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Chamoiseau: Nomadismes et intranquillité
dans Présence Francophone, Revue internationale de langue et de littérature,
no. 81, 2014, 181 p.

Frenand Léger

Patrick Chamoisea, Lavertezzo (Valle Verzasca, Suisse), 14 septembre 2014. Photo Francesca Palli.

Paru en 2014, le numéro 81 de la revue Présence francophone offre un dossier qui vient allonger la liste des études consacrées à l’œuvre de l’écrivain martiniquais Patrick Chamoiseau. En plus du dossier présenté par Célestin Monga et Samia Kassab-Charfi, dont on connaît l’intérêt particulier pour l’œuvre de Chamoiseau, ce numéro offre deux varias: un article d’Alexie Tcheuyap sur L’empreinte du renard de Moussa Konaté et un compte rendu de Touriya Fuli-Tullon du livre de Samia Kassab-Charfi intitulé Patrick Chamoiseau (2012).

Auteur de récits fictionnels et autobiographiques, Chamoiseau a reçu plusieurs prix littéraires, dont le Goncourt pour son roman Texaco (1992) et le prix Carbet de la Caraïbe pour le premier tome de sa trilogie autobiographique Antan d’enfance (1993), pour ne citer que deux des plus importants. Également célèbre pour ses essais, Chamoiseau est l’un des principaux théoriciens du mouvement littéraire de la Créolité, dont les idées fondatrices sont présentées dans Éloge à la créolité (1989), un ouvrage manifeste écrit en collaboration avec Jean Bernabé et Raphaël Confiant.

Le dossier «Chamoiseau: Nomadismes et intranquillité» contient sept contributions qui explorent, à partir de différentes approches, l’écriture du champion de la Créolité. Dans la présentation du dossier, Célestin Monga et Samia Kassab-Charfi introduit d’emblée Chamoiseau comme un écrivain qui s’inscrit dans une logique de dépassement de soi et de « désamarre générale» (Monga et Kassab-Charfi, 2014, 5). Selon eux, Chamoiseau «déplante les imaginaires trop étroitement enferrés aux Pays» (ibid.) à partir d’une démarche théorique et poétique qui ouvre «à des perspectives nouvelles du vivre et de la durée insulaires, livrés désormais au “vent des partages du Divers”» (ibid.). D’après Monga et Kassab-Charfi, Chamoiseau assure «le relais de la remémoration» (ibid.) tout en réinventant l’archipel des Antilles et ce faisant il a semble-t-il dépassé en quelque sorte l’Indigénisme, la Négritude et l’Antillanité des prédécesseurs haïtiens et antillais. Depuis quelques années, l’auteur d’Une enfance créole, qui s’est fait marqueur de paroles créoles dans Texaco, aurait même, dans un élan humaniste, dépassé sa propre créolité pour tendre plus à l’universel.

Écrite par Kassab-Charfi, le premier article du numéro examine l’œuvre de Chamoiseau à partir de la notion glissantienne de «nomadisme circulaire», qui elle-même se rattache à la théorie de la relation d’Edouard Glissant telle qu’exposée dans la Poétique de la relation (1990) et dans l’Introduction à une poétique du Divers (1996). Dans les reflexions théoriques de Glissant, la notion de «nomadisme circulaire» est rattachée au «concept rhizome», qui est une racine diverse et démultipliée en réseaux, opposée à une racine prédatrice, intolérante et totalitaire. D’où une distinction nette et claire entre le «nomadisme circulaire» et ce que Glissant qualifie de «nomadisme envahisseur». Selon Kassab-Charfi, Chamoiseau aurait développé toute une poétique du «nomadisme circulaire» qui apparaît en filigrane dans les récits Biblique des derniers gestes (2002), Les neuf consciences du malfini  (2009) et L’Empreinte à Crusoé  (2012). À ce corpus de récits de fiction, passés au peigne fin pour bien défendre l’hypothèse avancée, s’ajoute Écrire en pays dominé (1997), une œuvre inclassable à cause de son aspect protéiforme. La poétique du «nomadisme circulaire» est en effet expérimentée de manière complexe et très intéressante tant dans le contenu que dans la forme de ce livre. En citant les textes et le nom de tous ces auteurs d’horizons variés et divers qui forment la «sentimenthèque» de Chamoiseau, Kassab-Charfi démontre bien ce nomadisme circulaire textuel à l’œuvre dans Écrire en pays dominé. Parallèlement à ce nomadisme circulaire de contenu, on pourrait aussi insister sur le nomadisme circulaire de forme exprimé à travers une verve discursive désinvolte octroyant une dimension transgénérique à Écrire en pays dominé. Chamoiseau lui-même est bien conscient d’avoir écrit «en circulation, dans un non-linéaire qui commerce avec théâtre et roman, essai méditatif et poésie, texte tournoyant sur mille strates du discours, s’en allant vers une fin qui appelle le début […]1» (Chamoiseau, 1997, 309).

Dans «Géotropisme de Chamoiseau», le deuxième article du dossier, Jean-Louis Cornille établit un parallèle entre la représentation de la végétation luxuriante de la mangrove dans Biblique des derniers gestes et la complexité textuelle et narrative de ce long roman baroque. La métaphore de la racine échasse démultipliée en réseaux est en effet exploitée dans le roman de différentes manières. Usant d’une stratégie métanarrative bien réussie, Chamoiseau n’hésite pas à multiplier une foule d’histoires enchevêtrées pour former un réseau complexe de métarécits enchâssés. Rappelons-nous de ce réseau de relations humaines que le protagoniste, Balthazar Bodule-Jules, entretient avec tous ces chefs révolutionnaires des quatre coins du monde. N’oublions pas non plus les multiples références aux différents auteurs de la «sentimenthèque» de Chamoiseau qui forment cet important réseau intertextuel. Toujours en lien avec les thèmes du voyage, de l’errance, et de l’intranquilité, l’article «Archéologie du cachot» de Lydie Moudileno analyse Un dimanche au cachot, roman dans lequel Chamoiseau convie son lecteur à un voyage dans l’espace mémoriel du passé colonial et de l’horreur de l’esclavage. Moudileno insiste sur les rapports entre «écriture, prison et mémoire» qui travaillent ce roman. Dans le quatrième article «Le miel de l’alphabet. L’autobiographie archipélique de Patrick Chamoiseau, renifleur d’existence», Éric Hoppenot démontre comment Chamoiseau transgresse les codes de l’écriture autobiographique dans ses trois volumes d’Une enfance créole. À partir de l’examen de Chemin d’école (1994), le deuxième tome de la trilogie, Hoppenot pose l’hypothèse d’une subversion du traitement temporel et énonciatif dans une autobiographie non pas fermée narcissiquement dans une écriture de soi et du passé, mais ouverte sur l’autre et sur l’avenir. Écrit par Guillaume Pigeard de Gurbert, le cinquième article a pour titre «La parole et ses impossibles». Ce titre assez révélateur s’intéresse à l’une des problématiques importantes de l’œuvre chamoisienne: la poétique de l’indicible qui n’est autre que cette impossibilité à décrire l’indescriptible, à dire l’indicible, à exprimer l’inexprimable, bref, à écrire l’horreur de l’esclavage. Dans l’avant dernier article du dossier, «Les généalogies de l’errance», Cilas Kemedjio poursuit la réflexion sur le thème de l’errance, mais dans la logique d’un déplacement à l’interne, c’est à dire de l’espace des mornes de la Martinique à celui de l’En-ville où «le chien errant est le signe d’une ville en quête d’urbanité […], figure d’un déficit d’urbanité» (Kemedjio, 2014, 103). Le dernier article du dossier, intitulé «La condition postmétisse», est signé par Célestin Monga qui postule un dépassement du concept de la créolité à l’œuvre dans l’écriture de Chamoiseau. Selon Monga, l’auteur de l’Éloge a quelque peu délaissé le concept exigu de la créolité au profit d’une «poétique globale de la relation» (Monga, 2014, 115) qui célèbre le concept de Tout-monde ou «l’avènement d’une identité globale que l’on pourrait presque qualifier de postmétisse» (ibid.).

Ce qui fait la force de ce numéro de Présence francophone consacré à Chamoiseau, c’est la cohérence des contributions qui indistinctement suivent le parcours de l’écrivain afin de démontrer une certaine évolution post-créoliste dans son œuvre. Partant de l’éloge à l’espace apparemment étroit de la créolité, l’écriture de Chamoiseau aurait progressivement évolué vers «un éloge du nomadisme, libérateur supposé de l’être2» (Glissant, 1990, 23). On ne saurait terminer sans se questionner sur la condition essentielle de cette ouverture à l’autre. Comment s’ouvrir à l’autre sans se connaître et s’accepter soi-même? En fin de compte, il se peut que la poétique de la relation ne soit pas en rupture avec le concept de la créolité dans la mesure où la notion de rhizome sous-tend le fait de l’enracinement dans l’espace de l’identité linguistique et culturelle. C’est d’ailleurs dans cet ancrage dans l’oralité et l’imaginaire de la culture créole que réside avant tout la valeur sociale de l’œuvre de Chamoiseau. La mixité de l’oralité créole et de l’écriture française travaillant systématiquement l’œuvre de cet écrivain franco-créolophone a en effet des implications importantes aux niveaux linguistique, culturel et identitaire.

Notes

  1. Chamoiseau, Patrick. Écrire en pays dominé. Paris: Gallimard, Folio, 1997.
     
  2. Glissant, Édouard. Poétique de la relation, Paris, Gallimard, 1990.

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