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De la littérature comme engagement et l’engagement dans la littérature

Marvens Jeanty

La littérature, d’une façon ou d’une autre, s’ouvre toujours à l’universalité, ce qui fait qu’elle détient le pouvoir de rassembler des familles variées: de la laideur à l’esthétique, de la poésie au roman, de l’histoire au témoignage. Mais qu’en est-il de l’engagement? Si certains philosophes, partant de l’idée que la littérature ne serait qu’un divertissement par la recherche d’un discours esthétique maitrisé, arrivent à la dissocier de l’engagement, qui lui exigerait soi-disant davantage de rigueurs, d’autres comme Victor Hugo, ou plus près de nous, Jacques Stephen Alexis, à travers certaines de leurs œuvres les combinent en montrant que les deux peuvent entretenir des rapports consubstantiels. Là, n’y a-t-il pas lieu de se demander: en quoi serait-ce un problème de lier littérature et engagement? Dans le sens que ce dernier puisse être l’acte par lequel l’écrivain s’engage.

En effet, l’engagement est une notion qui apparaît dans le discours littéraire pour assigner à la littérature un devoir d’intervention directe dans les affaires du monde et pour enjoindre donc l’écrivain à quitter la posture d’isolement superbe qui était, par excellence, celle du purisme esthétique. À ces propos, le nom de Jean-Paul Sartre, grand penseur de l’existentialisme, philosophe qui prône la liberté de l’homme, est de mise, car il est l’une des premières personnes à théoriser sur la notion d’engagement, à travers son essai «Qu’est-ce-que la littérature?». On hésite à dire qu’il en est le pionnier parce qu’il est possible que le véritable acte de naissance de la notion d’engagement soit d’Emile Zola, illustré dans son article «j’accuse». Un article rédigé sur la fameuse affaire Dreyfus. Après, la notion a eu toute une panoplie de théories divergeant dans tous les sens. On a, d’une part, Roland Barthes, qui développe une conception d’une quasi déresponsabilisation de l’écrivain, c’est-à-dire, dans cette perspective, l’écrivain est engagé sinon par l’acte d’écrire lui-même comme fonction sociale, et la littérature comme révolution permanente du langage assigne à l’écrivain la notion de tricher la langue, de tricher avec la langue au profit de la forme. La forme coûte cher, nous révèle Barthes, en empruntant les mots de Paul Valery. D’autre part, Sartre nous dit que «le devoir de l’écrivain est de prendre parti contre toutes les injustices, d’où qu’elles viennent». Il y aurait donc toute une histoire à faire des appropriations successives de la notion d’engagement, histoire dans laquelle Roland Barthes jouerait incontestablement le rôle de charnière et de pivot. Pierre Bourdieu (2001: 33) dans «Pour un savoir engagé», défend l’engagement du littéraire dans l’action politique comme continuité logique de sa démarche de recherche autonome et désintéressée, conformément d’ailleurs aux idéaux du modèle de «l’intellectuel» (modèle tel que promu par Jean-Paul Sartre selon lequel tout savant, comme tout écrivain ou tout artiste, est engagé qu’il le veuille ou non dans le monde du fait que par son œuvre il produit quelque chose sur le monde et y exerce ainsi un effet).

Des idées étant exposées sur la notion de l’engagement, abordons alors les problématiques qui suivent: quel rôle les écrivains peuvent-ils jouer dans le mouvement social, à l’échelle nationale et surtout internationale, c’est-à-dire au niveau même où se joue, aujourd’hui, le destin des individus et des sociétés? Comment peuvent-ils contribuer à l’invention d’une nouvelle façon de faire de la politique, d’apporter du changement dans le milieu social et culturel?

Une manière d’éviter tout malentendu, posons clairement qu’un écrivain qui intervient dans le monde politique ne devient pas pour autant un homme politique; selon le modèle créé par Zola à l’occasion de l’affaire Dreyfus, il devient un intellectuel, ou, comme on dit aux États-Unis, un «public intellectual», c’est-à-dire quelqu’un qui engage dans un combat politique sa compétence et son autorité spécifiques, et les valeurs associées à l’exercice de sa profession, comme les valeurs de vérité ou de désintéressement, ou, en d’autres termes, quelqu’un qui va sur le terrain de la politique mais sans abandonner ses exigences et ses compétences d’écrivain.

En intervenant ainsi, il s’expose à décevoir ou mieux, à choquer, dans son propre univers, ceux qui voient en lui une menace pour leur monopole et, plus généralement, tous ceux que son intervention dérange. Il s’expose, en un mot, à réveiller toutes les formes d’anti-intellectualisme qui sommeillent ici et là, un peu partout, chez les puissants de ce monde – banquiers, patrons et hauts fonctionnaires, chez les journalistes, chez les hommes politiques, presque tous, aujourd’hui, détenteurs de capital culturel, et, bien sûr, parmi les intellectuels eux-mêmes. Mais condamner l’anti-intellectualisme, qui a presque toujours pour principe le ressentiment, ce n’est pas exempter pour autant l’intellectuel de toute critique: la critique à laquelle l’intellectuel peut et doit se soumettre lui-même ou, en d’autres termes, la réflexivité critique, est un préalable absolu à toute action politique des intellectuels. Le monde intellectuel doit se livrer en permanence à la critique de tous les abus de pouvoir ou d’autorité commis au nom de l’autorité intellectuelle ou, si l’on préfère, à la critique de l’usage de l’autorité intellectuelle comme arme politique. À titre d’exemple, on sait qu’Agrippa d’Aubigné, auteur du 16e siècle, a peint à travers «Les tragiques», œuvre épique, le tableau des sanglantes guerres de religions qui ravageaient la France d’alors. Par son engagement et sa foi protestante, il a pris position pour les protestantes victimes de persécutions infligées par les catholiques. Dans ce même ordre d’idée, on peut évoquer Montesquieu, Voltaire, et tout le siècle des lumières pour le combat mené contre l’absolutisme royal, le fanatisme religieux, l’injustice sociale, et tous les maux faits au genre humain.

Les intellectuels, autrement dit, pour ce qui nous concerne ici, les artistes, les écrivains qui s’engagent dans une action politique sont indispensables à la lutte sociale, tout particulièrement aujourd’hui, étant donné les formes tout à fait nouvelles que prend la domination. Ils peuvent jouer leur rôle, irremplaçable, en contribuant à créer les conditions sociales d’une production collective d’utopies réalistes. Ils peuvent organiser ou orchestrer la recherche collective de nouvelles formes d’action politique, de nouvelles façons de mobiliser et de faire travailler ensemble les gens mobilisés, de nouvelles façons d’élaborer des projets et de les réaliser en commun. Ils peuvent jouer un rôle d’accoucheur en assistant la dynamique des groupes en travail dans leur effort pour exprimer, et du même coup découvrir, ce qu’ils sont et ce qu’ils pourraient ou devraient être et en contribuant à la recollection et à l’accumulation de l’immense savoir social sur le monde social. Ils pourraient ainsi aider les victimes de la politique néo-libérale à découvrir les effets diversement réfractés d’une même cause dans les événements et les expériences en apparence radicalement différents, surtout pour ceux qui les vivent, qui sont associés aux différents univers sociaux, d’une même nation ou de nations différentes.

Pour ce faire, les écrivains, les artistes qui sont déjà, par profession, plus enclins et plus aptes à dépasser les frontières nationales, doivent transcender la frontière sacrée, qui est inscrite aussi dans leur cerveau, pour sortir résolument du microcosme académique, entrer en interaction avec le monde extérieur (c’est-à-dire notamment avec les associations, et tous les groupes en lutte) au lieu de se contenter des conflits «politiques» à la fois intimes et ultimes, et toujours un peu irréels, du monde scolastique, et inventer une combinaison improbable, mais indispensable: le savoir engagé, c’est-à dire une politique d’intervention dans le monde politique qui obéit, autant que possible, aux règles en vigueur dans le champ littéraire et scientifique. Ce qui, étant donné le mélange d’urgence et de confusion qui est de règle dans le monde de l’action, n’est véritablement et pleinement possible que pour et par une organisation capable d’orchestrer le travail collectif d’un ensemble international d’écrivains, de chercheurs, d’artistes et de savants. Dans cette entreprise collective, c’est sans doute aux savants que revient le rôle primordial, à un moment où les forces dominantes ne cessent d’invoquer l’autorité de la science, la politique particulièrement.

Marvens Jeanty

22. Juin 2020

Références bibliographiques

Bourdieu, P. (2001). «Pour un savoir engagé», in Contre-Feux 2, p. 33.

Sartre, J. P. (1948). Qu’est-ce que la littérature? Paris: Gallimard.

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