Potomitan

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Annou voyé kreyòl douvan douvan

Quelques causes du sous-développement1
de la littérature créolophone d’Haïti

Frenand Léger

Résumé

Si Haïti est, en raison de la colonisation française, un État-nation de tradition écrite majoritairement francophone, il existe parallèlement un ensemble plus restreint de textes haïtiens écrits en langue créole dont la production remonte au XVIIIe siècle. S’appuyant sur leurs caractéristiques linguistiques et esthétiques, ainsi que sur la quantité produite à chaque époque, on peut grosso modo découper le corpus des lettres créoles haïtiennes en deux grandes étapes chronologiques, soit la grande période d’émergence qui s’étend de l’époque coloniale jusqu’au milieu du XXe siècle et la période de l’émulation. La première longue période est dominée dans un premier temps par une série de textes à caractère principalement religieux, administratif et politique. Écrits en majeure partie par des colons blancs de hauts rangs, ces textes recourant à l’usage de la langue locale étaient destinés avant tout aux esclaves créolophones qui ne maîtrisaient pas bien le français. On a recensé dans un second temps quelques textes littéraires à proprement parler, notamment des chansons et des poèmes écrits ou transcrits en langue créole entre la deuxième moitié du XVIIIe siècle et le début du siècle prochain. La deuxième période, celle de l’autonomie des lettres créoles ou des débuts d’une tradition littéraire créole authentique, a commencé au milieu du XXe siècle parallèlement aux travaux linguistiques de standardisation du code écrit de la langue nationale. Cette avancée dans la planification et la normalisation du créole se traduira par un développement relativement important du code écrit de cette langue, particulièrement dans le domaine de la littérature. Il existe actuellement des œuvres écrites en langue créole dans pratiquement tous les genres littéraires: poésie, théâtre, nouvelle, conte, lodyans, roman, etc. Il s’agit ici d’examiner quelques échantillons parmi les plus représentatifs de ce corpus de textes littéraires des origines à nos jours afin d’en proposer une vue d’ensemble.

5-10 keywords: Littérature, poésie, roman, fiction narrative, Haïti, langue, créole, créolophone, francophonie, sous-développement.

Terms for indexing: Littérature haïtienne, lettres créoles, roman créole, poésie créole, langue créole, nationalisme,

Introduction

Réfléchissons d’entrée de jeu sur ce qu’on entend par «littérature» dans le contexte qui nous intéresse ici afin de bien circonscrire l’objet de notre propos. L’un des critères les plus essentiels sur lesquels on se base pour définir la littérature d’une collectivité quelconque, que ce soit un groupe ethnique ou un État-nation indépendant, c’est la qualité esthétique de la langue ou des langues à travers lesquelles les textes sont conçus et exprimés. S’ajoute naturellement à la réflexion le critère de la nationalité lorsqu’il s’agit de la définition des œuvres littéraires produites au sein d’un État-nation où il existe une institution littéraire prise en charge par l’État. L’examen du cas de la France, État-nation impérialiste ayant imposé sa langue et sa culture dans des pays colonisés un peu partout à travers le monde, peut nous aider à comprendre le cas d’Haïti en ce qui concerne la question spécifique de la définition de sa littérature nationale.

L’observation de l’usage qui est fait des formules telles que «littérature(s) française(s)», «littérature(s) de France» et «littérature(s) francophone(s)» indique que ces trois notions peuvent être, selon le contexte, à la fois interchangeables et opposables. Elles sont par conséquent loin d’être des synonymes absolus puisqu’elles ne désignent pas les mêmes objets dans la réalité. Malgré la situation ethnolinguistique compliquée qui prévaut sur le territoire français, c’est l’étiquette «littérature française» au singulier qu’on emploie le plus fréquemment pour désigner l’ensemble des œuvres écrites et orales produites en français et dans les langues régionales de France par les auteurs de nationalité française. Dans le cas d’Haïti, un État-nation plus homogène que la France, quelles sont les raisons objectives qui permettent de parler de plusieurs littératures en dépit du fait que l’unité linguistique a contribué à forger l’unité nationale dans ce pays? Les productions littéraires en langue française d’auteurs issus des pays anciennement colonisés sont dites «francophones» ou d’«expression française», comme si celles des auteurs de l’Hexagone étaient de nature différente lorsqu’on les considère strictement sur le plan de l’expression langagière. Si le critère de la nationalité est remis en question de nos jours, celui de la langue reste encore déterminant dans la définition des corpus de textes littéraires de langue française pour des raisons à la fois linguistiques et extralinguistiques.

Lorsqu’on compare les œuvres littéraires de langue française produites par des auteurs des pays du Nord à celles d’auteurs originaires des pays du Sud, on constate que, malgré les différences qu’on peut y observer sur les plans thématiques, formels, esthétiques, discursifs ou pragmatiques, elles sont toutes exprimées et véhiculées principalement à travers le même code linguistique. S’il est vrai qu’on y observe parfois la présence d’autres langues régionales, locales ou nationales distinctes du français, cela ne change rien au fait que ces littératures du Nord et du Sud sont essentiellement d’expression française. C’est précisément de ce constat que le concept galvaudé de «francophonie littéraire» tire une certaine légitimité. Il en est de même pour les autres formules théoriques floues, telles que «francophonie politique», «francophonie institutionnelle», «francophonie économique», «locuteur francophone partiel, occasionnel ou réel», etc. Selon certaines de ces catégorisations notionnelles imaginées par des acteurs importants de l’Organisation Internationale de la Francophonie, pour gonfler dans leurs statistiques les chiffres se rapportant au nombre de locuteurs de français dans le monde, Haïti est incontestablement un pays «francophone», c’est-à-dire l’un des multiples «territoires de la langue française2» dans le monde.

Cette fixation nombriliste sur l’idiome officiel de l’État français comme l’un des critères conceptuels les plus déterminants dans la définition des corpus nationaux d’œuvres littéraires de langue française à travers le monde n’est pas anodine. Les études sur la langue en tant qu’outil de pouvoir et de domination sont là pour en témoigner3. Parmi tous les éléments culturels qui caractérisent une société ou un groupe social, la langue joue un rôle prédominant en raison de sa nature sémiotique complexe qu’elle tient de sa dimension anthropologique. Sans vouloir faire un amalgame entre «culture», «identité», «langue», «littératie», «littérature», «développement humain», «croissance économique» et «état-nation», on convient que dans une perspective interdisciplinaire ces concepts entretiennent entre eux des rapports d’implication réciproques à ne pas prendre à la légère lorsqu’on essaie de comprendre l’histoire littéraire d’Haïti, un État-nation entièrement créolophone que l’on a toujours voulu «francophone». Selon les estimations les plus crédibles4, seulement 2 à 3 % d’Haïtiens résidant en Haïti seraient réellement en mesure de communiquer couramment en français. D’après le linguiste Yves Dejean5, qui présente Haïti comme une nation créolophone essentiellement monolingue, la francophonie haïtienne ne serait qu’une construction imaginaire, un vieux mythe persistant datant de l’époque coloniale. Or, il se trouve qu’au sein de la nation haïtienne le français a toujours été et reste encore aujourd’hui la principale langue utilisée à l’écrit dans quasiment tous les domaines sociaux de la communication langagière.

Si Haïti est effectivement un pays de tradition écrite majoritairement francophone, il existe parallèlement un ensemble plus restreint de textes haïtiens écrits en langue créole dont la productionvremonte au XVIIIe siècle. Parmi ces textes créoles, ceux à vocation littéraire semble former la catégorie la plus nombreuse. Il s’agit ici d’examiner quelques échantillons parmi les plus représentatifs de ce corpus de textes littéraires des origines à nos jours afin d’en proposer une vue d’ensemble. S’appuyant sur leurs caractéristiques linguistiques et esthétiques, ainsi que sur la quantité produite à chaque époque, on peut grosso modo découper le corpus des lettres créoles haïtiennes en deux grandes étapes chronologiques: la longue période d’émergence qui s’étend de l’époque coloniale jusqu’au milieu du XXe siècle et la période de l’émulation ou des débuts d’une tradition littéraire authentique. Vu les circonstances historiques de l’émergence et de l’évolution de la littérature d’Haïti, qu’elle soit d’expression française ou de langue créole, il s’avère difficile d’en discuter rationnellement sans considérer la question du nationalisme culturel haïtien6. Il n’y a d’ailleurs pas de consensus sur les débuts de la littérature haïtienne pour des raisons idéologiques liées précisément à une attitude nationaliste qui peut être perçue comme ambiguë à bien des égards.

1. La longue période d’émergence des lettres créoles (1750-1950)

Si certains historiens et spécialistes de littérature haïtienne considèrent le poème «Lisette quitté la Plaine», écrit en langue créole au milieu du XVIIIe siècle, comme le tout premier texte littéraire haïtien, faisant ainsi remonter l’origine de la littérature haïtienne à la période coloniale, d’autres préfèrent la situer en 1804 au moment où la colonie française de Saint-Domingue est devenue Haïti, la première République «francophone» noire dite «indépendante» au monde. L’Acte de l’Indépendance d’Haïti7 rédigé en français par Louis-Félix Boisrond Tonnerre8 en 1804 et la pièce de théâtre L’Haïtien expatrié (1804) de Pierre Fligneau, écrite également en français, sont présentés dans les manuels classiques comme les premiers textes de la littérature nationale de la République d’Haïti. Maximilien Laroche9 analyse les paroles violentes de Boisrond Tonnerre à l’endroit de la France dans la proclamation du 1er janvier 1804 pour justement attirer l’attention sur le caractère paradoxal du nationalisme haïtien. Que révélerait l’examen de la santé psychique10 ou psychologique des généraux haïtiens créolophones ayant signé un document révolutionnaire écrit en français dans lequel ils prétendent «renoncer à jamais à la France» et effacer «l’empreinte française» au sein du nouvel État-nation à construire? Tout en étant conscient du danger de l’anachronisme en ce qui a trait au statut du créole à l’époque, il est difficile, même dans le contexte historique en question, de ne pas rester perplexe devant un acte d’indépendance écrit en langue française dans lequel les signataires11 crient pourtant «anathème au nom français lugubre» et «haine éternelle à la France»? Pour objecter que la situation ne présente pas nécessairement un paradoxe insoluble, on pourrait avancer la thèse qui veut que la langue française soit un «butin de guerre» ou l’instrument par excellence qui était censé permettre à la jeune République haïtienne de se faire accepter internationalement parmi les nations dites «civilisées». Mais une lecture de l’histoire d’Haïti de l’Indépendance à nos jours indique qu’il en a été tout autrement et que l’adoption du français comme langue officielle de facto n’a pas été dans l’intérêt de la nation haïtienne12 malgré les efforts titanesques des intellectuels haïtiens francophones du XIXe siècle, notamment Jean-Louis Vastey, Louis Joseph Janvier et Anténor Firmin, qui ont écrit de remarquables réquisitoires contre le racisme et le colonialisme.

Selon Judith Charles, qui s’inspire d’Hénock Trouillot13, «[…] la littérature haïtienne a toujours été essentiellement indigène, ou plutôt foncièrement haïtienne. C’est même là que résident sa marque principale et sa frappante originalité14». Si le caractère nationaliste des premières lettres haïtiennes francophones semble indéniable, il en est de même pour la tradition de l’aliénation culturelle dans laquelle elles s’inscrivent. Que penser d’un discours nationaliste prônant une haïtianité littéraire qui ne s’exprime pas dans la langue de la nation haïtienne? Les études philologiques et historiques indiquent que, contrairement à ce qui s’est passé dans les anciennes colonies créoles françaises, la littérature de la plupart des nations du monde s’est formée à partir d’un long processus de traduction, de transcription et de transposition de l’oraliture à l’écriture pour le développement d’une tradition littéraire originale exprimée dans la première langue de la majorité. En Haïti et dans les autres colonies françaises des Antilles, la tradition écrite s’est développée en français au détriment de la langue démographiquement majoritaire, d’où l’absence de véritables traditions littéraires écrites en langues créoles qui tiennent compte de la représentation du monde, de l’imaginaire et du vécu de ces peuples dans toute leur plénitude.

Avant de nous pencher sur les productions littéraires à proprement parler, il nous semble important de rappeler l’existence d’une série d’autres textes anciens à caractère principalement religieux et politique. Ces deux catégories d’écrits utilitaires peuvent malgré tout être considérés comme faisant partie des ancêtres des lettres haïtiennes d’expression créole lorsqu’on les considère sur le plan strictement linguistique. Les travaux des historiens15 et des linguistes, particulièrement ceux réalisés par les créolistes16 sur la genèse des langues créoles sont d’une grande utilité pour la compréhension du contexte dans lequel a émergé la littérature produite dans la langue commune de la nation haïtienne. Ils fournissent de précieuses informations sur les premiers textes produits aux Antilles françaises au cours du XVIIIe siècle dans des idiomes locaux qualifiés à l’époque de «baragouin», de «français corrompu», de «langage imbécile», ou de «langage nègre» parce qu’ils se situaient au plus bas de l’échelle des valeurs accordées aux pratiques langagières dans les colonies. Soulignons que ces textes étaient pourtant écrits en majeure partie par des dignitaires blancs de hauts rangs. Vu les rapports étroits qu’entretiennent l’écriture et le pouvoir, il n’est pas étonnant que ces écrits créolophones, datant de la période d’avant la Révolution haïtienne de 1804, aient été principalement le fruit d’individus de race blanche appartenant aux classes dominantes. Comme les esclaves étaient en grande majorité des créolophones analphabètes qui ne maitrisaient pas bien le français, il était logique que les autorités ecclésiastiques et politiques de l’époque recourent à l’usage de la langue locale afin de mieux les amadouer. On est en effet assez bien renseigné sur l’existence pendant la période coloniale de traductions et d’adaptations en langue créole de textes à vocation évangélique, ainsi que des documents à caractère administratif, juridique et politique.

Marie-Christine Hazaël-Massieux (2008) recense une quarantaine de textes politiques en créole dont la plupart sont des publications officielles, comme la Déclaration d’août 1793 de Léger-Félicité Sonthonax, ou la Proclamation de janvier 1801 de Bonaparte et de Leclerc pour assurer aux anciens esclaves dirigés par Toussaint Louverture que la liberté qui leur a été accordée par la Convention nationale sera respectée. Parmi cette catégorie d’écrits créolophones à visée mystificatrice, on citera dans la catégorie des textes religieux «La Passion de Notre Seigneur selon St Jean en Langage Nègre». D’une longueur d’une douzaine de page environs et datant de la seconde moitié du XVIIIe siècle, il est considéré comme le document écrit en langue créole le plus ancien connu à ce jour. On ne connait pas l’identité de l’auteur ou des auteurs de cette adaptation du passage de «L’Évangileselon Saint-Jean», mais tout porte à croire qu’il s’agit de l’œuvre de ces missionnaires blancs envoyés dans les colonies pour christianiser les esclaves noirs. Citons le premier paragraphe de ce texte pour mieux démontrer en quoi il est effectivement l’un des ancêtres directs des variétés actuelles de créole antillais.

Dans tems la, comme jour Paque té proche, tous peres jouifs la ïo tous faire complot pour quiember Jesi: mais ïo té bin barassés. Ïo té dire, comment nous va faire? Si nous faire touyé li dans tems grand fête comme ça, tout moune va lévé la sous nous pour prendre pati pour li...17

En ce temps-là, comme le jour de Pâques était proche, tous les prêtres juifs complotèrent pour attraper Jésus: mais ils étaient bien embarrassés. Ils avaient dit [ils disaient]: Comment ferons-nous? Si nous le faisons tuer au moment d'une grande fête comme cela, tout le monde va s'en prendre à nous pour prendre parti en sa faveur...

L’examen des aspects phonologiques, lexicaux et orthographiques pourrait au premier coup d’œil nous porter à assimiler ce passage à un «mauvais» français ou à une variété déformée de la langue de Voltaire, mais une analyse linguistique même rapide de ce court extrait indique clairement que nous avons affaire à une langue distincte, dont la structure syntaxique diffère de celle du français. Il suffit d’observer le fonctionnement des déterminants et des pronoms pour se rendre compte qu’ils se comportent de la même manière qu’en créole antillais d’aujourd’hui. Sur le plan lexico-sémantique, on y observe aussi la présence d’un vocabulaire propre aux créoles antillais. Parmi ces mots encore usuels de nos jours, il y a «té/te», «ïo/yo», «quimber/kenbe», «moune/moun» et «li». Dans les autres textes religieux et politiques du corpus, on trouve pratiquement les mêmes caractéristiques linguistiques qui établissent une filiation entre eux et les variétés de créole que l’on trouve de nos jours en Haïti et dans les autres pays des Antilles françaises.

Dans le domaine de la littérature à proprement parler, on a recensé quelques chansons et poèmes écrits ou transcrits en créole datant de la deuxième moitié du XVIIIe siècle au début du siècle prochain. Parmi les pièces de ce corpus, «Lisette quitté la Plaine» serait, selon Moreau de Saint-Méry18, le plus ancien texte littéraire créole connu. Il aurait été écrit en 1757 par un colon blanc du nom de Duvivier de la Mahautière, membre de la magistrature coloniale à Saint-Domingue. L’examen de la première strophe permet de constater que le poème ne diffère presqu’en rien de «La Passion de Notre Seigneur» sur le plan orthographique. Les deux sont écrits selon la même orthographe dite étymologique du français qui sera utilisée en Haïti jusque dans les années 1970-80, soit après les travaux qui ont permis la promulgation de la graphie officielle du créole haïtien. Sur le plan littéraire, on reproche à «Lisette quitté la Plaine» son manque d’originalité, car sa forme et son contenu sont conformes aux modèles littéraires français de l’époque. Il s’agit d’un poème chanté qui exprime la tristesse d’un homme, probablement un esclave noir, abandonné par son amoureuse.

Dans l’annexe de son ouvrage, Marie-Christine Hazaël-Massieux (2008) indique aussi l’existence d’autres poèmes écrits en créole qui datent de la même époque. Dans sa liste, il y a un recueil19 de 16 pages publiés anonymement à New-York en 1804 qui comprend sept poèmes écrits sous la forme de dialogues amoureux. En 1811, l’ouvrage a été l’objet d’une nouvelle publication20 revue et augmentée qui contient une douzaine de textes poétiques. Parmi les textes ajoutés, on en trouve un intitulé «Chanson créole» qui est en fait une adaptation de «Lisette quitté la Plaine». Deborah Jenson21 remet en question l’hypothèse selon laquelle ces poèmes auraient été exclusivement l’œuvre de colons blancs, car il semble que les dialogues amoureux auraient été échangés entre des esclaves noirs. D’après Jenson, tout semble indiquer que ces textes poétiques ont été le fruit de la collaboration entre plusieurs individus sans distinction de race et de classe sociale. Elle postule que ces textes pourraient avoir été composés à l’origine par des personnes de couleur appelées à l’époque «candios» et «cocottes», et qu’ils auraient été retravaillés ensuite par des poètes et des musiciens blancs. Précisons ici que ces textes créoles publiés ou republiés après la Révolution de 1804 sont en fait des œuvres de la période coloniale qui avaient été produites au cours du XVIIIe siècle. Par exemple, le Dialòg Aza et Evahimrapporté en 1809 par Michel-Etienne Descourtilz dans son ouvrage Voyage d’un naturaliste à St Domingue fait lui aussi partie de ces poèmes amoureux destinés à être chantés, et dont le fond et la forme permettent de classer dans la même catégorie des textes créoles écrits avant l’indépendance d’Haïti.

La majorité des poèmes chantés de ce corpus partagent entre eux une structure lyrique qui les rapproche de la ballade. Ils exploitent en effet des thèmes mélancoliques comme la séparation, la solitude, l’impuissance et la tristesse, quoique les paroles et les scènes soient parfois assez gaies et grivoises, ce qui permet de les assimiler aussi au vaudeville. Le célèbre poème «Choucoune22» d’Oswald Durand publié près d’un siècle plus tard exhibent les mêmes caractéristiques formelles et thématiques. Il s’agit d’une sorte de ballade de sept couplets ou strophes de huit vers dans lequel l’auteur chante la beauté d’une femme qu’il aime, mais qui le quittera pour un autre. Quoique «Choucoune» reprenne une thématique datant de l’époque coloniale et qu’il soit écrit à l’instar des poèmes coloniaux dans la même orthographe étymologique du français, sur le plan linguistique, il est bien plus proche du créole haïtien d’aujourd’hui que ses congénères. Un autre élément fondamental qui le distingue des poèmes de la période coloniale, c’est qu’il pose le problème racial et linguistique haïtien dans une perspective haïtienne. À noter qu’Oswald Durand est aussi l’auteur de plusieurs autres textes écrits en langue créole, ce qui permet de le considérer comme l’un des pères fondateurs des lettres créoles haïtiennes23.

Entre le début du XIXe siècle et la publication de «Choucoune» on observe dans la nouvelle République dite «souveraine» une indifférence profonde et quasi-unanime vis-à-vis de la production d’œuvre littéraire écrite entièrement en langue créole. Si quelques rares écrivains, comme Juste Chanlatte et Ignace Nau, n’avaient pas inclus quelques mots et passages créoles dans leurs œuvres de langue française, l’éclipse des lettres créoles dans le projet national aurait été totale à l’aube de la période postcoloniale. Après «Choucoune» et les fables créoles d’Oswald Durand, un certain intérêt s’est développé pour la collecte et la traduction des contes, des devinettes et des proverbes créoles, ainsi que pour la traduction-adaptation en langue créole des fables français. Georges Sylvain24 est le premier à avoir publié un ouvrage entier dans le domaine. Parmi ceux qui ont emboité le pas, on peut citer Massillon Coicou et Frédéric Doret. L’apport des romanciers réalistes de la Génération de la Ronde en ce sens est également extrêmement important. C’est le début d’un véritable mouvement de créolisation des lettres haïtiennes qui deviendra plus systématique sous l’impulsion du mouvement indigène avec Jean Price Mars et les autres écrivains indigénistes. La question est de savoir en quoi le mouvement indigéniste a-t-il contribué à l’établissement d’une véritable institution littéraire de langue créole en Haïti?

2. Les débuts d’une tradition littéraire authentique en langue créole (1950 à nos jours)

Après la longue période de deux siècles d’exploration et de tâtonnements arrive enfin le moment décisif, celui où commencent des réfléxions scientifiques pour que Haïti se dote des instruments normatifs qu’il lui faut pour assurer la survie, la promotion et la qualité de sa langue nationale. Le créole étant encore considéré comme un simple «patois dérivé du français»25 jusqu’au début du XXe siècle avait désespérément besoin d’une orthographe autonome. Des chantiers sont mis en branle à partir des années 1940. Les premières graphies systématiques à base phonologique du créole haïtien furent proposées grâce aux travaux du Pasteur irlandais Ormonde McConnell, de l’Américain Frank Laubach et des Haïtiens Charles Fernand Pressoir et Lelio Faublas. Le créole est enfin désormais reconnu officiellement dans la Constitution de 1957 comme l’une des deux langues en usage sur le territoire haïtien. Vers la fin des années 1970, l’État haïtien a créé l’Institut Pédagogique National (IPN) et le Gwoup Rechèch pou Etidye Kreyòl Ayisyen (GREKA) qui ont poursuivi les réflexions jusqu’à aboutir à l’orthographe officielle actuellement en vigueur. Grâce à ce mouvement national, le créole a été autorisé dans les écoles par la loi de septembre 1979. Il a ensuite accédé au statut de langue nationale dans la Constitution de 1983 et à celui de langue co-officielle aux côtés du français dans la Constitution de 1987, qui elle-même prévoit l’établissement d’une académie de créole, ce qui s’est concrétisé en avril 2014.

Cette grande avancée dans la planification à la fois du corpus et du statut du créole se traduira par un développement relativement important du code écrit de cette langue, particulièrement dans le domaine de la littérature. Cette tranche d’histoire, qui est le point de départ de l’établissement d’une institution littéraire haïtienne de langue créole, est considérée par Michel-Ange Hypollite26 comme la période d’autonomie des lettres créoles. Il existe des œuvres écrites en langue créole dans pratiquement tous les genres littéraires: poésie, théâtre, nouvelle, conte, lodyans, roman, etc. Parmi ces genres, la poésie est celui dans lequel on compte le plus de publications. Si l’on doit faire quelques remarques sur la poésie de cette époque en raison de sa popularité, on ne manquera pas de nous attarder également sur le genre narratif de fiction.

En 1953, Félix Morisseau-Leroy publie Diacoute27, un recueil de treize poèmes créoles qui marque une rupture claire avec les règles de la prosodie française. Dans l’un de ses poèmes, qui porte le titre évocateur de «Mèsi Desalin», on peut observer le style anaphorique et répétitif des conteurs créoles. Il s’agit en effet de l’avènement d’une nouvelle esthétique créole plus libre, plus ancrée dans l’oralité haïtienne, donc plus authentique. Félix Morisseau-Leroy a également publié des pièces de théâtre, des contes et des nouvelles littéraires. Par son travail poétique et son engagement social, il a su influencer de près ou de loin un grand nombre d’écrivains haïtiens dont certains étaient son aîné ou de la même génération que lui. Parmi les plus célèbres, on peut citer Émile Roumer, Milo Rigaud, Franck Fouché et Paul Laraque. Une série d’autres auteurs d’œuvres poétiques et théâtrales d’expression créole nés plus tard entre 1935 et 1965, tels que Georges Castera, Rassoul Labuchin, Jean-Claude Martineau, Syto Cavé, Lyonel Trouillot et Dominique Batraville, peuvent aussi être ajoutés à la liste de ceux qui partagent avec Morisseau-Leroy ce besoin d’écrire la culture ancestrale.  

Quelques années après la publication de Diacoute et d’autres œuvres créoles marquantes de la même époque, on a assisté à l’éclosion d’une multitude d’associations culturelles militantes œuvrant dans la promotion de la langue et de la culture créole: le Chœur simidor, Caraco bleu, Simbi club et le Mouvman kreyòl. Ce mouvement fondé en 1965 par Ernst Mirville, alias Pyè Banbou, Henri-Claude Daniel, alias Jan Tanbou et Jean-Marie Denis, alias Jan Mapou accouchera plus tard du fameux regroupement littéraire et artistique du nom de Sosyete koukouy. Les écrivains membres de ce regroupement font surtout de la poésie, mais on y compte aussi quelques auteurs d’œuvres romanesques. Avant de se pencher sur les œuvres de fiction en prose, attirons l’attention sur au moins un recueil publié par les principaux tenants de ce mouvement. Il existe notamment Bajou kase (1974) de Jean-Marie Denis, Anba Lakay (1984) de Michel-Ange Hyppolite, Ekziltik, (1988) d’Emmanuel Eugène, Pikliz (1988) de Kiki Wainwright, Kanmizòl nan peyi Gonbolyen (1993) de Gary Daniel, Tribòbabò (2012) d’Iléus Papillon et De bò goch (2014) d’Anivince Jean-Baptise. Il convient aussi de citer à titre de référence quelques autres recueils de poèmes importants publiés par des auteurs également connus quoiqu’ils ne fassent pas nécessairement partie de la Sosyete koukouy. On y compte Bwamitan (1993) de Lenous Suprice, Jiwèt Van (1999) de Jean-Euphèle Milcé, Fas doub lanmò (2000) de Bonel Auguste, Bri lannuit (2000) d’André Fouad, Miwo miba (2017) de Makenzy Orcel, Majigridji (2017) de James Noël et Made In Kay Vwazen (2020) d’Inema Jedi. L’existence de ce large corpus de poèmes d’hier et d’aujourd’hui confirme que la poésie est effectivement le genre le plus pratiqué par les auteurs haïtiens d’expression créole.

Parallèlement à la poésie, comme le genre par excellence de la littérature d’expression créole, on observe à partir des années 1940 un engouement croissant pour la fiction narrative brève et longue. Le célèbre monumental roman Dezafi (1975) et les huit pièces de théâtre créolophone de Franketienne permettent de le considérer, à l’instar de Félix Morisseau-Leroy, comme l’un des plus remarquables auteurs haïtiens de lettres créoles. Si la critique veut que Dezafi soit le premier roman haïtien écrit en langue créole, sa publication est pourtant précédée par celle des récits courts d’Émile Célestin-Mégie et de Carrié Paultre. Émile Célestin-Mégie est semble-t-il le premier auteur haïtien de récits brefs d’expression créole. Son recueil de fiction brève Ale-vini Mirak sorti en 1946 marque le début de ce genre dans la littérature haïtienne de langue créole. Avant la sortie du premier tome de son volumineux roman Lanmou pa gin baryè (1975), Célestin-Mégie avait publié en 1967 Lanmou Lasigway, un deuxième recueil d’histoires courtes que l’on considère comme des nouvelles littéraires. Quant à Carrié Paultre, ses cinq récits brefs publiés dans les années 1960 ne méritent pas de tomber dans l’oubli. Son texte de 38 pages intitulé Ti Jak (1965) est la première œuvre de fiction brève de cette dimension écrite en créole. Après Ti Jak, Carrié Paultre a écrit une série d’autres récits courts parmi lesquels Lherison (1966), Amarante (1967), Kote wout la ye? (1968), Mànyela (1969) et Tonton Liben (1976). Ce dernier est, en raison de sa masse verbale plus importante que les autres, de la qualité de la langue et de la complexité de sa structure narrative, le plus substantiel et le mieux réussi de tous ses récits brefs.

Pendant qu’on y est, il est utile de mentionner le recueil de récits intitulé Ravinodyab (1982) de Félix Morisseau-Leroy que l’auteur lui-même qualifie de “contes haïtiens”. Ce sont des textes qui présentent une reconstitution fictive de l’histoire tragique ponctuée des désastres de toutes sortes dont le peuple haïtien est victime depuis toujours. Au cours de la même année, Jean-Claude Martineau (alias Koralen), une autre figure marquante des lettres créoles, publie Flè dizè (1982). Il s’agit d’un recueil de récits brefs que certains appellent «lodyans» parce qu’ils sont destinés à être contés à l’oral. Comme ils sont écrits en vers rimés, on peut les considérer comme des poèmes narratifs. Après Ravinodyab et Flè dizè, il y a eu Anba Mapou-a (1999) de Jean-Marie W. Denis; Bonifas ak malefis (1999) et Nan Tan Malouk (2003) de Frantz Wainwright; Koulè Midi (1999) et Simbad Avenue (2008) de Raoul Altidor. Il est difficile de catégoriser ces récits. Sont-ils de courts romans, des contes, des lodyans ou des nouvelles littéraires? Formellement parlant, s’il est clair que ces textes d’imagination en prose ne sont pas des romans, il serait encore plus incongru de les qualifier de nouvelles ou de lodyans littéraires, car ils ne répondent pas pour la plupart aux exigences de la nouvelle littéraire comme genre rigoureux allant au-delà de la simple matière anecdotique ni à la dimension comique du lodyans.

À côté de cette sous-catégorie de récits inclassables dont la masse verbale tend plus à la brièveté qu’à l’expansion narrative, il existe dans la littérature haïtienne d’expression créole un corpus plus restreint d’œuvres de fiction narrative qui répondent effectivement aux caractéristiques formelles du roman comme genre de récit dont la trame est généralement plus étendue et plus complexe. Depuis la publication de Dezafi et de Lanmou pa gin baryè en 1975, le genre romanesque d’expression créole s’est en effet enrichi quantitativement avec par exemple des titres comme Nan lonbray inosans (1985) de Pauris Jean-Baptiste; Esperans Dezire (1989) de Mercédès Guignard; Eritye Vilokan (2001) de Pierre Michel Chéry; Pase m yon kou foli (2008) de Jean-Euphèle Milcé; Kèkèt ak Janmari (2014) de Rhoddy Attilus; Anba Bòt Kwokodil (2015) de Patrick Sylvain; Tifi (2017) de Saïka Céus; Agase Lesperans (2017) de Lyonel Trouillot et Konfidans (2019) de Fédia Stanisla, etc. Parmi les œuvres constituant le corpus des romans haïtiens écrits en langue créole, Dezafi, Lanmou pa gin baryè et Agase Lesperans, méritent une attention particulière pour des raisons d’ordre à la fois historique et esthétique.

Ces trois romans ont chacun un titre très significatif qui résume bien l’essence de l’histoire qu’il raconte.  Dans le sens propre du terme, «Dezafi» signifie «défi lancé lors d’un combat de coqs», ce qui se passe généralement dans le brouhaha chaotique des gallodromes. Le mot peut aussi prendre le sens de chambardement, de désordre, d’émeute ou de révolte. Traduit en français par Les Affres d’un défi28, le roman Dezafi relate l’histoire d’un groupe de villageois transformés en zombies et forcés à travailler comme esclaves dans des conditions atroces au profit d’un houngan nommé Sentil et de son acolyte Zofè. Siltana, la fille de Sentil, tombe amoureuse de Klodonis, l’un des zombies, à qui elle donne de la nourriture contenant du sel. La consommation de cette substance défendue aux zombies rend à Klodonis ses facultés. Elle lui permet de sortir de son état de soumission. Klodonis administre à son tour du sel aux autres zombies qui, une fois libérés, se révoltent et prennent leur revanche sur Zofè et Sentil. L’horreur subie par Klodonis et les autres zombies dans le roman de Franketienne peut être interprétée comme le symbole de la tragédie collective ou des affres de l’existence d’un peuple qui a toujours osé défier ses tyrans.

Quant au roman Lanmou pa gin baryè (L’amour n’a pas de barrières) d’Émile Célestin-Mégie, il a été publié à Port-au-Prince en trois volumes (1975, 1977, 1981). Il semble que le premier volume ait été écrit en 1965, soit avant la publication de Dezafi. Le titre du roman indique qu’il s’agit d’une histoire d’amour auquel rien ne peut faire obstacle. Jaklin Milomar, une «mulâtresse» issue d’une riche famille de bourgeois, aime passionnément Jan Batis Duklo, un jeune noir d’origine modeste. Boukman, le père de Jaklin, enrage à l’idée de l’union de sa fille avec un pauvre individu de rang social inférieur. Devant son refus catégorique, les deux adolescents prennent la fuite et s’en vont loin de Grand-Gosier, leur ville natale. Ainsi commence pour Boukman un grand périple de treize mois au cours duquel il explore plusieurs régions du pays à la recherche de sa fille. À travers les péripéties du voyage de ce personnage, qui occupent une place importante dans le récit, le lecteur est exposé à une description détaillée du contexte social du pays à l’époque de la première occupation américaine. En raison de sa longueur (550 pages au total), de sa richesse thématique et de la complexité de son intrigue, qui lui confèrent un caractère hétérogène, Lanmou pa gin baryè a largement contribué à enrichir le code écrit de la langue créole. En ce sens, il est à l’instar de Dézafi un grand classique de la littérature haïtienne créolophone.

Parmi les romans créolophones publiés depuis la parution de Dézafi et de Lanmou pa gin baryè, Agase Lesperans de Lyonel Trouillot, est probablement le seul que l’on puisse comparer à ces deux classiques sur les plans formel, esthétique et idéologique. Personnage éponyme, Agase Lesperansest avec Valeri et Jowàn l’une des trois anti-héroïnes de l’histoire. Le titre Agase Lesperans (Agacer l’Espérance) traduit l’idée d’agacement ou d’énervement face aux contrariétés qui empêchent les femmes haïtiennes d’espérer un lendemain meilleur ou d’avoir confiance en l’avenir. Le roman est composé de douze chapitres ayant pour titre le nom de ces trois personnages féminins qui apparemment n’ont rien en commun à part leur destin tragique. Agase Lesperansest une conteuse de rue. Valérie, une jeune bourgeoise complètement déphasée. Quant à Jowàn qui travaille dans une morgue, son seul souci dans la vie, c’est la réussite de sa petite sœur. Que ce soit dans le cas de l’adolescent sans nom qui a pris la virginité d’Agase Lesperans, du copain de la sœur de Jowàn, de Jowèl, de Djefre, ou du militaire qui a pointé son révolver sur la tête de Jowèl, les hommes haïtiens sont tous peints comme des brutes dans le roman. Il s’agit bien d’un roman qui vise à dénoncer la condition dramatique des femmes haïtiennes de toutes classes sociales confondues.

Conclusion

Lorsqu’on conçoit l’objet d’étude qu’est la littérature dans ses dimension tant esthétique qu’éthique, il devient difficile de ne pas admettre que le choix de la langue d’écriture est un acte hautement politique, particulièrement dans le cas des anciennes colonies du Sud global. Rappelons-nous que la littérature est une institution sociale qui, au moyen d’une autre institution sociale, soit la langue, permet à l’homme de s’identifier, de se représenter, de communiquer sa vision du monde ou ses valeurs personnelles et collectives, de questionner son existence passée et présente pour mieux se projeter dans le futur. Ces deux éléments culturels fondamentaux remplissent des fonctions essentielles dans le développement individuel et collectif et dans le processus de construction de tout État-nation. En ce sens, il n’est pas étonnant qu’on ait habilement bloqué pendant plus d’un siècle et demi le développement du code écrit de la langue créole pour l’empêcher de devenir la langue littéraire commune de la nation haïtienne selon la vision de Jean-Jacques Dessalines, le père fondateur d’une patrie où tous les Haïtiens étaient censés être «connus que sous le nom générique de Noirs» (Article 14, Constitution d’Haïti, 1805). Les militaires et les politiciens, qui ont assassiné Dessalines, ont enterré son rêve avec lui. À travers leurs discours mystificateurs, les politiciens haïtiens les plus démagogues ont toujours eu une fâcheuse tendance à vouloir faire croire au peuple que les Blancs sont les seuls responsables de tous les malheurs de la nation. Ainsi, ils sous-estiment peut-être délibérément la gravité de leur propre attitude malsaine qui fait partie intégrante des multiples causes internes du sous-développement du pays.

N’oublions pas que les normes issues du discours colonial étaient empreintes de valeurs racistes et despotiques partagées par des individus des classes dominantes haïtiennes d’hier et d’aujourd’hui indifféremment de leur origine raciale et sociale. Les trois derniers romans créoles qu’on vient de présenter l’indiquent très clairement. Par exemple, il a toujours été difficile pour l’intellectuel haïtien fortement imprégné de la culture occidentale de s’identifier aux descendants des Bossales, à leur langue et à leur culture ancestrale africaine. Les traces de ce racisme intériorisé s’observent dans l’œuvre des écrivains haïtiens franco-créolophones les plus nationalistes ou indigénistes. Des auteurs tels que Ignace Nau, Frédéric Marcelin, Jean Price-Mars, Jacques Roumain ou Philippe Thoby-Marcelin, entre autres, ont produit des ouvrages dans lesquels ils décrivent la culture populaire haïtienne en gardant une distance qui n’augurait rien de bon, d’où la formule «indigénisme de la distance29» de Max Dominique. Lorsqu’elle n’est pas tout simplement ignoble, l’attitude de certains membres des élites haïtiennes d’hier et d’aujourd’hui vis-à-vis des masses rurales et du sous-prolétariat urbain est pour le moins d’une condescendance fort arrogante.

Pour des raisons parfois inavouables, les membres des élites haïtiennes ont toujours affiché avec beaucoup de fierté leur attachement à la langue française et aux valeurs qu’elle véhicule. Il n’y aurait rien de mal à cette francophilie haïtienne si elle n’était pas le plus souvent flanquée d’une créolophobie persistante qui a toujours été un frein à l’épanouissement de la langue créole dans les situations sociales de communication formelle. Qu’on veuille l’admettre ou pas, il s’agit en vérité de l’un des facteurs internes les plus importants qui entravent le développement humain et la croissance économique en Haïti. On sait que le développement de la littératie par l’éducation de base et l’alphabétisation est le facteur le plus important pour le développement socio-économique et la stabilité politique dans une collectivité. L’importance de la langue maternelle pour l’apprentissage de la lecture et de l’écriture est un autre sujet extrêmement bien documenté dans les domaines des sciences du langage et de l’éducation. À cause de ces obstacles, le passage de l’oralité créole à l’écriture en langue créolenécessaire à la modernisation des institutions haïtiennes tarde encore à se concrétiser après plus de deux siècles d’indépendance. En fait, Haïti reste encore aujourd’hui un pays en proie à des tiraillements douloureux entre une oraliture créolophone ancestrale et une écriture francophone imposée.

Tout compte fait, c’est la caste des diplômés universitaires, composée d’intellectuels, d’artistes et de quelques technocrates appartenant à toutes les couches sociales du pays, qui constitue la fraction des 3 % d’Haïtiens réellement francophones. Ils sont les premiers et les véritables dépositaires de la francophonie haïtienne. Inutile d’ajouter que, parmi les différents individus qui composent cette infirme portion de francophones haïtiens, les écrivains ont traditionnellement toujours occupé une place de choix. En fait, c’est sur la renommée de cette poignée d’écrivains haïtiens francophones que l’on s’est toujours basé pour essayer de démontrer qu’Haïti est un pays francophone. Mais il suffit de mettre les pieds en Haïti, sans être linguiste, pour se rendre compte que Yves Dejean avait raison d’insister sur le fait qu’Haïti n’est pas un pays de langue française, et tant que les autorités haïtiennes continuent ne pas prendre leur responsabilité pour adopter sérieusement une véritable politique linguistique et s’assurer que la scolarisation des enfants et l’alphabétisation des adultes se font en créole, la langue maternelle de la population, Haïti restera un pays sous-développé sur pratiquement tous les plans.

Notes

  1. Le concept flou de sous-développement qui s’est imposé dans les discours politiques et économiques des pays occidentaux au milieu du XXe siècle est choisi ici à bon escient pour dévoiler la nature politico-économique des causes du retard observé dans l’évolution d’une institution littéraire en créole haïtien.
     
  2. Xavier North, «Territoires de la langue française,» Hérodote, no. 126 (March 2007) : 9-16.
     
  3. Pierre Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique (Paris : Seuil, 2001).
     
  4. Voir Michel Saint-Germain, «Problématique linguistique en Haïti et réforme éducative: quelques constats», Revue des sciences de l’éducation 23, no. 3 (1997) 611-642.
    URL: https://www.erudit.org/fr/revues/rse/1997-v23-n3-rse1841/031954ar.pdf.
     
  5. Yves Dejean, «Créole, école, rationalité,» Chemins critiques 5, no. 2 (2004) : 229-292.
    URL: https ://www.cheminscritiques.org/710
     
  6. Voir Joseph Délide, «Genèse du nationalisme culturel haïtien. Le Cercle littéraire de 1836-1839,» Cahiers d’études africaines 237, no. 1 (2020) : 63-88.
    URL: https://www.cairn.info/revue-cahiers-d-etudes-africaines-2020-1-page-63.htm
     
  7. Voir Deborah Jenson «Dessalines American Proclamations of the Haitian Independence,» The Journal of Haitian Studies 15, no. 1 & 2 (2009): 72-102. Selon D. Jenson, si Boisrond-Tonnerre est le rédacteur de l’Acte de l’Indépendance d’Haïti, Jean Jacques Dessalines devrait être considéré comme l’auteur du document.
     
  8. Pour une excellente discussion sur l’importance historique des écrits de Boisrond-Tonnerre, voir Marlène Daut, «Un-Silencing the Past : Boisrond-Tonnerre, Vastey, and the Re-Writing of the Haitian Revolution,» South Atlantic Review 74, no. 1 (2009) : 35-64.
     
  9. Maximilien Laroche, La Littérature Haïtienne : identité, langue, réalité (Ottawa : Les Éditions Leméac, 1981), 45.
     
  10. Voir Frantz Fanon, Écrits sur l’aliénation et la liberté. Textes réunis, introduits et présentés par Jean Khalfa et Robert Young (Paris : La Découverte, 2015).
     
  11. Le sentiment nationaliste ou patriotique de Boisrond-Tonnerre et des autres signataires de l’Acte de l’Indépendance haïtienne n’est nullement mis en doute ici. La question qui reste à éclaircir, c’est leur attitude paradoxale par rapport à l’usage du français auquel ils prétendaient pourtant renoncer. Tout semble indiquer qu’ils étaient, malgré leur soif réelle de liberté, subjugués par le «capital symbolique» du discours français et que les circonstances ne les ont pas permis d’instituer les bases de la Révolution culturelle pour combattre la domination idéologique coloniale au sein de la jeune République.
     
  12. Pour une discussion approfondie sur les pratiques de domination sociale liées à l’usage des langues en Haïti, voir Frenand Léger, «Réflexions sur la situation linguistique en Haïti : entre propagande et discours scientifique,» in Attribuer un sens. La diversité des pratiques langagières et les représentations sociales, ed. Reinke Kristin (Laval : Presses de l’Université Laval, Collection : Culture française d’Amérique, 2020), 263-300.
     
  13. Hénock Trouillot, Les origines sociales de la littérature haïtienne (Port-au-Prince : Imprimerie N. A. Théodore, 1962).
     
  14. Judith Charles,«L’Indigénisme dans le roman haïtien» (Master thesis, McGill University, 1984), 9.
     
  15. Pour un inventaire quasi complet des travaux historiques et linguistiques sur le sujet, voir Girard, Philippe R. «Quelle langue parlait Toussaint Louverture? Le mémoire du fort de Joux et les origines du kreyòl haïtien,» Annales. Histoire, Sciences Sociales 68, no. 1, (2013) : 109-132.
     
  16. Voir Lambert-Félix Prudent, Des baragouins à la langue antillaise - Analyse historique et sociolinguistique du discours sur le créole (Paris : L’Harmattan, 2000) et Marie-Christine Hazaël-Massieux, Textes anciens en créole français de la Caraïbe : histoire et analyse (Paris : Éditions Publibook, 2008).
     
  17. Version consultée sur le site Internet du Groupe Européen de Recherches en Langues Créoles. La traduction est de Guy Hazaël-Massieux, http://creoles.free.fr/Cours/passion.htm.
     
  18. Moreau de Saint-Méry, Description topographique, physique, civile, politique et historique de la partie française de l’Isle Saint-Domingue (Paris : Larose, 1958 [1797], tome 1), 81-82.
     
  19. Anon. Idylles ou essais de poésies créoles. Par un colon de St-Domingue (New-York : Hopkins & Seymour, 1804).
     
  20. Anon. Idylles et chansons, ou essais de poésie créole par un habitant d’Hayti (Philadelphie : J. Edwards, 1811).
     
  21. Deborah Jenson, «Mimetic Mastery and Colonial Mimicry In the First Franco-Antillean Creole Anthology,» The Yale Journal of Criticism 17, no.1, (2004): 83-106.
     
  22. «Choucoune»semble avoir été écrit en 1883, mais a paru en mai 1884 dans le journal L’Œil
     
  23. Christophe Charles, Oswald Durand, pionnier de la littérature créole (Port-au-Prince : Edition Choucoune, 2011).
     
  24. Georges Sylvain, Cric? Crac ! Les Fables de La Fontaine racontées par un montagnard haïtien (Paris : Ateliers haïtiens, 1901).
     
  25. Propos tirés de Frédéric Doret, Les premiers pas dans la grammaire (Port-au-Prince : Bibliothèque du petit Haïtien, 1925) : 11.
     
  26. Michel-Ange Hyppolite, Istwa pwezi kreyòl Ayiti (Coconut Creek : Educa Vision, 2000).
     
  27. Félix Morisseau-Leroy, Diacoute (Port-au-Prince : Deschamps, 1953).
     
  28. Dans la quatrième de couverture de Les Affres d’un défi, la version française du roman publiée en 1979, Franketienne précise qu’il se s’agit d’une simple traduction de Dezafi, mais d’une réécriture en langue française.
     
  29. Max Dominique, Esquisses critiques (Port-au-Prince : Éditions Mémoires, 1999).

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Article traduit en anglais sous le titre de «Some Causes of the Underdevelopment of Haiti’s Creole-Language Literature» et publié comme chapitre de livre in Marlene L. Daut and Kaiama L. Glover (eds.), A History of Haitian Literature, Cambridge University Press, 2024, pp. 214-230.

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 Viré monté