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La sous-traitance peut-elle supporter
un salaire minimum de 200 gourdes (I)?1

Fritz Deshommes

Novembre 2009

On connaît la réponse des employeurs à cette interrogation. Catégoriquement non! Leurs arguments? C’est un secteur en crise qui génère très peu de profits. Le risque est grand que ce salaire le conduise à sa ruine et génère des pertes massives d’emplois.

Ce qu’on connaît moins c’est que les employeurs, dès le vote de la loi par les deux chambres, avaient commandité une étude:

«Au début du mois de mai, le Parlement haïtien a voté une loi venant de sa propre initiative (proposition de loi), fixant le salaire minimum à 200 gourdes. Le texte a été transmis au Gouvernement qui, s’il n’a aucune objection, devra le promulguer et le faire appliquer.  Le patronat haïtien, au niveau de l’industrie d’assemblage, le plus grand employeur privé formel, manifeste certaines inquiétudes quant à l’impact éventuel de cette loi sur la capacité de l’économie à saisir les opportunités offertes par Hope II et sur l’avenir de l’industrie d’assemblage dans son ensemble».

«Dans cette optique, l’ADIH a sollicité les services d’un consultant pour assister un comité de réflexion sur la situation actuelle du secteur industriel et l’avenir de ce dernier avec le nouveau salaire minimum légal», lit-on dans l’introduction de l’étude intitulée: «Impact éventuel du nouveau salaire minimum sur  l’avenir de l’industrie de la sous-traitance en Haïti». Elle est élaborée par le «Strategic Management Group» (SMG)2. La version finale date de mai 2009.

 1- L’argumentation des employeurs

Bien structurée, raisonnablement documentée, elle jure avec l’obsession du secret dont ont fait montre ses commanditaires lors des débats sur le salaire minimum. D’autant plus qu’elle aboutit aux mêmes conclusions. C’est le plaidoyer le mieux argumenté dont peut se targuer l’Association des Industries d’Haïti (ADIH). Dans le cadre de la campagne déclenchée par cette dernière, on se demande pourquoi ce document n’avait pas  fait l’objet d’une diffusion plus large.

 La méthodologie utilisée en fait une source précieuse d’informations. «Le consultant a conduit une enquête auprès d’une douzaine d’entreprises sur les 25 existantes et a mené des entretiens avec des informateurs clés (institutions et personnes physiques), en vue de collecter des données nécessaires  à une  analyse objective de la situation. Il a eu aussi accès aux états financiers de tous les participants à l’enquête. Des tests de cohérence ont été effectués sur tous les rapports financiers reçus. Ces tests ont consisté en le rapprochement des données tirées des rapports avec celles collectées directement auprès du staff de chaque entreprise par voie de questionnaire. Les données dont la cohérence ne peut pas être établie sont ignorées dans l’analyse3».

On peut toutefois regretter que la période de référence des statistiques utilisées n’ait pas été mentionnée; l’on ne sait pas si elles datent de 2009, de 2008, de 2007 ou d’avant.  Et que le consultant n’ait pas fait appel à des données externes, indépendantes pour  valider certaines de ses informations.

A l’appui de ses conclusions, le SMG réfère au compte d’exploitation consolidé du secteur qui se présente comme suit:

Tableau I: Compte d’exploitation consolidé du secteur (en USD, sauf indications contraires)

 Postes

Montant en USD

 Ventes 134,102,928
 Coûts variables  72,762,843
 Contribution marginale 61,340,086

 Charges fixés (y compris intérêt)

 Salaire supervision et administration 13,100,938
 Energie   8,464,584
 Loyer   4,631,949
 Autres 24,808,019
 Total frais fixes 51,015,490
 Bénéfice 10,324,596

Source: Strategic Management Group, «Impact Eventuel du Nouveau Salaire Minimum sur l’avenir de l’industrie de la Sous-Traitance», Mai 2009, p. 5

Le bénéfice dégagé est 10.3 millions de dollars pour un chiffre d’affaires de 134.1 millions et un niveau d’investissement consolidé de 71.6 millions de dollars. Ainsi, le secteur se caractérise par:

  • Une marge nette de 7.7%;
  • Un taux de rendement sur investissement de 14.4%, soit un «rendement supérieur de 2 points par rapport au taux de base bancaire et de 4 points au taux moyen sur les prêts en dollars4».

Abordant la question du salaire minimum et des 200 gourdes fixées par la loi récemment votée au Parlement (rappelons qu’on était en mai 2009), l’étude en vient à poser le problème plus général de la capacité du secteur à supporter une augmentation des coûts de production. Elle explique:

«Une entreprise peut supporter une augmentation au niveau de ses différents éléments de coût de production si elle est dotée d’une capacité de génération de profit excédent le minimum requis par son coût d’opportunité du capital5». Se basant alors sur la structure des coûts et des prix, elle estime la marge de sécurité globale du secteur à 7.79%. Laquelle représente le taux de diminution maximum supportable au niveau des revenus ou le taux d’augmentation maximum supportable e au niveau des coûts. S’agissant de la main-d’œuvre proprement dite, il a été estimé que le secteur est capable de supporter une augmentation de 10.37%.6 Pas plus.

Il affirme péremptoirement qu’un salaire  minimum de 200 gourdes aurait immanquablement  pour conséquences de:

  • Entraîner la perte de 50% des emplois du secteur;
  • Occasionner la fermeture d’un nombre important d’usines;
  • Réduire considérablement les avantages comparatifs d’Haïti par rapport aux autres pays de la  région;
  • Générer la perte d’opportunités offertes par Hope II.

Selon ses calculs, «le scénario le plus équilibré est celui qui prévoit un relèvement du salaire minimum de 22% à 44% et un ajustement de 6 à 9% des salaires déjà au-dessus de l’ancien minimum7». En clair, deux possibilités:

  • Un salaire minimum  journalier de 100 gourdes assorti d’un ajustement de 6.60% des salaires supérieurs, ou
  • Un salaire minimum de 90 gourdes assorti d’un ajustement de 8.15% des salaires supérieurs.

Elles seules sont à la fois susceptibles de:

  • Toucher un plus grand nombre de bénéficiaires;
  • Induire une meilleure équité salariale;
  • Donner une meilleure chance aux emplois actuels.

Par contre, le rapport avertit: «il est donc clair que, si le nouveau salaire minimum contribue à augmenter le coût de la main d’œuvre dans le secteur de plus de 10.37%, il mettra ce dernier en grande difficulté en termes de capacité d’attirer des investissements recherchant une rémunération aux conditions du marché et de retenir les capitaux qui y sont investis actuellement8».

2- Les éléments du débat

L’un des mérites de cette étude c’est qu’elle ne se contente pas d’affirmer. Elle élabore, elle analyse, elle argumente, elle fournit des données, des chiffres précis.

Elle se prête donc au débat, à la discussion structurée.

C’est à cet exercice que nous allons nous livrer avec comme boussole la notion de «marge de sécurité» introduite. Laquelle renvoie  plus précisément à la marge de bénéfice.

Le secteur peut-il générer des bénéfices plus substantiels que ceux indiqués?

Les coûts déclarés pourraient-ils être moins élevés?

Les revenus identifiés n’ont-ils pas été sous-estimés?

En dépit de tout le bien que nous en pensons, nous ne perdons pas de vue que l’étude du SMG a été financée et alimentée (en données) par des employeurs très frileux quand il s’agit d’informations relatives à leurs entreprises et a leurs états financiers.
Déjà la jubilation de l’ADIH à l’annonce du vote des objections du Chef de l’Etat autorise des questionnements sur certaines données et conclusions de l’étude.

Le salaire minimum d’équilibre proposé par cette dernière ne se situait-il pas autour de 90-100 gourdes, assorti d’un ajustement de 6 à 9% des salaires plus élevés? La loi votée en août dernier prévoit un minimum de 125 gourdes et des modalités d’application qui vont très au-delà des propositions du SMG. D’ailleurs, avant même son adoption, l’industriel Richard Coles expliquait  que les 125 gourdes proposées devraient permettre l’ajustement de tous les tarifs à 200 gourdes au moins9. Pour une entreprise dont le tarif était encore à 150 gourdes, cela représente:

  • Une augmentation de 79%;
  • Un ajustement du tarif de 33%.

Dans la même veine, Batay Ouvrye10 rapporte le cas d’une entreprise dont le tarif est passé de 180 gourdes pour 1500 dzs à 200 gourdes pour 1400 dzs, soit une augmentation de 11% accompagnant les 79% de hausse du salaire minimum.

Nous sommes donc très loin des 22à 24% d’augmentation du salaire minimum et de 6 à 9% des autres salaires.

Il convient donc d’approfondir les données dans le sens indiqué plus haut.

Dans cette perspective, nous allons dans les lignes qui suivent:

  • Evaluer toutes les charges fixes et variables du secteur tant dans la situation actuelle que dans la perspective d’un salaire minimum de 200 gourdes;
  • Identifier les revenus, chiffres d’affaires ou chiffres de ventes de la sous-traitance en faisant appel également à des sources indépendantes;
  • Déterminer les bénéfices réalisés et les indicateurs y afférents.

On pourra alors apprécier la capacité du secteur à supporter un salaire minimum de 200 gourdes.

3- Les coûts

Dans cette première partie, nous insisterons sur les coûts ou les charges. Nous aborderons dans l’ordre:

  • Les coûts variables;
  • Les coûts fixes
  • Les coûts totaux.

3.1- Les coûts variables

Dans le compte d’exploitation consolidé du secteur (Tableau I), ils sont présentés de manière globale, sans indication de contenu, avec un montant total de 72.8 millions de dollars. Il faut se référer au tableau 2 de l’étude du «SMG» portant sur la structure des coûts opérationnels (p.4) pour trouver des détails les concernant. Ils se composent  de «main-d’œuvre» dont le poids peut-être estimé à 87.3% et «Autres» comptant pour 12.7%. Ainsi des 72.8 millions de coûts variables, 63.6 millions financent la   main-d’œuvre. Les 9.2 millions restants couvrent la rubrique «Autres» pour laquelle on n’a pas de renseignements supplémentaires.

Tableau II: Coûts variables selon le SMG

 Coûts Variables

Montant en millions de $US

 Masse Salariale (ouvriers) 63.6
 Autres coûts variables   9.2
 Total coûts variables 72.8

Source: Calculé à partir des données du Tableau I (de cette section) et du Tableau II de l’étude du SMG.

3.1.1-  Les coûts variables dans la perspective d’un salaire  minimum de 200 gourdes

Dans la section précédente, nous avions déterminé la masse salariale relative aux ouvriers selon trois scénarios:

  • Celle qui tient compte d’un minimum d’avantages sociaux tels que décrits par l’étude du SMG. Elle se chiffre à 46.02 millions de dollars dans le cadre d’un «salaire minimum de 70 gourdes assorti d’une prime de rendement»;
  • Celle, «idéale», qui couvre tous les avantages sociaux prévus par la loi. Estimée a 54.05 millions de dollars, elle se rapporte à un salaire moyen de 173.00 gourdes (4.33 US $) et un salaire minimum de 70 gourdes;
  • Celle qui pourrait être nécessaire pour supporter un salaire minimum de 200 gourdes. Elle est estimée à 70.27 millions de dollars.

Dans les deux premiers cas, nos calculs ont abouti à des montants largement inferieurs à celui du SMG (63.6 millions). Pourtant l’essentiel des informations utilisées sont tirées du même rapport du SMG, notamment:

  • le nombre d’ouvriers;
  • les salaires moyens;
  • les avantages sociaux.

Même la nomenclature adoptée a été retenue. Par exemple on peut «tiquer » sur le fait de retrouver des salaires de superviseurs ou de cadres parmi les coûts fixes.

Ainsi nous avons tout lieu de croire que le montant de la masse salariale retenu par le SMG pour les ouvriers a été surestimé.
Quant aux «Autres Coûts Variables», nous les gardons tels quels.

Le tableau suivant fournit les montants des différents coûts variables suivant différents scénarios.

Tableau III: Coûts variables suivant différents scénarios

 Coûts Variables

Situation actuelle réelle

Situation actuelle «légale»

Perspective 200 gourdes

 Salaire des ouvriers 46.02 54.05 70.27
 Autres 9.2 9.2 9.2
 Total Coûts Variables 55.22 63.25 79.47

Légende: les trois scénarios envisagés réfèrent au calcul de la masse salariale.

  • Situation actuelle réelle: se rapporte au salaire minimum de 70 gourdes. Tous les avantages sociaux ne sont pas pris en compte;
  • Situation actuelle «légale»: se rapporte au salaire minimum de 70 gourdes. Tous les avantages sociaux prescrits par la loi sont pris en compte;
  • Perspective 200 gourdes: se rapporte à la perspective d’un  salaire minimum de 200 gourdes. Tous les avantages sociaux sont pris en compte.

Ainsi dans la perspective d’un salaire minimum de 200 gourdes, assorti de tous les avantages sociaux prescrits par le Code du Travail, les coûts variables devraient se chiffrer à 79.47 millions dollars.

3.2-  Les coûts fixes

Ils se composent des rubriques suivantes:

  • Salaires  supervision  et administration;
  • Energie;
  • Loyer;
  • Autres

Comme on s’en rend compte (Tableau # 1, Compte d’exploitation consolidé du secteur), la rubrique «Autres» qui normalement devrait être résiduelle, prévue en général pour accueillir de menues dépenses, le plus souvent insignifiantes ou non prévisibles, constitue la rubrique la plus importante en valeur. Avec un montant de 24.8 millions, elle absorbe près de 50% des charges fixes. Y sont couverts pêle-mêle les frais bancaires (intérêt), les frais de sécurité, les taxes, les frais d’amortissement, etc.… y compris donc des postes de dépenses qui pourraient être évalués normalement. N’y a-t-il pas lieu de penser qu’elle cache des dépenses difficilement avouables?

La deuxième rubrique en importance se rapporte aux «Salaires supervision et administration».  Nous avons déjà proposé un ajustement à la hausse de 20% devant être appliqué de manière différenciée aux différentes composantes de manière à réduire les inégalités de revenus entre elles tout en maintenant la hiérarchie des salaires et des fonctions. Ainsi, dans la perspective d’un salaire minimum de 200 gourdes, ce poste devrait passer à 15.72 millions.

Les frais d’énergie et de loyer demeurent inchangés.

Le tableau qui suit indique ce que devraient représenter les coûts fixes selon différents scénarios.

Tableau IV: Coûts Fixes suivant différents scénarios

 Postes

Situation Actuelle réelle

Situation actuelle  «légale»

Perspective 200 gdes

 Salaire supervision et administration
13.1
13.1
15.72
 Energie
8.5
8.5
8.5
 Loyer
4.6
4.6
4.6
 Autres
24.8
24.8
24.8
 Total Coûts Fixes
    51.015
     51.015
53.64

Légende: voir tableau III

3.3- Coûts Totaux

La somme des  coûts variables et des coûts fixes  nous  permet de mesurer l’ensemble des charges devant être supportées par le secteur. Elles se chiffreront à 133.11 millions si l’on fait passer le salaire minimum légal à 200 gourdes

Tableau V: Total des coûts suivant différents scénarios

 Coûts

Situation actuelle réelle

Situation actuelle  «légale»

Perspective 200gourdes

 Coûts Variables 55.22 63.25 79.47
 Coûts Fixes 51.02 51.02 53.64
 Total Coûts 106.24 114.27 133.11

Voir Légende Tableau III

On peut alors dresser le tableau récapitulatif des charges de la sous-traitance sous le régime d’un salaire minimum de 200 gourdes:

Tableau VI: Tableau récapitulatif des charges totales de la sous-traitance dans la perspective d’un salaire minimum de 200 gourdes

 Charges

Montant (en millions de dollars US)

 Couts Variables 79.47
  -  Main-d’œuvre 70.27
   - Autres 9.2
 Couts Fixes 53.64
  -  Salaires Supervision et Administration 15.72
   - Energie 8.5
   - Loyer 4.6
   - Autres 24.8
Charges Totales 133.11

En nous penchant de manière exhaustive sur les charges du secteur, il nous a semblé qu’elles ont été surestimées par l’étude du SMG, notamment au niveau de la rubrique «Main-d’œuvre», pour laquelle nous avons pu disposer de bases de calcul relativement objectives. En fait la plupart de ces bases nous sont fournies par ladite étude, commanditée, rappelons-le, par les employeurs: nombre d’ouvriers, salaires moyens, avantages sociaux, etc.…

En ce qui a trait aux autres postes, les montants indiqués ont été purement et simplement adoptés, notamment les «autres couts variables», les frais de loyer, d’énergie et les «autres charges  fixes », même si nous avons tout lieu de croire que ces dernières accusent un poids excessivement lourd.

Néanmoins, compte tenu des ajustements nécessaires pour passer à un salaire minimum de 200 gourdes,  le montant des charges estimées nécessaires  se chiffre à 133.11 millions. Il  est nettement  supérieur aux 124 millions indiqués par le SMG.
La problématique des revenus prend alors toute son importance. Qu’en est-il des ventes ou du chiffre d’affaires du secteur ? Peuvent-ils couvrir les charges identifiées et même permettre la réalisation de profits raisonnables ? Ou la sous-traitance court-elle à sa perte à la seule évocation de l’idée des 200 gourdes?

 Ces interrogations seront abordées dans la deuxième  partie de cette section.

Notes

  1. 3e article de la série. Les deux premiers sont intitules: «Critères et  modalités de rémunération dans la sous-traitance» (5 novembre 2009) et «Emplois, Protection sociale et Masse Salariale dans  la sous-traitance» (12 novembre 2009).
     
  2. Strategic Management Group, «Impact éventuel du nouveau salaire minimum sur  l’avenir de l’industrie de la sous-traitance en Haïti», Mai 2009, 31pp. Port-au-Prince, Haïti.
     
  3. Ibid., pp. 2.
     
  4. Ibid., pp. 5.
     
  5. Ibid., pp. 16.
     
  6. Ibid., pp. 17.
     
  7. Ibid., pp. 30-31.
     
  8. Pp. 17.
     
  9. Entrevue Valérie Numa – Richard Coles/ L’invite du jour/Vision 2000/2-7-09.
     
  10. Batay Ouvrye, communiqué du 16 octobre 209.

 

 Viré monté