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"Solidarité et cancer en Haïti. 
Étude menée auprès des patients atteints du cancer
de la prostate et des soignants"

Obrillant DAMUS

Thèse soutenue le 7 décembre 2011 à l'Université de Paris VIII

Préface

par Jean PRUVOST
(lexicographe et lexicologue)

Le docteur tournait le bouton de son poste. Et des confins
du monde… des voix inconnues et fraternelles s’essayaient […] à dire
leur solidarité.
Camus, La Peste, 1947.

Le cancer… lorsque  ce mot tombe – car c’est ainsi qu’il est perçu, un mot qui tombe –, il oblige, dans l’instant même, à percevoir nettement l’«épée de Damoclès» figée bien droite au-dessus de sa tête et qui, dès lors, vous suit partout. Elle a toujours existé cette épée, mais lorsque tout va bien elle se situe fort haut dans les nuages, on ne la voit pas. Cependant, dès que le mot «cancer» est lâché, sur vous, pour vous, cette épée devient impossible à oublier. On sait alors qu’elle est là et on a même l’effrayante impression qu’on peut presque la toucher.

Un autre mot vient aussi immédiatement à l’esprit: la solitude. Car c’est vous qui êtes frappé. C’est vous qui allez devoir vous battre. Et dans un premier temps, on croit confusément que ledit cancer vous a pour ainsi dire choisi, vous êtes sa victime, le combat ne se livre pas contre un ennemi extérieur, on se retrouve en effet avec «son» cancer. Et il n’est pas possible, nous semble-t-il, de se mettre à plusieurs pour ferrailler et repousser cette épée de Damoclès, parce qu’en vérité, cette épée n’est pas au-dessus de nous, elle est en nous. L’aide viendra pourtant, de l’extérieur, mais c’est en vous seul que le combat se fera. Il faudra regrouper toutes ses forces pour assiéger l’ennemi intérieur, les associer à toutes celles de l’extérieur, médicales et humaines. La lutte, grandes manœuvres mais aussi guérillas, n’aura qu’un objectif: extirper ladite épée. Du même coup, dans cet effort commun et de chaque instant, la solitude est nécessairement rompue.

Un troisième mot s’impose alors, concomitant et fondamental: la solidarité. Celle des équipes soignantes, celle des chercheurs, celle des autres victimes, mais surtout, moralement fondamentale dans le tout premier temps, celle des proches, de sa famille, de ses amis. Et c’est pourquoi, dès qu’Obrillant Damus m’a sollicité pour préfacer son ouvrage dont le titre commence justement par ce mot salvateur, solidarité, si bien choisi, je n’ai pas tergiversé. Il a, mais c’est son habitude, trouvé de fait l’angle juste, le mot qui importe et une analyse qui s’impose.

Hervé Bazin, dans la Tête contre les murs, évoquait en 1949 «la solidarité des blouses blanches», cette solidarité est à prendre au sens noble du terme: toute une équipe d’hommes et de femmes qui s’attaquent sans merci à l’intrus, ce «crabe» puisque telle est l’étymologie du mot, cette «écrevisse» disait Furetière en 1690 dans son Dictionnaire universel dont «il est difficile d’arracher les pinces» de «ce qu’elle», l’écrevisse, «a une fois attrapé». Difficile certes, mais en rien impossible, les statistiques sont là pour donner toujours plus d’horizon et renverser progressivement l’ennemi. Et si l’ennemi recule et très sensiblement, c’est justement grâce à la solidarité, sous toutes ses formes et si bien analysée par Obrillant Damus.

Dois-je l’avouer, pour avoir rédigé, à la demande de l’Institut Merck Serono, des développements historiques sur plus d’une quarantaine de termes relevant du réseau analogique du mot «cancer», j’ai vite compris combien tous les efforts importaient et combien une grande chaîne de solidarité se tissait et se retissait pour collectivement extirper ce qui, un mauvais matin, s’installe comme un hôte des plus indésirable. Et alors tout doit compter, y compris la connaissance profonde, intime, des mots utilisés, pour ne pas se laisser impressionner outre mesure par l’ennemi.
           
Ce ne fut pas sans m’apporter le sentiment rassérénant d’être utile, dans ma toute petite dimension, que de constater le réconfort apporté à certains malades, réconfort psychologique bien sûr, en tant que linguiste et historien de la langue. Comme le rappelle avec tact et pertinence le Docteur Monique Morali préfaçant le premier Alphabet du cancer paru au cœur de la première décennie du XXIe siècle. «L’importance des mots est primordiale dans le traitement d’une maladie». Quelles sont en effet «les valeurs culturelles, les représentations sociales associées au cancer?» Pour livrer les combats nécessaires, il faut déjà ne pas laisser «l’imaginaire des mots» prendre le dessus. C’est aussi ce à quoi s’attaque Obrillant Damus: nous ne sommes en effet ni l’un ni l’autre médecins, nos doctorats respectifs ne guérissent pas, mais ils font partie de la chaîne de solidarité qui passe aussi par la compréhension des phénomènes inhérents à la lutte contre le cancer, qu’ils soient sociologiques ou linguistiques.

Aussi ai-je été particulièrement sensible à la démarche d’Obrillant Damus qui a su en toute humilité et très efficacement écouter, observer, témoigner, rendre compte, et ainsi être utile, et participer de plain-pied à cette chaîne de la solidarité. En lisant l’ouvrage d’Obrillant Damus, une étude précise et géographiquement déterminée, puisqu’elle se situe en Haïti si durement touchée par le séisme qui aura marqué le début du XXIe siècle, on comprend aisément combien la dimension humaine de la maladie passe, de fait, par la nécessaire identification «des formes et contenus de la solidarité dont bénéficient les malades». Il ne s’agit pas en effet de «gloser» et de s’installer dans le simple constat affectif, mais d’améliorer, de rendre plus efficiente cette solidarité.

Que soient ici mêlés analyses théoriques, outils méthodologiques et observations concrètes s’avère précieux. On se situe à l’opposé d’un essai gratuit sur le thème du cancer, l’ouvrage proposé par Obrillant reflète effectivement un double objectif : d’un côté, enrichir la réflexion de tous les partenaires de la lutte, malades, familles, amis et équipes médicales; et de l’autre, être utile en rendant compte des mécanismes en jeu et des dynamiques particulières de la solidarité, avec donc la mise en relief de tous les paramètres permettant de les améliorer. D’où l’importance des entretiens et des enquêtes qui ont été conduits avec une grande rigueur.

Au passage, on prend d’ailleurs conscience de l’importance de la relation orale, riche d’amples témoignages traduits mais aussi reproduits dans la langue utilisée spontanément par le locuteur, ce qui en renforce la sincérité et sans doute aussi l’impact en Haïti même.

Dans le mot «solidarité » se cache curieusement une anagramme : « dilatoire », un adjectif qualifiant dans son usage courant tout ce qui vise à différer et à gagner du temps. Eh bien justement, quoi qu’on fasse, on sait que l’épée de Damoclès qui se balance au-dessus de nous tombera, fatalement, nous ne sommes pas en effet éternels, nous sommes forcément, toujours et tous, dans le «dilatoire». Mais ce que réussit la solidarité déployée face au cancer, si elle est efficacement déclinée, c’est de nous faire bénéficier, une fois l’épreuve surmontée, du même caractère dilatoire que chacun vis-à-vis du terme de notre existence. L’épée tombera un jour, c’est inéluctable, mais le plus tard possible, et avec un objectif: que le cancer n’y soit plus pour rien, vaincu définitivement et solidairement.

Grâce aux efforts de tous, ici celui très précis et précieux d’Obrillant Damus dont la lecture est très stimulante, on rejoindra sans peine ce qu’Henri Frédéric Amiel déclarait dans son Journal intime en 1866 à propos de «la solidarité affective, cette puissance qui fond plusieurs existences en une seule». Le penseur suisse, à la fois timide et inquiet mais profondément convaincu de la nécessaire solidarité, en décrit effectivement l’un de ses effets premiers: «Le cœur nous dilate, nous étend, nous épanche au dehors, précisément au rebours de l’égoïsme qui nous rétrécit et nous contracte.» C’est ceci la vraie leçon de la solidarité: s’ouvrir au lieu de se rétrécir, s’ouvrir aux autres et pour les autres. Et donc vivre coûte que coûte et généreusement. Donc fortement.

Jean Pruvost

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Postface

Nancy Guberman

 Dans le cadre de cet ouvrage, Obrillant Damus a cherché à identifier les solidarités qui se créent autour des hommes souffrant d’un cancer de la prostate. À la fin de notre lecture, nous sommes frappés par l’étendue de sa recherche. En plus des analyses de la solidarité, l’auteur nous présente la maladie, sa trajectoire (du diagnostic au traitement), ses représentations, ses impacts sur les personnes malades, le rapport à la mort, etc. De plus, l’auteur fait état d’une recension d’écrits provenant d’une multitude de disciplines et d’un positionnement épistémologique et méthodologique bien présenté, avec suffisamment de données et d’analyses pour permettre une appréciation de plusieurs pages.

Si j’ai été sollicitée pour écrire cette postface, c’est sans doute à cause de mes travaux sur les solidarités familiales entourant des personnes malades ou ayant des incapacités. Ce que l’on appelle le « caregiving » dans les pays anglo-saxons. Je me limiterai donc à commenter cet aspect de son ouvrage.

Obrillant Damus a cherché des solidarités, et il en a trouvé – des solidarités familiales, amicales, religieuses, professionnelles. Au centre de ces réseaux de solidarités, des femmes. Rien d’étonnant. Que ça soit en Haïti, en France, au Québec ou ailleurs, l’aide et les soins aux personnes malades se conjuguent au féminin. Parmi les facteurs qui expliquent cette surreprésentation de femmes, l’auteur postule leur adhésion à une éthique du care, en référence aux travaux de Carol Gillligan, ainsi que le poids de la culture haïtienne, mais ne faudrait-il pas aussi tenir compte des aspects matériels des inégalités dans les rapports sociaux de sexes, notamment la position de faiblesse des femmes dans les espaces économiques et politiques et leur omniprésence dans la gestion de la sphère domestique ? Ne serait-il pas essentiel d’analyser les processus qui font que des femmes doivent assumer ce travail contraignant ?

En effet, malgré les aspects positifs que comporte ce travail – création de nouveaux liens avec la personne aidée, développement de nouvelles compétences, sentiment de valorisation, nouveau sens à la vie – il englobe aussi des conséquences pouvant être très néfastes. De nombreuses études révèlent les impacts négatifs du travail d’aide sur la santé physique et mentale de celles et de ceux qui l’accomplissent. Pour répondre aux multiples besoins des personnes malades, les personnes au centre de ces réseaux d’aide doivent souvent faire des sacrifices importants quant à leur propre vie.

Le travail d’Obrillant Damus nous donne un aperçu des difficultés auxquelles doivent faire face ces femmes haïtiennes au centre des réseaux de solidarité, entre autres sur le plan économique, mais son travail se situe davantage dans la description de l’aide apportée que dans l’analyse de ces conséquences sur leur vie.

Or, en lien avec certaines questions posées par l’auteur, il me semble important de se demander si, sous le vocable de don de soi, d’entraide, il n’y a pas danger de survaloriser la sphère domestique comme lieu de rapports non marchands où dominent les sentiments d’affection et de réciprocité plutôt que la recherche de valeurs plus matérialistes basées sur les échanges monétaires. Ne contribue-t-on pas ainsi à occulter l’exploitation du travail gratuit et souvent invisible des femmes? En même temps, on peut se demander quelles sont les autres possibilités de soutien aux personnes ayant des maladies incapacitantes, dans un pays comme Haïti où la sécurité sociale est presqu’inexistante et où la santé est gérée par des ONG étrangères.

Dans les pays du Nord, la question se pose autrement. Actuellement, avec le vent néo-libéral qui souffle partout, il est mal vu d’insister sur le rôle de l’État et de revendiquer une plus grande implication de celui-ci. Mais, pour le mouvement des femmes, le rapport à l’État est plus ambigu. D’un côté, il est au premier rang de celles et ceux qui critiquent l’État dans son rôle de contrôle social et pour son caractère patriarcal, raciste et sectaire. D’un autre côté, les femmes sont les premières bénéficiaires de gains importants lorsque l’État collectivise des activités rattachées à la sphère domestique qui, sinon, leur incomberaient. À cet égard, ne pas exiger que l’État joue son rôle de représentation de la collectivité dans sa responsabilité face aux personnes malades ou ayant des incapacités revient à nier que les femmes ont encore à gagner à travers l’intervention étatique.

Qu’en est-il pour les pays du Sud? Dans plusieurs de ces pays, il est difficile de revendiquer  une contribution accrue de l’État dans l’aide aux personnes malades. Pourtant, c’est sans doute cette voie qui doit être suivie comme l’indiquent certaines des personnes interviewées dans ce livre. Car, comme le suggère Obrillant Damus, les solidarités publiques sont essentielles à la réalisation de véritables solidarités familiales et amicales non contraintes ou ce que Giddens (1991) appelle les «relations pures» (pure relationships) basées sur un réel engagement de réciprocité et de satisfaction mutuelle plus que sur des obligations normatives ou de survie. Car il est reconnu que la dépendance aux solidarités familiales est surtout la réalité des pauvres. L’existence de solidarités publiques contribue donc à assurer une certaine justice et une équité concernant l’accès à l’aide.

Je conclurai en félicitant Obrillant Damus pour ce travail énorme et important qui permet d’identifier et d’analyser la configuration des solidarités en Haïti. Il faut sans aucun doute poursuivre ce type d’étude pour mieux saisir les processus et les dynamiques de ces solidarités et leurs conséquences sur ceux et, surtout, sur celles qui les portent afin de réclamer des politiques publiques évitant d’hypothéquer leur vie et leur avenir.

Nancy Guberman
Professeure titulaire retraitée,
École de Travail social, Université du Québec à Montréal,
et Centre de recherche et d’expertise en gérontologie sociale.

 

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