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L’aménagement du créole et du français en Haïti:
promouvoir une vision rassembleuse

Robert Berrouët-Oriol

Montréal, le 21 décembre 2017

Un «post» fantaisiste, exprimant le déni de la pertinence de l’aménagement simultané des deux langues officielles d’Haïti, a été écrit par une internaute dans la version en ligne du National suite à la parution, le 8 décembre 2017, de l’article «Droits linguistiques en Haïti: l’indispensable implication des institutions des droits humains». Ce «post», dénué de toute argumentation crédible, qualifie avec légèreté l’aménagement linguistique en Haïti de «non-sens» et d’«indécence» («Konsep amenajman lenguistik ann Ayiti se yon nonsans e menm yon endesans») tout en faisant appel au cliché faussaire de la «la langue du blanc», le français. À l’évidence pareil «post» ne mérite pas en soi une réponse. Il rappelle indirectement, toutefois, qu’il existe encore, chez plusieurs personnes, une relative incompréhension de la nature et des objectifs du futur aménagement linguistique d’Haïti. Aussi importe-t-il d’éclairer davantage cette perspective dans le but de promouvoir une vision rassembleuse de l’aménagement linguistique en Haïti.

Tel qu’amplement étayé dans le livre de référence «L’aménagement linguistique en Haïti: enjeux, défis et propositions» (ouvrage collectif coécrit et coordonné par le linguiste Robert Berrouët-Oriol, Éditions de l’Université d’État d’Haïti et Cidihca), l’aménagement linguistique ne vise pas les usages privés et individuels des deux langues officielles du pays. Le futur aménagement linguistique d’Haïti sera la mise en œuvre institutionnelle de la politique linguistique de l’État découlant de l’énoncé de politique linguistique nationale assorti de la législation linguistique contraignante et des règlements d’application devant la traduire dans la vie de tous les jours. Le Grand dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française définit ainsi l’aménagement linguistique: «Mise en place de la politique linguistique, lorsqu'un État a choisi d'intervenir explicitement sur la question des langues. La notion de politique linguistique est la notion la plus large. Elle renvoie à toute forme de décision prise pour orienter et régler l'usage d'une ou de plusieurs langues. Elle englobe donc les notions d'aménagement et de législation linguistique.» (GDT, 2017)

La linguiste Christiane Loubier, théoricienne reconnue du domaine, éclaire la notion d’aménagement linguistique dans son déploiement notionnel et historique: «En Amérique du Nord, principalement au Québec, le terme language planning est d’abord traduit par planification linguistique. Mais ce terme est remplacé dans les années 70 par le terme aménagement linguistique sous l’influence du linguiste Jean-Claude Corbeil, qui participe alors très activement à la rédaction de la Charte de la langue française (1977) et à la mise en oeuvre d’un plan d’aménagement linguistique québécois. Le terme aménagement linguistique n’est pas choisi par simple caprice, puisqu’il a l’avantage de ne pas faire uniquement référence à l’intervention planificatrice et extérieure de l’É́tat. En retenant le concept d’aménagement de préférence à celui de planification, l’école québécoise adopte une perspective sociolinguistique qui reconnaît qu’une démarche d’aménagement linguistique s’inscrit de fait à l’intérieur du jeu des forces sociales, qui façonne les objectifs des membres d’une communauté et qui conditionne en définitive le succès de l’intervention sociolinguistique. Le terme a d’ailleurs été adopté largement au sein de la Francophonie. » («Fondements de l’aménagement linguistique» OQLF, sd, consulté le 18 décembre 2017.)

Il faut objectivement prendre en compte une donnée historique essentielle: l’existence, en Francocréolophonie haïtienne, d’un patrimoine linguistique bilingue et biséculaire. Sur son versant francophone, il comprend un ample corpus de lois, décrets, arrêtés, Constitutions, traités, documents administratifs divers, textes littéraires et scientifiques; sur son versant créolophone, il comprend notamment la totalité des éléments constitutifs de la culture populaire, ses contes, comptines, chansons, rituels religieux, textes littéraires, scientifiques, publicitaires et artistiques, documents de formation, etc. On retiendra, de ces deux versants historiquement liés, que l’habitus socioculturel haïtien s’est exprimé depuis 1804 soit en français soit en créole. Il est donc tout à fait justifié que tout projet conséquent d’aménagement linguistique en Haïti cible simultanément les deux langues de notre patrimoine linguistique, le créole et le français, patrimoine dont la co-officialité est attestée à l’article 5 de la Constitution de 1987. En rédigeant simultanément en créole et en français la Constitution de 1987, les constituants ont explicitement reconnu et formalisé le caractère historique bilingue de notre patrimoine linguistique.

La co-officialité non hiérarchisée du créole et du français consignée à l’article 5 de la Constitution de 1987 est conforme à l’esprit de la Déclaration universelle des droits linguistiques. Elle induit et exige la mise en œuvre des droits linguistiques de toute la population, au premier chef le «droit à la langue» et le « droit à la langue maternelle» créole au titre de droits universels applicables devant être explicitement formulés dans la future politique linguistique de l’État haïtien. C’est en cela qu’il faut voir l’aménagement linguistique comme une entreprise non discriminante à l’égard d’une langue, le français, et non stigmatisante à l’égard d’une autre langue, le créole, car «Tous les Haïtiens sont unis par une langue commune: le créole.  Le créole et le français sont les langues officielles de la République.» (article 5 de la Constitution de 1987).
 
Le texte «Les grands chantiers de l’aménagement linguistique d’Haïti (2017 – 2021)» (7 février 2017) comprend une section relative aux caractéristiques de l’énoncé de politique linguistique de l’État qui doit fonder la future entreprise d’aménagement linguistique au pays. Dans ce texte, il est précisé que le  linguiste québécois Louis-Jean Rousseau, réputé spécialiste de l’aménagement linguistique, expose en ces termes de la notion centrale de « politique linguistique»: «Une politique linguistique peut comprendre des éléments relatifs au statut des langues visées, c’est-à-dire à leur reconnaissance comme langues officielles, langues nationales, etc., et à leur usage respectif dans différents champs (Administration publique, commerce, affaires, travail, enseignement), ou, de manière plus large, aux droits linguistiques fondamentaux des citoyens ou des communautés de locuteurs (droits collectifs d’une minorité de locuteurs, par exemple). Une politique linguistique peut également comprendre des éléments touchant le code de la langue, c’est-à-dire son développement interne (norme, modernisation du vocabulaire, ou réforme de l’orthographe par exemple). Dans de nombreux cas, il peut y avoir interdépendance entre le statut et le code d’une langue. Pour atteindre un statut déterminé, une langue doit être outillée afin d’être apte à remplir les fonctions que l’on souhaite lui assigner. C’est la raison pour laquelle il existe de nombreux cas de politiques linguistiques incluant les deux volets.» («Élaboration et mise en œuvre des politiques linguistiques», 2005.)

Dans le cas d’Haïti, nous avons donc institué le 20 avril 2017 un «Plaidoyer pour la création d’une Secrétairerie d’État aux droits linguistiques en Haïti» qui pourra à l’avenir centraliser et mettre en oeuvre toutes les interventions de l’État dans le domaine linguistique.

En ce qui a trait à l’incontournable aménagement du créole, nos propositions –déjà consignées dans le livre «L’aménagement linguistique en Haïti: enjeux, défis et propositions»--, sont explicitement résumées dans le texte paru dans Le National du 3 septembre 2017, «Nouvel éclairage sur l’aménagement du créole en Haïti». Ainsi, à bien prendre toute la mesure que les droits linguistiques de l’ensemble de la population haïtienne font partie du grand ensemble des droits humains fondamentaux dans la construction d’un État de droit post duvaliériste, il est logique et conséquent de poser que L’AMÉNAGEMENT DU CRÉOLE DOIT ÊTRE AU COEUR DE TOUTE ENTREPRISE D’AMÉNAGEMENT LINGUISTIQUE EN HAÏTI. Dans le droit fil de la réalité historique de notre patrimoine linguistique bilingue et en conformité avec les articles 5 et 40 de la Constitution de 1987, l’énoncé de politique linguistique nationale que l’État aura à adopter, en ce qui a trait au créole, devra notamment:

  1. définir explicitement le «droit à la langue» et le «droit à la langue maternelle créole» à parité statutaire avec le français aux côtés duquel le créole sera aménagé;
     
  2. consigner et expliciter le statut ainsi que le rôle du créole dans l’Administration publique, dans les rapports entre l’État et ses administrés, dans les médias et dans le système éducatif national;
     
  3. consigner et expliciter les fonctions institutionnelles du créole: fonctions de communication dans l’Administration publique, le secteur privé et les médias, signalétique publique, affichage publicitaire, droit d’être servi en créole partout dans l’Administration publique, droit de disposer de tous les documents personnels et administratifs en créole (acte de naissance, passeport, carte d’identité nationale, contrats, documents de biens immobiliers et terriens, etc.) –notamment et explicitement, le droit pour tout citoyen de se faire servir en créole, à l’oral et à l’écrit, dans tous les services publics et privés;
     
  4. édicter les balises de production et de diffusion en créole de tous les documents émanant de l’État et traduire en créole les textes fondamentaux de la République d’Haïti (lois, chartes ministérielles, ordonnances, règlements, décrets, arrêtés, conventions internationales, code civil, code rural, code du travail, etc.);
     
  5. consigner les balises du cadre légal de la généralisation obligatoire de l’utilisation du créole dans la totalité du système éducatif à titre de langue d’enseignement et de langue enseignée, de la maternelle à l’enseignement fondamental, du secondaire à l’université. Ceci impliquera l’obligation pour le ministère de l’Éducation de mettre à la disposition des écoles le curriculum national en langue créole pour l’enseignement du créole à tous les niveaux du cursus de l’École haïtienne ; l’obligation pour ce ministère de garantir la possibilité que tout écolier et étudiant haïtien puisse être évalué dans la langue de son choix, particulièrement au niveau des épreuves officielles de l’École fondamentale et du secondaire;
     
  6. édicter les balises de formation et de certification obligatoire des enseignants du créole, ainsi que celles relatives à la production de matériel didactique de qualité en créole pour les écoles et l’université; cela impliquera que le ministère de l’Éducation donnera –par règlement d’application obligatoire–, la priorité à la production et la mise à disposition du matériel d’enseignement et de formation en créole et/ou bilingue à tous les niveaux du système d’enseignement et de formation.

 boule

Viré monté