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La valeur sémantique et pragmatique
de l’expression «byen pase» en CH1

Ak Marvens Jeanty

Plan

  1. Introduction
     
  2. Méthodologie
     
  3. Petite différence entre la sémantique et la pragmatique
     
  4. Le sens de base de l’expression «byen pase» en CH
     
  5. L’expression «byen pase»: Aspect sémantique
     
  6. L’expression «byen pase»: Aspect pragmatique
     
  7. Conclsion

Résumé

Cet article étudie les différentes valeurs  sémantiques et pragmatiques que peut prendre le synthème2 «byen pase» en CH. Expression utilisée fréquemment dans la pratique discursive des locuteurs créolophones haïtiens, plus particulièrement, des jeunes (des deux sexes). Le synthème «byen pase» peut  être perçu comme une locution verbale et un substantif pouvant être  synonyme de «mennen», «pwogrese», «byen fè l», «pran plezi», etc. Il a également le comportement d’un marqueur de subjectivité3. Et de là, la subjectivité marque la vision du monde du locuteur par rapport à une réalité. Ladite expression peut  signifier«la jouissance», «la progression», «l’amusement». Dans cet article, nous avons aussi analysé le coté pragmatique «byen pase», d’où l’on arrive à conclure qu’en partie, sa valeur dépend des sous-entendus des énonces qui la précèdent.

Mots-clés: synthème, valeur sémantique, valeur pragmatique, marqueur de subjectivité.

1. Itroduction

En situation d’échange verbal, les locuteurs d’une  langue ont la pleine éligibilité de choisir comme bon leur semble  des lexèmes voire des syntagmes qu’ils ordonnent par la suite, bien évidemment sous l’exigence structurale de la langue, s’assurant  instantanément de créer et de garder sur toute la ligne, de l’adhérence et de la cohérence afin de partager ou d’exprimer leurs sensations, leurs désirs, leurs pensées, leurs maux, etc. C’est bien ce qu’est la langue si l’on part du point de vue de sa fonction, comme l’aurait dit Ferdinand de Saussure. (Cours de Linguistique générale, 1916). La langue étant sous la dominance des locuteurs, ces derniers peuvent faire subir aux morphèmes4 des changements de sens, niant parfois leur dénotation, et là, où il est un impératif de bien saisir le contexte communicationnel pour une compréhension parfaite des énoncés produits.

Certaines expressions dont l’essence est  de communiquer ne sont pas toujours automatiquement bien comprises par l’ensemble des auditeurs natifs ou non, qui, en revanche, les interprètent mal parfois. Dit-on? Avec des lunettes Guillaumiennes, c’est bien ce à quoi se réfère une expression idiomatique, terme recouvrant le sens littéral de l’énoncé, autrement dit, son contenu propositionnel. (G. Guillaume1973, page 101). En effet, pour ce qui concerne «byen pase», on observe qu’elle est très fréquente dans le discours de certains locuteurs créolophones haïtiens et que ces derniers lui confèrent des connotations diverses. Cette pratique crée des difficultés au niveau de la compréhension de son fonctionnement dans les différents contextes discursifs auxquels elle peut apparaître. Nous partons donc de l’hypothèse qu’elle se comporte comme un marqueur de subjectivité. Ainsi, elle permet aux locuteurs d’exprimer le degré de leur satisfaction ou de leur contentement face à un fait ou une situation. 

2. Méthodologie

Comme on l’a signalé dans les lignes précédentes, notre réflexion  porte ici sur l’analyse de l’expression «byen pase», plus fondamentalement sur la façon dont les locuteurs s’impliquent dans leurs discours à travers son emploi en mettant en emphase  les différentes valeurs qu’elle peut prendre en CH. A souligner nos données sont extraites d’un recueil de poèmes créole d’Anivince Jean Batiste (Zo kanzo, 2017), d’un morceau musical du groupe Kreyòl la de Tidjo Zenny (2017),  lequel a pour titre byen pase, de quelques éditions de nouvelles diffusées à la radio Pacific et la radio télé Ginen en CH au cours du mois de janvier 2018 et de certaines conversations que l’on a enregistrées de quelques étudiants de la faculté de Linguistique Appliquée (FLA) et de l’Ecole Normale Supérieure (ENS). En vue de constituer le corpus, nous relevons les énoncés dans lesquels cette expression a été utilisée, nous prenons ceux qui paraissent les plus pertinents. Comme modalité d’analyse, nous essayons à chaque fois de voir les traces du locuteur dans son propos et les valeurs sémantiques et pragmatiques de cette expression dans les différents contextes dans lesquels elle est utilisée. Nous faisons appel aussi aux réflexions de Kleiber (2010) en nous inscrivant dans les lignes théoriques élaborées par Bernard Victorri avec la collaboration  de Catherine Fush (la polysémie, construction dynamique du sens 1996).

En parlant de «marqueur de subjectivité» dans ce travail, nous nous référons strictement aux réflexions de Kerbrat-Orecchioni5 (1980) cité par Molès Paul, dans son article intitulé «Les valeurs sémantiques et pragmatiques de l’expression «tèt chaje» en créole haïtien (Molès, 2017). Nous entendons par «marqueur de subjectivité», les éléments linguistiques permettant de retracer la présence du locuteur dans la langue, les éléments permettant aux locuteurs de s’approprier la langue, de se positionner par rapport aux propos d’autrui, Kerbrat-Orecchioni (1980). Ainsi, les unités linguistiques qui peuvent être des noms, des adjectifs et des adverbes peuvent jouer le rôle de marqueur de subjectivité.6

3. Sémantique et pragmatique, petite différence

3.1 Sémantique

La sémantique peut être définie assez simplement comme étant la discipline qui étudie le sens dans le langage. A savoir que ce sens peut être rapporté à des unités, comme le mot ou la phrase. On peut encore estimer qu’il fait l’objet d’une construction plus complexe mettant en jeu à la fois l’énoncé et l’énonciation. Dans un article de 1883, le linguiste français Michel Bréal définissait la sémantique comme devant s’occuper des lois qui président à la transformation du sens. La sémantique a été d’abord diachronique: il s’est agi pour elle d’étudier la manière dont le sens des mots se modifie au fil du temps. Le sens d’un mot peut s’élargir, restreindre ou , au contraire, changer complètement. Les mots amant et maitresse ont vu leur sens restreindre et devenir en même temps péjoratif, pour ne plus concerner au 19e siècle que les amours illégitimes.  Aujourd’hui, néanmoins, l’essentiel des recherches qui sont faites en sémantique sont d’ordre synchronique. (Gill Siouffi et Dan Van Raemeonck: 1998, p 50)

3.2 Pragmatique

La linguistique structurale étudie essentiellement le système de la langue. On a pu lui reprocher de ne pas tenir compte du locuteur ou du contexte d’énonciation. Développée à partir des travaux de John l. Austin sur les actes de langage (1995), la pragmatique a montré les lacunes des modèles d’explication qui ne prenaient pas ces facteurs en compte dans la construction de la signification d’un énoncé.

Pragmatique et sémantique

Si Belus entre dans une chambre dont deux fenêtres sont ouvertes et qu’il dit à Eunice: «nou pra l byen pase la», cette dernière va devoir interpréter l’énoncé. Imaginons qu’Eunice est linguiste. Selon qu’elle suive une approche sémantique ou pragmatique, sa réaction, sa réponse, sera différente. 

La démarche sémantique va considérer l’énoncé produit comme un jugement, ou une proposition qui peut être déclaré vrai ou faux. L’analyse sémantiquement, repose sur le principe que le langage décrit la réalité; elle étudie le sens et les conditions de vérité de l’énoncé pris hors contexte. On dit de la sémantique qu’elle traite des aspects vériconditionnels de l’énoncé.  

La démarche pragmatique pourrait signifier que la copine de Belus lui demande de laisser entrer un peu d’air en ouvrant soit la porte ou la fenêtre. Là, une signification, différente du sens commun de l’énoncé  a été dégagée. L’analyse pragmatique propose des modèles d’explication qui renvoient ces réponses. Elle part du principe que le langage ne fait pas que décrire la réalité, mais qu’il agit aussi sur elle. Celui qui parle accomplit une action (un acte de langage, promesse, ordre, déclaration), qui ne peut être  déclarée  vraie ou fausse, mais plus ou moins réussie selon que le destinataire comprend l’intention du locuteur.

4. Le sens de base de l’expression «byen pase» en CH

A  notre connaissance, il n’existe aucun travail de recherche portant sur cette expression en CH. Nous arrivons même à dire  jusqu’à date, qu’elle n’est pas encore répertoriée dans les dictionnaires les plus usuelles du CH (comme dans Vilsen Fekyè 2005, Valdman Albert 2007 et Joseph Prophète, 1999-2008). Cependant, il faut préciser que dans Vilsen (2005) on trouve séparément les lexèmes formant l’expression. Donc, le lexème «byen» est présenté comme un «adverbe» et à ce titre, il est synonyme de «anfòm», «oke», «san pwoblèm», «pa pi mal». Exemple: Nou byen, e ou menm? (Nous allons bien, et vous). Le lexème «pase» quant à lui est présenté comme un «verbe» et à ce titre est synonyme de «fè wout», «mache».

4.1 «Byen», en cas de polysémie

En CH, le lexème «byen» a pour valeur de base, l’adjectif «anfòm». Par exemple: Christo voye di w li byen. (Christo t’avise qu’il va en pleine forme). Ce même lexème peut signifier aussi, «mennen, pran plezi», par exemple: Christo ap byen pase. Christo se donne du plaisir). Dans certains contextes, il peut être en relation de synonymie avec le lexème «eritaj», la synonymie étant la relation reliant deux ou plusieurs lexèmes lorsqu’un même sémème définit leur emploi. (Touratier, 2010). En observant ces différents emplois du lexème «byen», nous remarquons qu’ils partagent le même archisémème. Il s’agit de l’ampleur de ce dont on parle. En CH, d’autres expressions sont formées à partir du lexème «byen». On peut en citer quelques-unes  que nous avons relevées dans le dictionnaire susmentionné: byen ere, byen san swe, byen mennen, byen mal.

Connaissant  le sens étymologique du lexème «byen», ces expressions ne seraient-elles pas construites aussi sur la base de l’ampleur ou de la grandeur des réalités qu’elles désignent? «Byen» peut également être présenté comme «nom» dans le sens  d’objet possédé  par quelqu’un. Exemple: Tout byen sa yo se pou mwen. (Ce sont ici mes héritages).

Il peut avoir le sens de «reflechi». (à la forme negative)

Ou pa byen nan tèt ou pou al nan goumen ak ti malandren sa (qu’est-ce qui  t’a pris d’aller te battre contre ce voyou).

Il peut signifier «bon». (Une mention)

Pwofesè a make byen nan kaye a (le prof m’a donné une bonne note pour le devoir.).

Il peut signifier (zanmi ousinon nan relasyon ak)

De moun sa yo byen lontan (ils sont amis, ça date longtemps/ ils sortent ensemble depuis longtemps)

Il peut signifier «fè bagay»

Mwen sot byen a manzè la!

Byen peut également exprimer du mécontentement.

Se byen w twò byen wi! (tu en fais trop).

4.2 «Pase» en cas de polysémie

En CH, le lexème «pase» peut se comporter comme un verbe et un nom (Vilsen, 2005). Comme verbe, il signifie «marcher, pratiquer une route». Par exemple, Christo pase la anpil. (Christo passe fréquemment ici). Ainsi, il se trouve en relation de synonymie avec d’autres verbes comme «flannen, pwomennen». Et comme nom, il fait référence à l’action de repasser un vêtement et de passer quelque part. Par exemple, m ap fè yon ti pase la. Notons que cet énoncé est un peu ambigu puisqu’il peut signifier d’une part: Je suis en train de repasser (mes vêtements). Et d’autre part: je passe par cet endroit. On peut donc ajouter qu’en cas de polysémie, pase peut etre équivalent du lexème repasser en français. On a relevé une expression qui est formée avec le lexème «pase». Il s’agit de «pase tchwè» qui peut être synonyme de «pase maka». Par exemple, Marvens t ap koze ak Mamoun, manzè pase tchwè (pase maka) sou li. (Marvens courtisait Mamoune, mais elle s’en moquait) Dans ce cas, on veut signaler que Mamoune lui reste indifférente, elle s’en moquait pas mal.

Il peut également signifier «olyede, alaplas» (en lieu et place de). Exemple: Mwen pito mayi pase diri (Je préfère le maïs en lieu et place du riz». Et là il a la valeur d’une unité comparative comme «plis, depase…».

En tant que verbe, il peut traduire  l’aspect accompli «ki fini».

Kont la fin pase, sispann pale sou sa. (La querelle est terminée, arrêtez d’en parler encore).

Il peut signifier «reyisi»:

M ap pase egzamen an kanmenm. (Je réussirai l’examen à tout prix).

Il peut signifier «pase fè».

Pase chemiz lan pou mwen souple. (Repasse-moi la chemise s’il te plait).

Il peut signifier «vann».

Pase telefòn nan pou mwen. (Vends-moi ce téléphone).

Il peut signifier «bay pran».

Pase m yon kout tafya. (Laisse-moi prendre un coup).

 Que faudrait-il comprendre donc par l’expression «byen pase»? De quoi s’agirait-il au juste?

5. L’expression«byen pase»: aspect sémantique

Dans  le discours produit par les locuteurs créolophones haïtiens, nous constatons le plus souvent que l’expression «byen pase  une fois utilisée comme locution verbale et nom, marque une satisfaction et un plaisir énorme du locuteur par rapport à un fait ou une réalité. Elle exprime une jouissance, un amusement, une euphorie, une progression, une sorte de contentement par rapport à  un fait. Voyons à présent les différentes valeurs sémantiques que peut prendre «byen pase» lorsqu’il est  utilisé comme locution verbale ou une unité substantivée, autrement dit, une unité à laquelle on attribue une valeur nominale. 

5.1 L’utilisation de l’expression «byen pase» comme locution verbale

  1. Kòb mwen plen pòch mwen, m ap byen pase!!! (Je suis plein aux as, je m’amuse à en mourir). Dans cet exemple, le locuteur fait usage de  l’expression «byen pase» en vue d’exprimer le degré du plaisir qu’il se donne. Et par l’utilisation de cette expression, il s’implique corps et âme dans son discours, il se donne à fond dans l’ambiance. Ce n’est sûrement pas le hasard qui  lui a poussé à faire un tel choix puisqu’il aurait choisi d’autres expressions de la même langue pour exprimer clairement ses propos.
     
  2. Depi lè m nan djòb sa, m ap byen pase!!! (Je fais pas mal de progrès depuis que je travaille ici.) Dans cet exemple, le locuteur utilise l’expression «byen pase» pour mettre sur le feu des projecteurs ce qui est à la base de ses progrès. C’est sûrement  sa façon à lui d’exprimer ses satisfactions face à une telle réalité. C’est comme une mise en emphase. 

 5.2 L’utilisation de l’expression «byen pase» comme nom/Unité substantivée

Précisons tout d’abord que le synthème «byen pase», n’est pas essentiellement un nom, disons mieux que certains locuteurs, à travers des échanges verbales, lui attribuent la valeur d’un substantif. Et c’est à peu près ce même travail que fait la conversion lexicale encore appelée, transcatégorisation. La conversion lexicale qui est ce procédé permettant de changer la classe d’un mot sans changer la forme. Autrement dit, le transfert d’une classe vers une autre. (Neveu Franck, 2011)

Exemple: Manje comme verbe (M ap manje) et manje comme nom (Map fè yon ti manje).

  1. Marie ap vin talè, m pral fè yon kout byen pase la. (Marie se pointera tout à l’heure, je vais jouir d’elle). La position syntaxique de «byen pase» nous indique dans ce contexte d’emploi elle peut commuter par un nom, et détient donc une valeur substantive. Cela dit que cette phrase peut paraphraser: Marie ap vin talè, m pral fè yon kase. Constat fait, la commutation entre fè yon kase  et byen pase se tient. Dans cet exemple, le locuteur utilise «byen pase» en vue de prédire la manière dont il compte jouir de Marie. Par l’utilisation de cette expression, il s’implique dans son discours. Il  espère se mettre en quatre pour assouvir son désir. Le choix de «byen pase» par ce dernier n’est pas une simple coïncidence. Il aurait pu utiliser d’autres mots ou d’autres expressions de la langue. Cela dit, par l’utilisation de « byen pase », le locuteur exprime clair et net combien il va se préparer, Dieu seul sait de quelle manière, pour que  Marie ne soit  en aucun cas  déçue. Vu que l’expression «byen pase» permet de voir la présence du locuteur dans le propos exprimé, on peut affirmer qu’elle est utilisée comme un subjectivème
     
  2. Monchè m fin fè yon sèl byen pase, m lage. (On ne s’est passés du bon temps qu’une fois.). Dans l’exemple (4), la position de l’expression nous dicte son statut nominal. Et l’on observe que l’énonciateur, à travers l’utilisation de «byen pase», nous montre le degré de ses satisfactions par rapport à son expérience qu’il ne compte apparemment plus tenir.  Il parait un peu déçu. A travers son énoncé, on peut sentir qu’il ne se contente pas d’apporter seulement des informations à lui-même ou à son interlocuteur, mais  il prend aussi sa position par rapport à l’expérience vécue.

6. L’expression «byen pase»: aspect pragmatique

Les paroles d’un locuteur adressées à un interlocuteur, généralement font des effets, agissent sur lui, le font penser, le font croire et le font réagir. C’est un peu ce à quoi se s’intéresse la pragmatique, Grice (1969). Le contexte pragmatique joue un rôle similaire dans les processus sémantiques qui établissent la signification d'une phrase. Cela revient à dire que dans une situation de communication, l’intention du locuteur est quelque chose de central dans l’interprétation des énoncés. Introduite dans le domaine de la sémantique du discours, cette notion est théorisée dans des travaux où un net distinguo est établi entre ce que les auteurs appellent signification naturelle et signification non naturelle (Reboul et Moeschler 1998 : 147-157). Grice (1969) fait remarquer que la signification naturelle n’est pas intentionnelle, alors que la signification non naturelle met en jeu deux intentions: l’intention de produire un effet chez l’interlocuteur et l’intention que cette première intention soit satisfaite grâce à la reconnaissance par cet interlocuteur de la première intention. La pensée gricéenne sur l’intention du locuteur a été analysée par un auteur comme Searle qui présente la signification non naturelle comme une signification de la phrase déterminée par les règles de la langue (Reboul et Moeschler 1998 : 149). Cette pensée de Searle qui tente d’amender la théorie gricéenne de la signification non naturelle prend son point d’ancrage dans une conception que Reboul et Moeschler qualifient de «vision fermée du langage» (1998 : 149). Qu’entend-on au juste par une telle expression? À cette question, les auteurs répondent:

«Pour Searle, comme pour Austin, la théorie des actes de langage est, au moins en partie, une philosophie de l’action et l’action implique bien évidemment l’intention. Dans le même temps, comme Searle a une vision "fermée" du langage, il veut pouvoir s’appuyer sur la convention linguistique, et sa réécriture de la définition de la signification non naturelle lui permet, pense-t-il, de concilier son besoin d’intention et son besoin de convention. Dès lors, cependant, le langage donne un accès direct aux intentions qui lui sont sous-jacentes et les intentions elles-mêmes n’ont plus de rôle à jouer dans la détermination de la signification, au contraire de ce qui se passe chez Grice. On remarquera que c’est cette approche fermée des problèmes de langage qui fait que tout acte de langage qui n’est pas totalement explicite pose des problèmes, souvent méconnus, à la théorie des actes de langage» (Reboul et Moeschler 1998 : 149).

Contrairement à ce que soutient Searle, Reboul et Moeschler font remarquer que la signification non naturelle ne dépend pas uniquement des faits linguistiques. Ils indiquent qu’elle résulte de préférence d’une communication qui englobe à la fois éléments linguistiques et éléments non linguistiques. Ces deux axes de la communication humaine servent à mobiliser l’attention de l’interlocuteur pour interpréter le message.

Dans un contexte, un message dont l’interprétation oblige un grand effort de traitement est moins pertinent qu’un autre qui oblige un petit effort de traitement. Plus les effets contextuels sont grands, plus grande est la pertinence du message. Ainsi, au sens où l’entendent ces auteurs, la pertinence se définit par plus d’effets contextuels et moins d’efforts de traitement, (LAINY Rochambeau6). En effet, dans le cadre de notre travail la deuxième approche, en l’occurrence celle de Reboul et Moeschler nous parait plus accessible puisque le synthème «byen pase» requiert fort souvent l’apport contextuel pour être plus compréhensible.

En effet, «L’emploi de l’expression «byen pase» avec des valeurs verbales semble ne pas suivre la même trajectoire que dans son utilisation comme unité substantivée où sa valeur pragmatique dépend des implicites des énoncés qui la précèdent. Quels sont donc les présupposés et les implications qui suscitent le recours à cette expression? Quels sont les implicites qui déclenchent l’emploi de «byen pase»? Analysons ces phrases ci-dessous.

  1. Mwen te ak prezidan Jovnèl la yè swa, m te byen pase nèt. (J’étais au côté du président Jovenel, on s’est bien régalés)  hors contexte, cet exemple peut être interprété de diverses manières, cependant constat fait que, du point de vue pragmatique, le locuteur utilise cette expression pour laisser place à son interlocuteur de deviner combien il s’est régalé au côté du Président. D’ailleurs le titre et la personnalité en disent beaucoup. Il l’utilise pour se représenter également  puisque n’importe qui ne peut pas côtoyer un président, voire passer du bon temps avec. Donc, il ne s’agit pas d’un simple éloge, et il faudrait le comprendre aussi comme une surestimation exprimée. Connaissant son interlocuteur, le locuteur a su que ce dernier allait être surpris face à sa déclaration, ce qui implique qu’ici  l’usage de l’expression n’est pas vain! A travers «byen pase», il se rengorge  par rapport à ce qui est révélé.
     
  2. Memwa w la byen prezante, m ret kwè w ap byen pase  (Ton mémoire est présentable, tu attireras l’attention du public, il n’y a aucun doute). Dans cet exemple, l’interlocuteur, une fois fini de réviser ou de jeter un œil sur le mémoire de l’étudiant, encourage ce dernier à bien vouloir le présenter au grand public. En visualisant le mémoire, il parait ému, il se montre satisfait. Il montre qu’il est confiant et fier de son locuteur  sachant combien est dur  d’écrire son mémoire de sortie, surtout en Haïti là on a tous les problèmes du monde. Pas d’électricité, problème de documentation, problème d’accompagnement, etc. Ainsi, il se base sur ces éléments implicites. À travers cette expression qu’il a utilisée, il semble nous exposer sajoie, sa fierté et ses satisfactions face à cet exploit réalisé. Ainsi, pour trouver le sens de cette expression, il faudrait tenir compte de ces éléments implicites, qui viennent du contexte d’énonciation.  Ces éléments d’analyse nous ont permis de voir que «byen pase» peut produire divers effets de sens dépendamment du contexte dans lequel il est utilisé. Ainsi, pourrait-on le considérer comme un polysème en créole haïtien?

7. Conclusion

A travers cet article, il a été question d’étudier le comportement sémantico-pragmatique de l’expression «byen pase» dans les échanges discursifs de quelques locuteurs créolophones haïtiens. Nous avons démontré que c’est le contexte d’énonciation qui détermine sa valeur, et ne peut tout simplement pas  signifier: «mennen», «pwogrese», «byen fè l», «pran plezi». Nous avons également conclu en affirmant que «byen pase» sert à exprimer le degré, l’ampleur ou la grandeur d’une satisfaction, d’un amusement, d’une jouissance, d’un progrès, et d’un plaisir. Et que sa valeur pragmatique est sous la dépendance des énoncée  qui la précèdent.

Sachant qu’une recherche scientifique n’est jamais terminée, nous tenons à dire que celle-là doit être étudiée  plus en profondeur et avec beaucoup plus de rigueur, car entre ces lignes, notre but a été juste de dégager quelques problématiques  en ce qui a trait à l’étude sémantico-pragmatique du syntheme «byen pase»  en CH.

Références

  • Vilsen Fekyè, Etelou Mod, (2005), Diksyonè kreyòl, Port-au-Prince, Edisyon Edikasolèy.
     
  • SPERBER, D., WILSON, D. (1986), La pertinence, Paris, Les éditions de minuit.
     
  • Neveu Franck, (2011), Dictionnaire des sciences du langage, Paris,  Armand Colin.
     
  • MAINGUENEAU, D. (1993), Éléments de linguistique pour le texte littéraire, Paris.
     
  •  Dunod Kleiber Georges, (2010), Petit essai pour montrer que la polysémie n’est pas un sens interdit, Cahiers de lexicologie, no 96.
     
  • Anivince Jean baptiste, (2018), Zo kanzo, regwouman ekriven ayisyen.
     
  •  Benveniste Emile, (1966), Problèmes de linguistique générale, tome 1, Paris, Gallimard.Kerbrat-Orecchioni Catherine, (1980), L’énonciation, De la subjectivité dans le lanage, Paris, Armand Colin.
     
  • Dostie Gaétane, (2004), Pragmaticalisation et marqueurs discursifs, Analyse sémantique et traitement lexicographique, Bruxelles, de Boeck Duculot.
     
  • AMOSSY, R. (2006), L’argumentation dans le discours, Paris, Armand Colin, coll. Cursus.

Notes

  1. Créole Haïtien.
     
  2. Nous empruntons le concept «synthème» à l’approche fonctionnaliste de Martinet. Il fait référence à des unités linguistiques formées à partir de la combinaison de deux ou plusieurs monèmes. Les monèmes composant le synthème sont dits conjoints. (Neveu, 2011). I. Mel’cuk (1995), cité dans Dostie (2004), en vue de nommer ces expressions, parle de «phrasème», c’est-à-dire une unité multilexémique non libre.
     
  3. Le marqueur de subjectivité peut être défini avec un sens large en tant qu’expression, explicite ou implicite, des émotions et attitudes de l’énonciateur dans la construction et la cohésion du discours (Sylvie Hancil, grammaire comparative et générale, 2011).
     
  4. On désigne sous le nom de morphème tous les éléments significatifs composant le mot, quelle que soit leur nature: le morphème se définit comme le «signe» minimal doté d'un «signifiant» et d'un «signifié» qui ne peut pas être lui-même décomposé en unités significatives plus petites. («Essai d'une théorie des morphèmes», 1938, repris dans Essais linguistiques, 1959).
     
  5. Kerbrat-Orecchioni (1980) parle de subjectivèmes pour nommer les unités linguistiques qui permettent au locuteur de s’approprier la langue à côté des déictiques de Benveniste (1966). Parmi les subjectivèmes, il y en a qui sont non-axiologiques et d’autres qui sont axiologiques, c’est-à-dire qu’ils permettent au locuteur de produire un jugement de valeur (par exemple, bon, bien etc.).
     
  6. Benveniste (1966) appelle «déictiques» les éléments linguistiques dont le référent se trouve dans  la situation d’énonciation et qui peuvent permettre de retracer aussi la présence de subjectivité chez les locuteurs. Il en distingue trois (3) catégories: les déictiques de personne, de temps et d’espace. Ils forment ce que l’auteur appelle la «triade énonciative»
     
  7. La valeur de «taisez-vous»: expression considérée comme «menaçante, dérangeante et violente» dans un discours politique. Signes, Discours et Sociétés [en ligne], 8. La force des mots: valeurs et violence dans les interactions verbales, 30 janvier 2012).

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 Viré monté