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Caractéristiques de l’État Haïtien, un État néocolonial,
un État d’apartheid qui
ne dit pas son nom

Raynal Trouillot

5 avril 2010

 

 

Wilson Bigaud. © Galerie Monnin

Wilson Bigaud

Dans un bureau public, nous sommes une délégation de deux ou trois membres, de “l’Association des Citoyens de Morne Lazarre” et un fonctionnaire d’État nous parle avec volubilité et une grande assurance de sa commune. Ce fonctionnaire est une femme; elle se fait aimable, gentille, et très hospitalière. Elle parle, elle parle et ne cesse de parler. C’est la mairesse de la ville, la mairesse de Pétion-Ville, Mme Lidy Parent. Deux fois maire, connaissant sa ville et ses environs, elle nous parle d’autosuffisance alimentaire, d’aménagement du territoire, de modernisation de la zone. Un nombre impressionnant de localités, de zones de non-droits lui passe par la tête, terres cultivables, aspirées par l’urbanisation et la bidonvilisation; le problème des marchés est également abordé, espaces de transactions entre revendeuses et citadins. Traditionnellement un marché se trouve à la jonction des circuits du transport en commun et est pourvu d’un poste de police. Les circuits suivants utilisent le marché comme point d’arrivée et de départ:

  • Kenscoff/ Pétion-Ville, Laboule/ Pétion-Ville, Thomassin/ Pétion-Ville
  • Delmas/ Pétion-Ville
  • Bourdon / Pétion-Ville
  • Canapé-vert/ Pétion-Ville
  • Route de Frère/ Pétion-Ville

Le grand problème de la mairesse, ce sont les marchandes débordant du cadre du marché en envahissant les rues. Ces marchandes sont brutalisés par les inspecteurs de la mairie, auxquels on donne le droit de “confisquer” leurs marchandises. Le butin est souvent partagé par ces employés, forme de compensation pour le retard de paiement des salaires de plusieurs mois.

Durant une bonne partie de son histoire, Haïti a connu une politique néocoloniale de production nationale, liée aux denrées d’exportation préférées aux vivres alimentaires destinés à nourrir la population. L’occupation américaine de 1915 ne fit qu’accentuer cette tendance tout en instaurant une centralisation à outrance. La politique néolibérale des années 80, variante de cette politique néocoloniale, prône l’abandon de la production locale sans se départir de cette centralisation, malgré la revendication fondamentale du peuple depuis le 7 février 1986, qui était de “changer l’État”; René Préval, arrivé au pouvoir la remplaça par le slogan “restaurer l’autorité de l’État”, clair appui au maintien de la politique néo libérale instaurée par Jean-Claude Duvalier. C’est en allant dans le sens de cette déclaration que Mme Lidy Parent s’est arrogé le droit de détruire le marché de Pétionville et d’en bâtir un autre au haut de la “Route de Frère”, lequel a été détruit par le séisme du 12 janvier 2010. Il est dit que l’emplacement de l’ancien marché servira à la construction d’un centre culturel ou même d’un centre touristique.

Notre pays est régi par un système d’apartheid et dans ce système vieux de plus de 200 ans, Mme Lidy Parent a le projet d’ériger un centre culturel ou un centre touristique. C’est dans la même logique des Alexandre Pétion et des Jean-Pierre Boyer, les deux présidents haïtiens les plus réactionnaires au lendemain des guerres de l’indépendance, que Mme Lidy Parent mène sa danse: répondre non pas aux besoins de la majorité des Haïtiens mais comme toujours aux besoins de l’étranger et d’une petite minorité au pouvoir. Un bruit court qu’elle a l’intention de briguer le poste de la présidence et elle fait croire qu’avec l’État haïtien d’aujourd’hui elle peut faire des merveilles.

Après la première guerre mondiale et surtout après la deuxième, l’État haïtien a servi de modèle aux pays africains des années 50, 60 et continue de l’être pour l’Afrique du Sud par exemple, à travers les politiques d’apartheid menées d’abord par des Blancs, puis par des autochtones. Ce plan d’ajustement structurel d’avant la lettre, marque en effet un passage de la colonisation directe à la colonisation indirecte, lié au Plan Marshall, qui ne pouvait exister sans colonies. Il a été possible à l’époque, en partie grâce à deux mouvements, le mouvement indigéniste en Haïti et celui de la négritude au niveau international (ref. Manifeste pour un Mouvement Culturel en Haïti par Raynal et Jean-Hénoch  Trouillot). La culture dominante haïtienne a servi de boussole à bon nombre de cultures dominantes africaines créant avec ce qu’on appelle les pays colonisateurs un phénomène nouveau: “Le tourisme” avec son dérivatif le tourisme sexuel; ce phénomène fait des pays colonisés ou dépendants une attraction pour le divertissement des ressortissants de ces pays colonisateurs, pôles d’un même système.

Nous nous proposons de présenter les caractéristiques de l’État haïtien, État néocolonial de plus de 200 ans, État “d’apartheid” qui ne dit pas son nom. Selon notre analyse, l’État haïtien a trois grandes caractéristiques: des caractéristiques culturelles, des caractéristiques économiques liées au culturel dominant, et des caractéristiques politiques gérant les deux premières…

• L’État haïtien est un État de sélection, d’exclusion, d’apartheid…

  • Culture de tout un peuple dévalorisée, méprisée et mise au rancart;
  • Insatisfaction des besoins fondamentaux de la grande masse;
  • Services de l’État inaccessibles ou difficilement accessibles à la majorité de la population: acte de naissance, carte d’identité, passeport, courant électrique, eau courante, service d’hygiène (au marché par exemple), service postal, transport public…

• L’État haïtien est un État anti-éducatif

  • Quasi totalité de l’éducation assurée par le secteur privé;
  • Contradiction travail manuel/ travail intellectuel laissé pendant;
  • Contradiction théorie/ pratique non résolue;
  • Marginalisation de la langue créole;
  • Absence de l’esprit scientifique dans l’enseignement haïtien.

• L’État haïtien est un État anti-revendicatif

  • Utilisation de la corruption pour désamorcer la contestation;
  • Utilisation d’éléments provocateurs pour détruire l’unité dans des organisations;
  • Empêchement de tout travail de formation et d’information dans les organisations;
  • Utilisation de la répression;
  • Travail de dissolution des organisations…

• L'État haïtien est un État à caractère mercantile…

  • Possibilité de monopoles et vente de marchandises et de services au prix fort, avec la complicité des pouvoirs publics;
  • Surtaxation du citoyen notamment à travers les taxes indirectes (taxes sur les marchandises par exemple);
  • Lenteur des services les rendant plus onéreux;
  • Permission implicite accordé au fonctionnaire de l’État, à l’employé, de ranconner le contribuable pour arrondir son salaire…

Caractéristiques économiques de l’État haïtien:

• L’État haïtien est un état importateur de capitaux:

  • Prêts se faisant sur le dos du peuple haïtien provoquant une dépendance permanente et irréversible de la nation;
  • Dons tuant la production nationale et développant un esprit d’assistanat dans les mentalités;
  • Application de la politique néolibérale de l’état et du gouvernement, nécessitant des prêts et paralysant et même bloquant le développement des forces productives du pays;
  • Politique néocoloniale faisant des produits d’exportation une priorité par rapport aux produits de consommation intérieure.

• L’État haïtien est une annexe des banques étrangères

  • En matière de politique économique;
  • En matière de politique monétaire;
  • En matière de politique fiscale;
  • En matière de politique commerciale;
  • En matière de politique financière;
  • En terme d’administration (administration néocoloniale)…

• L’État haïtien est un fournisseur de main-d’œuvre bon marché

  • Hier l’état était fournisseur de denrées d’exportation ou de matières premières;
  • Utilisation des femmes comme catégorie sociale moins combative, facile à maîtriser, à contrôler dans les industries d’assemblage;
  • Taux de chômage extrêmement élevé, permettant au patron de faire chanter ses ouvriers en leur imposant de bas salaires (chômage déguisé).
  • Rôle du “pèpè” (marchandises usagées et recyclées) dans la dévaluation du prix du travail;

• L’État haïtien est l’union des bourgeoisies locales et internationales contre le peuple haïtien…

  • La misère est le lot de la majorité de la population (paysannerie, classe ouvrière, sous-prolétariat); la maladie fait partie de ce lot;
  • La prostitution se généralise;
  • La déshumanisation accélérée se fait sentir;
  • La paupérisation de la classe moyenne perdue dans ses préjugés, ses tabous, et dans ses illusions.

Caractéristiques politiques de l'État haïtien:

• L’État haïtien est un état vassalisé aux impérialismes français, canadien et particulièrement américain;

  • Application des politiques néocoloniales, et actuellement plus spécifiquement néolibérales contre le peuple haïtien; hier le pays produisait pour l’extérieur/ Aujourd’hui le pays ne produit plus, pour faciliter l’envahissement des marchandises venant des pays colonisateurs, pays dits grands amis d’Haïti;
  • Les ONG, les ambassades constituent un double pouvoir dans le pays;
  • Les ambassadeurs émettent des opinions en s’immixant dans les affaires internes du pays;
  • Les fonctionnaires étrangers en mission peuvent même se permettre de démentir un officiel du gouvernement, avec la complicité de directeurs de radio;
  • Des déclarations importantes faites concernant la marche du pays le sont à l’étranger, sans que le citoyen haïtien en soit au préalable averti; déclarations au Canada du premier ministre Bellerive concernant des signatures de contrat pour l’exploitation du sous-sol haïtien (iridium, pétrole et or);

• L’État haïtien est un état de technocrates, de fonctionnaires dont la plupart ont obtenus leur diplôme dans les universités étrangères;

  • Ces technocrates ont la priorité sur les diplômés du pays;
  • Ces technocrates ont tendance à travailler davantage dans l’intérêt des pays étrangers que dans l’intérêt de leur propre pays;
  • Ces technocrates sont souvent des autocrates, ou fonctionnent comme des autocrates;
  • Ces technocrates sont souvent déphasés par rapport à la réalité du pays; il se foutent même de l’opinion de la communauté bénéficiaire ou censée être bénéficiaire;

• L’État haïtien est un état bureaucratique (qui se reflète dans l’attitude des employés)

  • L’employé a tendance à négliger les services qu’il serait supposé donner aux citoyens du pays;
  • L’employé est souvent contrarié en recevant les moindres doléances ou revendications du contribuable, estimant que ce contribuable vient augmenter son volume de travail;
  • L’employé a toujours tendance à bâcler son travail, démontrant par là toute absence de conscience professionnelle…

• L’État haïtien est un état lié au militarisme (l’armée, les paramilitaires, la police…) qui a une forte influence sur la culture et l’idéologie

  • Le système provoque de temps en temps des coups d'État ou des coups de force, pour bloquer tout avancement démocratique ou réprimer l’ensemble des mouvements revendicatifs;
  • Le militaire prime sur le civil;
  • On constate l’attitude négative des détenteurs du pouvoir vis-à-vis de la population;
  • L’amour des armes dans la mentalité de beaucoup de gens dans le pays s’exprimant: par la possession de collections de catalogues d’armes, par la vision de film policier et de film de guerre particulièrement violents…
  • Les images de poursuites de véhicules, les descentes de police spectaculaires, sont  particulièrement appréciés à cause de leur caractère violent et destructeur;
  • Les défilés d’enfants vêtus d’uniformes militaires imités dans certaines cérémonies;

• L’État haïtien est un état arbitraire (au niveau juridique)

  • Les lois sont rédigées seulement en français;
  • Les lois ne répondent qu’aux intérêts d’une petite minorité du pays;
  • Des dispositions même bénéfiques pour la population sont prises de façon arbitraire, et ne peuvent avoir de caractère durable (interventions personnelles d’un président paternaliste);
  • Les jugements sont des procédures longues, compliquées et demandant une forte dépense en argent, en temps et en énergie…
  • Le nombre de juges n’est pas proportionnel à la quantité de citoyens dans une juridiction (surmenage du juge et liquidation d’un certain nombre d’affaires).

Voici donc les trois grandes caractéristiques de l’État haïtien d’aujourd’hui qui demandent bien de la réflexion et invitent le lecteur au débat; dans une prochaine rubrique nous aborderons ce que devraient être les caractéristiques du nouvel État, un État soucieux d’un véritable développement du pays et du bien-être de la majorité de sa population.

boule

 Viré monté