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Louis-Philippe Dalembert

Avant que les ombres s’effacent, roman

Quand Haïti accueillait des réfugiés

Hugues Saint-Fort

Avant que les ombres s'effacent, Louis-Philippe Dalembert • Sabine Wespieser
2017 • ISBN 978-2848052151 • 21 €.

La plupart des thématiques qui imprègnent l’œuvre littéraire de l’écrivain Louis-Philippe Dalembert, l’exil, l’errance, l’enfance, le croisement des cultures, se retrouvent dans son dernier roman, Avant que les ombres s’effacent. Cependant, l’auteur les a insérées à l’intérieur de faits historiques («personnes ayant existé et des événements ayant eu lieu») qui se mélangent avec de la fiction pour nous raconter une fabuleuse vraisemblance. Ainsi, la déclaration de guerre adressée par la république d’Haïti  au Troisième Reich le vendredi 12 décembre 1941 constitue un événement historique réel, même si peu de personnes en ont conscience ou en ont entendu parler. Ou encore, combien d’entre nous sont-ils au courant de l’existence d’un décret-loi adopté par l’État haïtien en 1939  permettant à tout Juif qui  en exprimerait le désir de bénéficier de la nationalité haïtienne et d’être accueilli en Haïti ? À partir de là, le morceau de bravoure du prologue chargé d’humour, d’ironie et de sarcasme populaire reste tout à fait vraisemblable et dépasse la pure fiction. Tout comme le récit fictif lui-même rempli de rebondissements et d’actions spectaculaires conduits adroitement par un romancier maitre de son art.

Le roman tout entier est construit autour de trois villes décisives et fondamentales dans la vie de Ruben Schwarzberg : Berlin (p.21-107), Paris (p.127-198), et Port-au-Prince (p.209-273). Entre ces trois villes, le narrateur insère deux «répits» d’une dizaine de pages chacun pour permettre au lecteur de souffler et orienter sa compréhension de l’histoire. Technique salutaire, s’il en est dans cette narration de près de trois cent pages.  

Ruben Schwarzberg est le personnage principal du roman. Juif polonais originaire de Lodz, il émigre en Allemagne avec sa famille, deviendra un brillant médecin mais sera obligé de quitter le pays pour fuir le nazisme. Ainsi commence une succession de déplacements sur fond de persécutions  nazies qui le conduiront au camp de  concentration de Buchenwald d’où il fut libéré par un miracle extraordinaire pour aller à Cuba. Malheureusement, les autorités cubaines refusèrent d’accueillir le docteur Schwarzberg et le millier de réfugiés qui voyageaient avec lui sur le bateau le Saint Louis. Finalement, après maintes péripéties, certains pays européens dont la Belgique, la France, la Grande-Bretagne et les Pays-Bas acceptèrent de les recevoir. Avant d’atteindre sa destination finale, Haïti, Ruben débarquera en France, le pays dont lui et sa mère francophile avaient toujours rêvé, «elle qui aurait été heureuse, mais si heureuse, de se promener avec lui sur les Champs-Élysées, la plus belle de toutes les avenues du monde» (p.112). A Paris, Ruben Schwarzberg se lia d’amitié avec des membres de la communauté haïtienne, en particulier le poète Roussan Camille et la poétesse Ida Faubert qui l’aida à obtenir la nationalité haïtienne et facilita son départ vers sa nouvelle patrie.

L’atmosphère et le déroulement de cette troisième partie du roman sont à mille lieux de l’errance, de la violence et des persécutions décrites dans les deux premières parties. Dalembert nous la décrit, cette troisième partie, sous la forme de souvenirs racontés à sa petite cousine Deborah accourue d’Israël en compagnie d’un groupe de médecins pour porter secours à Haïti, victime d’un séisme dévastateur en 2010. Le lecteur découvre comment le docteur Schwarzberg s’adapta très vite dans sa nouvelle patrie, au point de brûler son dossier de demande de résidence aux États-Unis qu’il avait gardé avec lui dans l’espoir d’immigrer chez les Américains. Il avait «l’intime conviction de se retrouver enfin à la maison, après un long temps d’errance et de péripéties. La découverte du pays réel lui apporta l’impression que cette terre entrait dans la composition de sa chair, qu’il n’avait vécu jusque- là que pour la rencontrer.» (p.215). Mais Ruben Schwarzberg ne mit pas long à découvrir la politique d’exclusion sociale alimentée par le «mépris de classe  et de couleur» en vigueur dans la société haïtienne de l’époque.

Ce roman qui conjugue avec un art consommé l’histoire et la fiction tendra à éblouir non seulement le lecteur natif haïtien déconcerté par tant de détails qu’il ne connaissait peut-être pas sur son ile natale, mais aussi le lecteur français ou francophone découvrant une société qu’il avait apprise à connaitre traditionnellement par le petit bout de la lorgnette du vodou ou de la dictature. Louis-Philippe Dalembert révèle dans Avant que les ombres s’effacent un consciencieux travail de documentation qui permet d’admirer son sens du détail dans les descriptions de Berlin (bien qu’il ait vécu et étudié à Berlin), sa connaissance des traditions  et de la culture juives  et des événements annonciateurs de la montée du nazisme et de la percée du petit caporal.

A travers l’errance du Dr. Ruben Schwarzberg et de sa famille juive éparpillée aux quatre coins du monde, fuyant les persécutions nazies, Avant que les ombres s’effacent part de données historiques pour construire une fiction où le romancier célèbre la solidarité et la générosité d’Haïti.  Dans un entretien accordé au quotidien Le Nouvelliste et publié le 19 juillet 2017, Louis-Philippe Dalembert dit ceci: «A un moment où tant de nos compatriotes et des centaines de millions de réfugiés sont rejetés de par le monde, surtout par les pays donneurs de leçon de démocratie et de droits de l’homme, il était important de le rappeler…» Ce livre baigne dans une actualité tenace et Haïti peut se vanter d’avoir fait son devoir quand elle avait été interpellée par l’Histoire.

Ce roman a obtenu le Prix Orange du livre 2017 et le Prix France Bleu de cette année. Il fait partie des quatre romans finalistes retenus pour le Grand Prix du roman de l’Académie française. Les quatre romans en lice sont:

  • Avant  que les ombres s’effacent de Louis-Philippe Dalembert (Sabine Wespieser)
  • Tiens ferme ta couronne de Yannick Haenel (Gallimard)
  • Mécaniques du chaos de Daniel Rondeau (Grasset)
  • Les Vacances, de Julie Wolkenstein  (P.O.L.)

Le lauréat sera proclamé le jeudi 26 octobre 2017. Je souhaite ardemment à mon «vieux frère» d’être ce lauréat jeudi prochain.

Hugues Saint-Fort
New York, 18 octobre 2017

 Viré monté