrite. Il lui faut recommencer à zéro car le créole ne lui est d’aucune utilité.

En fait, dire que le locuteur du créole haïtien est isolé par rapport à ses voisins de la zone américano-caraïbe qui parlent soit l’anglais, soit l’espagnol, c’est oublier vite que, quand on vit dans son pays natal, on communique d’abord avec ses compatriotes dans sa langue maternelle. A la vérité, dans tous les pays du monde, la grande majorité des communications se fait dans la langue première (L1) des locuteurs. Les locuteurs français vivant en France communiquent avec leurs compatriotes en utilisant le français. Ils n’utilisent pas le chinois ou le wolof pour communiquer. Il en est de même pour les locuteurs japonais, italiens, allemands, etc. La connaissance d’une langue étrangère n’est pas la toute première des priorités. Il est évident que l’apprentissage d’une langue (ou de plus d’une langue) étrangère est utile surtout dans ce monde «global» dans lequel nous vivons, et tout gouvernement responsable en Haïti devrait faciliter l’apprentissage des langues étrangères. Mais, l’un des principes de base de la recherche sur le bilinguisme et l’acquisition des langues étrangères nous apprend que l’apprentissage d’une seconde langue sera plus réussi quand l’apprenant acquiert une solide base dans sa langue maternelle. (Spener 1988). Ainsi, un jeune Haïtien créolophone qui maitrise le fonctionnement de sa langue première (L1) aura moins de difficultés non seulement à apprendre le français ou l’anglais ou d’autres langues étrangères, mais aussi à maitriser des disciplines scolaires telles les mathématiques, les sciences, la biologie, l’histoire… si elles sont enseignées dans la langue première de l’apprenant.

La vérité est que, une langue ne peut en aucune manière isoler un peuple ou la rendre pauvre. Combien de locuteurs parlent japonais à travers le monde? Très peu. L’immense majorité est concentrée au Japon. Peut-on dire pour autant que les Japonais sont isolés linguistiquement? Absolument pas! Beaucoup de touristes visitent le Japon après avoir appris le japonais dans des centres linguistiques en Occident. Beaucoup d’expatriés vivent et travaillent au Japon. On me dira peut-être que le Japon est un grand pays industrialisé dont le monde a besoin et qu’on ne peut pas le comparer à Haïti. Pourtant, sur cette question spécifique, il en est du Japon comme il en est d’Haïti.  C’est dire que le concept d’isolement linguistique ne tient pas et que la langue doit être mise hors de cause quand on examine les facteurs qui rendent un pays pauvre. Ces facteurs peuvent être (en fait, ils sont) d’ordre historique, politique, économique, gestionnel, mais certainement pas d’ordre linguistique.

Dans le cas d’Haïti, la langue créole sert d’abord à la communication entre les locuteurs haïtiens. Ils s’en servent pour toutes sortes d’activités qui se déroulent au sein du corps social haïtien, exactement comme le font tous les locuteurs de tous les pays du monde. Parler sa langue maternelle est une  activité naturelle, normale et logique.

Donc, le créole haïtien ne peut en aucune manière isoler les locuteurs unilingues d’Haïti. Au contraire, il va les aider à acquérir le savoir, à développer des connaissances dont ils ont été longtemps privés. Le grand problème d’Haïti au 21ème siècle, ce sont les énormes retards que la majorité des locuteurs haïtiens a acquis dans les domaines les plus élémentaires du savoir. Ces retards peuvent être comblés en se servant de la langue maternelle de ces locuteurs. Parce que le créole est la langue maternelle de tous les Haïtiens nés et élevés en Haïti, il devient la première langue que les locuteurs haïtiens connaissent vraiment. Connaitre une langue dans le sens chomskyen du terme, c’est le fait par des locuteurs natifs de posséder une «compétence grammaticale» dans leur langue maternelle (leur langue première). Cela veut dire qu’ils sont en mesure de comprendre ou d’énoncer à n’importe quel moment une phrase nouvelle dans cette langue. En d’autres termes, ils savent comment former et interpréter mots, phrases, constructions de leur langue. Par exemple, en Haïti, tout petit Haïtien de 4 ou 5 ans, sans jamais aller à l’école, peut interpréter correctement une phrase comme celle-ci:

«Papa ti fi a tèlman fè move jan, ti gason an pa rete»  même si c’est la première fois qu’il l’entend.

Quoi de plus normal que de se servir de la langue connue du locuteur pour acquérir le savoir? C’est ce qui est fait dans tous les pays du monde. A ceux qui questionnent l’identité de nos potentiels interlocuteurs, on répondra: «Nos propres compatriotes» qui ont besoin d’apprendre et qui le feront dans leur propre langue maternelle.

Pour leurs contacts avec l’étranger, les Haïtiens peuvent utiliser l’autre langue officielle d’Haïti, c’est-à-dire le français, ou d’autres langues étrangères comme l’anglais ou l’espagnol. Maintenant que la constitution de 1987 reconnait le créole et le français comme les deux langues officielles de la République, il appartient au gouvernement haïtien de veiller à ce que cette disposition soit vraiment une réalité dans l’usage sociolinguistique haïtien. Après tout, dans tous les pays où les locuteurs communiquent entre eux à travers une langue de faible diffusion comme le Danemark, la Norvège, la Suède ou les Pays-Bas…, il existe toujours une grande langue internationale qui leur sert de pont avec l’étranger. Pourquoi Haïti devrait-elle constituer une exception?

Hugues Saint-Fort
Hugo274@aol.com

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