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Enseigner en langue maternelle créole les sciences
et les techniques: un défi aux multiples facettes

Robert Berrouët-Oriol

Montréal, le 21 juiin 2021

Jean-Pierre Descollines est un jeune enseignant fraîchement diplômé de l’École normale supérieure de l’Université d’État d’Haïti. Il s’apprête à seconder Mimose Lissade chargée de dispenser en septembre 2021, au Lycée de Pétion-Ville, son premier cours d’introduction à l’informatique. Le défi de ces deux enseignants est de donner ce cours entièrement en créole aux soixante quinze élèves de langue maternelle créole inscrits en classe terminale. Jean-Pierre Descollines et Mimose Lissade sont à la fois enthousiastes et inquiets: ils font partie des enseignants qui, de plus en plus nombreux en Haïti, plaident pour la généralisation de l’enseignement en langue maternelle créole accompagné d’un enseignement du français langue seconde fortement renouvelé et axé sur la compétence de la communication orale et écrite. Ils sont inquiets et se posent de nombreuses questions parce qu’à l’étape de la préparation de leur cours d’introduction à l’informatique, ils estiment être dépourvus de ressources et d’outils didactiques de référence rédigés en créole et dont ils ont besoin: glossaires, lexiques et dictionnaires du domaine de l’informatique, thésaurus des domaines d’emploi génériques, spécifiques et apparentés, documents techniques de référence, mode d’emploi des appareils informatiques, cadre de référence curriculaire pour l’enseignement en créole des sciences et des techniques, accès à des traducteurs professionnels des sciences et des techniques, instance régulatrice des terminologies scientifiques et techniques en langue créole, etc. Également, ils sont inquiets parce qu’il leur faut concevoir, penser et élaborer en créole un enseignement pour lequel ils ont été formés en français avec parfois un fonds documentaire en langue anglaise. Et ils sont parfaitement conscients qu’ils ne sont pas dépositaires d’une qualification universitaire en didactique créole, pas plus qu’ils n’ont à leur portée un référentiel didactique rédigé en créole et au moyen duquel le ministère de l’Éducation nationale aurait pu prétendre modéliser à l’échelle nationale l’enseignement des sciences et des techniques en langue maternelle créole.

Les deux enseignants se demandent comment traduire en créole à la fois les mots, les idées, les concepts, les aires sémantiques d’intellection des réalités nouvelles notamment en sciences et dans les domaines techniques, et comment formuler la phraséologie (le «discours savant didactisé » sur un savoir scientifique et technique spécifique) devant véhiculer en contexte scolaire la transmission d’un corps d’idées consignées dans des ouvrages écrits pour l’essentiel en français et dans bien des cas en anglais. Ils se demandent par exemple comment nommer et expliquer en créole une suite de notions qui, en français, appartiennent au domaine de l’informatique ou à des domaines apparentés: adresse IP, ADSL, antivirus, application logicielle, arborescence, avatar, barre de défilement, barre de tâches, barre d’outils, barrette de mémoire, carte graphique, curseur, cyberattaque, cybercriminalité, haut débit, dégroupage partiel, écran tactile, intranet, extranet, traitement automatique de l’information, interface, mémoire vive, microprocesseur, périphérique, routeur, système d’exploitation, télémaintenance, téléconférence, téléverser, télétravail, terminal, téléachat, unité centrale, utilitaire… Vouloir et devoir exprimer en créole les réalités, les idées et les technologies nouvelles auxquelles renvoient ces termes du vocabulaire français de l’informatique confère un sentiment de dénuement à ces deux enseignants. Comment faire, par quoi commencer et où puiser les ressources terminologiques nécessaires en créole? Faut-il simplement calquer, reproduire à l’identique des mots français ou anglais en créole, ou tenter de leur trouver des équivalents adaptables appartenant éventuellement à d’autres domaines, ou créer des mots nouveaux (des néologismes de forme ou de sens) conformes au système de la langue créole et à la culture haïtienne?

L’inquiétude et les nombreuses questions que se posent ces deux enseignants renvoient toutes à la problématique de l’aménagement du créole dans le système éducatif national et à celle, essentielle et incontournable, de la didactisation de cette langue (voir le livre collectif «La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti», par Robert Berrouët-Oriol et al., Éditions Zémès, Port-au-Prince, et Éditions du Cidihca, Montréal, 382 pages, mai 2021). De manière générale, où en est-on aujourd’hui en Haïti en ce qui concerne l’aménagement du créole dans le système éducatif national? Au niveau institutionnel et à l’échelle nationale, l’État a-t-il pris des mesures pour encadrer juridiquement et répondre aux exigences didactiques de l’aménagement du créole en salle de classe notamment pour les matières scientifiques et techniques? En quoi l’enseignement des sciences et des techniques en langue maternelle créole constitue-t-il un défi aux multiples facettes?

Le défi de l’élaboration en langue créole de glossaires, lexiques et vocabulaires spécialisés

Dans un premier temps, il est utile de rappeler que le créole est une langue relativement jeune et dont l’apparition remonte au XVIe siècle comme le précise le linguiste Georges Daniel Véronique dans sa rigoureuse et ample étude, «Créolisation et créoles», parue dans le livre collectif «La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti». À titre de comparaison, on retiendra que la Chine a une histoire quatre fois millénaire et que le mandarin standard, langue officielle, y est parlé depuis ces temps lointains. Bien qu’elle soit jeune, la langue créole possède la capacité, sur différents registres de la communication, de dénommer toutes les réalités de la vie de tous les jours dès lors que les locuteurs connaissent et vivent ces réalités. Mais elle le fait au périmètre de la langue générale et usuelle, et non pas à l’intérieur des frontières des langues des techniques et des spécialités nouvelles pour lesquelles elle n’a pas encore élaboré un vocabulaire spécifique. (L'appellation «langue de spécialité» ne désigne pas une langue à part, mais une terminologie, une syntaxe et une organisation discursive qui visent la non ambiguïté de la communication dans un domaine scientifique et technique particulier.) Il faut savoir qu’une langue naturelle ne sait pas comment désigner des réalités, des objets, des idées, des concepts qu’elle n’a pas encore rencontrés dans diverses situations de communication entre les locuteurs natifs. Par exemple, le français du 19e siècle ne savait pas comment désigner les réalités que recouvre le terme «spationaute» parce que le domaine de la conquête spatiale n’avait pas encore été exploré et était de ce fait inconnu des locuteurs. Le créole parlé sur les plantations de la colonie de Saint-Domingue ne possédait ni le vocabulaire ni le cadre conceptuel de la télématique, de la génomique et des nano particules puisque ces champs d’activité scientifique n’existaient pas à cette époque. L’apparition de l’informatique en Haïti ainsi que le développement de la téléphonie mobile au cours des dernières années ont donc créé des besoins langagiers nouveaux et le créole s’y trouve confronté comme l’ont été ailleurs la langue arabe, l’ewe, le lingala, etc. Contrairement à ce que laisse entendre une certaine vulgate populiste/essentialiste portée par quelques tenants de l’unilatéralisme «créoliste», le créole n’est pas à priori une «langue scientifique» au sens où il serait déjà bien outillé pour exprimer toutes les sciences et toutes les techniques à l’aide d’un vocabulaire dédié, spécifique, et à l’aide d’un appareillage conceptuel ayant déjà été didactisé. En revanche il est appelé à le devenir au fur et à mesure qu’il saura s’approprier et exprimer les sciences et les techniques nouvelles de la manière la plus conforme à son système grammatical et à la culture des sujets parlants.

Aujourd’hui en Haïti, l’enseignant désireux de donner entièrement en créole un cours dans un domaine spécialisé des sciences et des techniques dispose de très peu d’outils traductionnels, lexicologiques et terminologiques pour le faire. Le corpus lexicographique et dictionnairique du créole haïtien comprend un nombre limité de titres, très rarement rédigés uniquement en créole et ils sont conçus la plupart du temps en édition bilingue ou portant plus rarement sur la terminologie d’un domaine spécifique. En voici quelques exemples: «Dictionnaire français-créole» de Jules Faine (Éditions Leméac, 1974); «Diksyonnè kréyòl-franse» de Lodewijik Peleman, Éditions Bon nouvèl, 1976; «Éléments de lexicographie bilingue: lexique créole-français» de Ernst Mirville (Biltin Institi lingistik apliké, Pòtoprins, no 11: 198-273, 1979): «Leksik elektwomekanik kreyòl, franse, angle, espayòl» de Pierre Vernet et H. Tourneux (dir.), Port-au-Prince, Fakilte lengwistik aplike, Inivèsite Leta Ayiti, n.d.; «Haitian Creole-English Bilingual Dictionnary» d’Albert Valdman (Creole Institute, Indiana University, 2007); «Dictionnaire français-créole / Diksyonè kreyòl-franse» par Jocelyne Trouillot, CUC  Université caraïbe, 2007. Quant à lui, le «Diksyonè kreyòl Vilsen » est paru en 1994 en Floride chez Educavision; certaines sources font remonter la première édition à 1990. Ce dictionnaire créole unidirectionnel, rédigé par Féquière Vilsaint et Maud Heurtelou, a été réédité en 1997, en 2003, en 2007 et en 2009. Nous avons fait un compte-rendu critique de cet ouvrage sous le titre «Le traitement lexicographique du créole dans le « Diksyonè kreyòl Vilsen» (Le National, 22 juin 2020). Au terme d’une évaluation rigoureuse, nous avons conclu que le «Diksyonè kreyòl Vilsen », en raison de ses lourdes lacunes conceptuelles, méthodologiques et lexicologiques, de l’inadéquation, de l’approximation ou de la fausseté de nombreuses définitions ainsi que l’absence d’un métalangage adéquat en font un ouvrage très peu fiable, qui se consulte difficilement et qui ne peut servir de référence crédible aux usagers, en particulier aux élèves, aux enseignants et plus largement aux langagiers. Dans l’article «Le traitement lexicographique du créole dans le «Glossary of STEM terms from the MIT – Haïti Initiative » (Le National, 21 juillet 2020), nous avons également procédé à l’analyse critique du «Glossary of STEM terms from the MIT – Haïti Initiative», un lexique de 859 entrées mis en ligne il y a quelques années par la «Platfòm MIT-Ayiti» dans le cadre d’un projet éducatif actuellement en cours d’exécution à l’école Matènwa de l’île de La Gonâve. Notre évaluation a été faite selon trois critères analytiques: (a) le projet/programme éditorial de ce lexique bilingue anglais-créole; (b) le choix et la représentativité de la nomenclature: et (c) la conformité méthodologique et l’adéquation des équivalents créoles des rubriques traductionnelles. Rigoureuse et objective, notre analyse a montré qu’en raison de ses lourdes lacunes conceptuelles, méthodologiques et lexicologiques, ce «Glossary», ne répond pas aux normes de la lexicographie professionnelle et il ne peut être recommandé par les linguistes comme outil dans l’apprentissage en créole des mathématiques, des sciences et des technologies. Pré-scientifique et pré-lexicographique, ce «Glossary», pour l’essentiel, est un bricolage fantaisiste d’équivalents donnés pour des termes créoles mais qui à l’analyse sont des mots «habillés» d’une douteuse «enveloppe sonore créole» et qui sont dépourvus de rigueur d’équivalence notionnelleLes équivalents créoles ne sont pas conformes au système de la langue créole, ils sont fantaisistes, inadéquats, erratiques, hasardeux et non opérationnels, et ces aberrations traductionnelles qu’un locuteur créolophone ne peut en aucun cas comprendre ne peuvent qu’handicaper lourdement la transmission en créole des connaissances et des savoirs scientifiques et techniques. Voici quelques exemples des aberrations traductionnelles du «Glossary of STEM terms from the MIT – Haïti Initiative»: «rezistans lè», «pis kout lè», «epi plak pou replik sou», «konpayèl bazik», «entegral sou liy», «analiz pou yon makonnay regresyon», «lwa gaz ideyal»… Le «modèle» pédagogique que prétend instituer la «Platfòm MIT-Ayiti» à travers le pays, avec comme outil principal d’apprentissage un lexique pré-scientifique et pré-lexicographique enfermé dans le brouillard de l’amateurisme, présente donc de dommageables et très grandes lacunes pour l’enseignement en créole des sciences et des techniques.

Ainsi se trouve exemplifié l’un des plus grands défis de l’enseignement en langue maternelle créole des sciences et des techniques : la quasi-absence d’outils lexicographiques et terminologiques rigoureusement élaborés selon la méthodologie de la lexicographie professionnelle. Hormis le «Haitian Creole-English Bilingual Dictionnary» d’Albert Valdman (Creole Institute, Indiana University, 2007) qui, par sa rigueur et sa grande cohérence méthodologique, constitue un modèle fiable d’élaboration d’une œuvre dictionnairique, très peu d’ouvrages lexicographiques produits en Haïti ces trente dernières années peuvent servir de référence dans l’enseignement en créole. À contre-courant des sciences du langage, l’amateurisme des uns se conjugue au dilettantisme des autres, et l’observation de terrain montre bien que nombre de documents sont rédigés en créole par des rédacteurs la plupart du temps sans qualification reconnue en didactique, en traduction scientifique et technique ou en lexicologie. Quarante-deux ans après la réforme Bernard de 1979, trente-quatre ans après la co-officialisation du créole et du français par la Constitution de 1987, Haïti a donc produit très peu d’outils lexicologiques et terminologiques en langue créole en support à l’enseignement. Cela s’explique, de manière générale, par l’absence d’une politique linguistique éducative qui aurait dû être élaborée en lien avec la politique d’aménagement simultané des deux langues de notre patrimoine linguistique historique, le créole et le français, et cette politique nationale se fait toujours attendre. Cela s’explique également, au niveau de la gouvernance politique du pays, par le fait que l’État haïtien n’a pas de véritable projet éducatif sinon celui d’assurer le statu quo de la reproduction d’un système sclérosé et obsolète engoncé dans l’irrationnel de multiples «plans», «circulaires», «directives» et «révisions curriculaires».

Le défi de l’élaboration en langue créole de glossaires, lexiques et vocabulaires spécialisés renvoie à l’incontournable nécessité de disposer des outils scientifiques de fabrication de ce type de produits langagiers ainsi qu’à celle de la formation universitaire et professionnelle en lexicologie et en terminologie. Il s’agit de dépasser le stade artisanal, approximatif ou autodidacte de nombre de documents rédigés en créole pour penser et produire ces outils sur des bases scientifiques reconnues et éprouvées (voir notre article  «Dictionnaires et lexiques créoles: faut-il les élaborer de manière dilettante ou selon des critères scientifiques?», Le National, 28 juillet 2020). Pareil défi interpelle également la nécessité de faire œuvre collective et institutionnelle –à rebours des initiatives strictement personnelles et solitaires--, par la mutualisation des compétences et des ressources financières et par la mise à contribution de la précieuse expérience des enseignants. En l’état actuel de raréfaction des ressources lexicologiques et financières, et alors même qu’il faudrait dès maintenant traduire en créole un volume imposant de documents scientifiques et techniques, nous faisons à visière levée le plaidoyer pour que la direction académique du premier et futur vaste chantier traductionnel et terminologique d’Haïti soit assurée par l’institution universitaire qui en a vocation. Ainsi, l’élaboration en langue créole de glossaires, lexiques et vocabulaires spécialisés pour l’enseignement des sciences et des techniques en langue maternelle créole devrait être l’une des missions centrales de la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti. Un si vaste chantier lexicographique et terminologique, nous le souhaitons, pourrait être conduit par des enseignants-chercheurs avec l’aide d’étudiants formés à la recherche.

Le défi d’une vaste enquête sociolinguistique nationale pour mieux comprendre les enjeux de l’enseignement en créole des sciences et des techniques

Il existe certes un enseignement traditionnel des sciences en Haïti, celui qui couvre les mathématiques, la chimie, la physiologie, la physique et les sciences de la terre. Cet enseignement a cours au secondaire comme à l’université, et il est dispensé règle générale en français à l’aide de manuels rédigés en français et sur le mode du récitatif des contenus appris «par-cœur». Dans l’état actuel des connaissances issues de l’observation de terrain, aucun document public, ces quarante dernières années, n’a fourni un bilan analytique ciblant le profil linguistique d’un tel enseignement dispensé dans les écoles publiques (20% de l’offre éducationnelle) et dans les écoles privées (80% de l’offre éducationnelle). Le constat est le même pour les écoles et instituts qui dispensent un enseignement technique spécialisé, de sorte que l’on ne sait pas à l’heure actuelle si les écoles de ce secteur offrent des cours d’informatique, d’électricité, de mécanique etc. en langue créole. Or pour intervenir efficacement sur une réalité, pour offrir des programmes et des cours en langue maternelle créole en conformité avec la didactique de la langue maternelle, le point de départ devrait être la connaissance des caractéristiques linguistiques de cette réalité, de ses enjeux et des ressources dont on dispose (matériel pédagogique, qualification des enseignants, etc.).

Ainsi, en ce qui a trait à l’enseignement des matières scientifiques traditionnelles (mathématiques, chimie, physique, sciences de la terre) et à celui des disciplines nouvelles plus ou moins implantées en Haïti (informatique, bureautique, télématique, téléphonie assistée, biosciences, géosciences, climatologie, etc.), il est attesté que l’État haïtien ne dispose ni de bilans sectoriels ni de bilans d’ensemble permettant de savoir de manière rigoureuse en quelle(s) langue(s) l’enseignement est dispensé dans les matières scientifiques et techniques. Les informations incomplètes dont on dispose vont dans le sens d’une massive prédominance de l’emploi du français, et un nombre indéterminé d’enseignants a recours au créole pour illustrer, «expliquer» et faire comprendre des contenus de cours à des élèves et à des étudiants en majorité de langue maternelle créole. Ce qu’il faut surtout retenir de cette pratique enseignante est le rôle d’instrument d’appoint conféré au créole dans la dynamique d’un enseignement où prédomine le français. Le créole joue ainsi le rôle d’une béquille communicationnelle, d’une roue de secours: il n’est pas utilisé comme premier outil de transmission des connaissances et des savoirs dans le cadre d’une intervention pédagogique planifiée en langue créole, à l’aide d’outils pédagogiques modernes rédigés en langue créole et dans le but d’assurer un enseignement de qualité dans la langue maternelle des apprenants.

Pareil constat est lui aussi en lien avec le «mur du refus» de certains puissants hauts cadres dirigeants du ministère de l’Éducation nationale qui, quoique de langue maternelle créole, sont opposés à son aménagement dans l’École haïtienne. Ce constat est également en lien avec l’inexistence d’une politique linguistique éducative dans l’ensemble du système éducatif national alors même qu’une telle politique est réclamée par nombre d’éducateurs depuis plusieurs d’années. Il s’agit là manifestement d’un frein majeur à l’aménagement du créole dans le système éducatif national, et ses effets contre-productifs devront être mieux connus à l’aide d’une enquête sociolinguistique d’envergure nationale. Plusieurs enseignants, attentifs et concernés par l’enseignement en créole des sciences et des techniques, nous ont fait remarquer que la plus grande institution d’enseignement supérieur du pays, l’Université d’État d’Haïti, ne dispose toujours pas d’un énoncé de politique linguistique comme c’est habituellement le cas dans les universités à travers le monde. À titre d’exemple, la «Politique linguistique de l’Université de Montréal», adoptée en 2001, a été promulguée afin de «préciser le régime institutionnel qui encadre l’utilisation du français comme langue des études, du travail et des communications». La question linguistique haïtienne pouvant être un véritable enjeu de pouvoir et de positionnement sur l’échelle subjective, discriminatoire et stéréotypée de l’ascension sociale, on a vu le Rectorat de l’Université d’État d’Haïti à la manœuvre dans les démarches qui ont abouti à la création prématurée de l’Académie du créole haïtien (AKA) en 2014. Soutenue par relative une majorité de parlementaires affairistes souvent grassement rétribués par l’Exécutif néo-duvaliériste aux ordres des cagoulards tontonmakout du PHTK, la loi portant création de l’Académie créole a été votée en version créole uniquement, ce qui constitue une violation de l’article 40 de la Constitution de 1987 relative à la production et à la diffusion de tous les documents de l’État haïtien dans les deux langues officielles du pays, le créole et le français. Il faut prendre toute la mesure que le Rectorat de l’Université d’État d’Haïti, membre fondateur de l’Académie créole, n’a toujours pas adopté de politique linguistique éducative pour l’enseignement supérieur, et, à l’instar des nombreuses universités privées du pays, il n’a produit aucun référentiel destiné à encadrer et à guider les différentes Facultés de l’UEH quant à l’enseignement dans la langue maternelle créole. Le constat est le même pour l’Académie créole qui, incapable d’élaborer un cadre de référence linguistique pour l’enseignement en langue maternelle créole, se contente de faire la promotion de slogans verbeux et poudre-aux-yeux du type «bay kreyòl la jarèt» et d’accords de coopération fantaisistes, irréalistes et sans lendemain avec le ministère de l’Éducation nationale (voir là-dessus nos articles «Accord du 8 juillet 2015 / Du défaut originel de vision à l’Académie du créole haïtien et au ministère de l’Éducation nationale», Montréal, 15 juillet 2015, et «Maigre bilan de l’Académie du créole haïtien (2014-2019) : les leçons d’une dérive prévisible», Le National le 5 avril 2019). L’expérience a amplement montré, depuis 2014, que ni le Rectorat de l’Université d’État d’Haïti ni l’Académie créole –qui n’a qu’un mandat déclaratif juridiquement non contraignant, donc nullement exécutif--, n’ont formulé publiquement un quelconque projet en vue d’instituer un véritable aménagement du créole dans le système éducatif national (Écoles et Universités confondues) et encore moins pour l’enseignement en créole des sciences et des techniques. Il est attesté que ces deux structures n’ont ni la vision ni les compétences intellectuelles et professionnelles pour le faire, et il faut se garder de confondre la présence de plus en plus marquée du créole sur les réseaux sociaux et dans la presse parlée avec la réalité qu’il est peu aménagé, mal aménagé et très peu encadré dans le système éducatif national.

Le régime linguistique institutionnel de l’École haïtienne comme celui des universités du pays souffre donc de très lourdes lacunes: il se caractérise par la reproduction sociale, politique et symbolique de l’usage dominant du français, par l’absence d’une politique d’État de transmission des connaissances en langue maternelle créole et par de très lourdes carences instrumentales au niveau des outils pédagogiques en langue créole. Un tel régime linguistique perdure dans le déni systémique des droits linguistiques de l’ensemble des locuteurs, unilingues créolophones et bilingues créole-français, et il constitue un obstacle de premier plan à l’enseignement des sciences et des techniques en langue maternelle créole. Cela s’exemplifie tant dans le champ raréfié de la lexicographie et de la terminologie créoles que dans celui du cadre curriculaire erratique de l’École haïtienne récemment élaboré par le ministère de l’Éducation nationale à travers son «Cadre d’orientation curriculaire pour le système éducatif haïtien / Haïti 2054» (version de décembre 2020) dont l’objectif principal est de constituer la «norme qui détermine[ra] les contenus et la forme de l’enseignement» de l’École haïtienne (p. 61). Nous avons analysé les lourdes lacunes de ce «Cadre d’orientation curriculaire» dans notre article «L’aménagement du créole à l’épreuve du «Cadre d’orientation curriculaire» du ministère de l’Éducation d’Haïti» (Le National, 2 mars 2021), et mis en lumière les raisons pour lesquelles il ne comprend même pas un chapitre entier dédié spécifiquement à l’aménagement linguistique dans le système éducatif national, alors même que ce document, qui entend instituer une «norme» et un «guide stratégique» pour les prochaines décennies, soutient avoir consigné, sans l’élaborer, «La politique linguistique définie par le MÉNFP» (p. 40). Rachitiques, les préconisations linguistiques du «Cadre d’orientation curriculaire» figurent de manière dispersée dans plusieurs sous-chapitres, ce qui s’explique aisément par le fait que contrairement à l’affirmation relevée à la page 40 de ce document, «La politique linguistique définie par le MÉNFP» ne constitue pas un axe central ou prioritaire dans la vision des décideurs du ministère de l’Éducation nationale. De telles carences de vision et d’orientation linguistique s’apparient d’ailleurs au contenu d’un précédent document ministériel qualifié lui aussi de «stratégique» par ses auteurs et que nous avons évalué dans l’article «Un «Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028» en Haïti dénué d’une véritable politique linguistique éducative» (Le National, 31 octobre 2018). Dans tous les cas de figure, la question linguistique dans l’enseignement en Haïti –et singulièrement le droit à la langue maternelle créole--, demeure le parent pauvre de tous ces documents dits «d’orientation stratégique» qui entendent modéliser l’enseignement pour les années à venir.  

L’examen des documents accessibles indique que la fabrication des très rares instruments traductionnels et terminologiques en langue créole n’a pas été menée à la suite de l’identification de besoins langagiers au moyen d’une enquête sociolinguistique d’envergure nationale. Aujourd’hui, l’État haïtien dispose de très peu de données analytiques pour guider sa réflexion et son action, notamment en ce qui a trait à l’enseignement en langue maternelle créole des sciences et des techniques. Sans perdre de vue que l’enseignement en langue maternelle créole des sciences et des techniques ne se limite pas et ne se réduit pas à l’élaboration de glossaires, lexiques et vocabulaires spécialisés, l’observation empirique permet de poser l’impérieuse nécessité de disposer, en amont, d’une vaste enquête nationale sur l’enseignement en créole des sciences et des techniques. Il s’agit de savoir, sur le plan linguistique, qui fait quoi, où, quand et comment, avec quels instruments pédagogiques et en fonction de quels objectifs. En clair, il s’agit d’élaborer un diagnostic systématique et d’envergure nationale de l’état d’aménagement du créole dans l’ensemble du processus d’enseignement des sciences et des techniques et d’établir la nature et les finalités des enjeux ayant cours. Ce diagnostic devra également éclairer la typologie et le contenu linguistique des ressources actuellement disponibles sur le marché scolaire haïtien tout en fournissant d’utiles données sur la nécessité de la qualification des enseignants en didactique créole.

En raison des enjeux majeurs que l’on peut anticiper, nous faisons à visière levée le plaidoyer pour que la direction académique de cette première et future vaste enquête sociolinguistique sur l’enseignement en créole des sciences et des techniques soit assurée par l’institution universitaire qui en a vocation. Cette enquête devrait être l’une des missions centrales de la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti (FLA). Le défi d’une vaste enquête sociolinguistique nationale pour mieux comprendre les enjeux de l’enseignement en créole des sciences et des techniques devrait faire l’objet d’un partenariat institutionnel novateur et fécond entre la FLA, la Faculté des sciences et l’Institut des sciences, des technologies et des études avancées d’Haïti (ISTEAH) fondé par le GRAHN. Cette enquête permettra de valider, tout en la confortant, la vision selon laquelle «La politique linguistique éducative doit être, en Haïti, au cœur de la refondation du système éducatif national» comme nous l’avons établi dans l’article ainsi titré paru au National le 20 septembre 2018. S’il s’avère que l’enseignement en créole des sciences et des techniques devrait être aujourd’hui une priorité de premier plan dans le système éducatif national, il ne faut pas en cela perdre de vue le droit des locuteurs haïtiens à l’acquisition rigoureuse, forte, méthodique et compétente de la langue seconde, le français, conformément à l’esprit de l’article 5 de la Constitution de 1987 et aux préconisations de la Déclaration universelle des droits linguistiques votée à Barcelone en 1996. Il s’agit là d’un choix de société et d’un choix politique comme nous l’avons exposé dans deux articles complémentaires: «Partenariat créole/français – Plaidoyer pour un bilinguisme de l’équité des droits linguistiques en Haïti» (Le National, 7 novembre 2019) et «Partenariat créole/français – L’enseignement en langue maternelle créole et l’apprentissage précoce de la langue seconde en Haïti: pistes de réflexion» (Le National, 20 novembre 2019).

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Viré monté