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Contes créoles

Contes divers

Petit Chica

Quelques contes créole
recueillis par Mme Schont, 1935.

Procyon minor

Rakoon, raton laveur de la Guadeloupe (Procyon minor). Photo F.Palli

Un fermier très riche avait trois fils. Les deux aînés étaient déjà grands, le dernier était petit, chétif et malingre. Ses frères lui faisaient des misères parce qu'il était faible. Par dérision, on l'appelait Petit Chica ou Ti-Chica, car les chiques s'acharnaient sur ses petits pieds. Le père possédait un vaste champ de fleurs: de roses, de mousseline, de pâquerettes, de myosotis et toutes sortes d'autres fleurs.

Chaque nuit, des bêtes, que personne n'avait pu surprendre, venaient dévaster le champ. Le père était déjà vieux; il ne pouvait faire la garde pour surprendre les voleurs.

*

Le premier fils lui dit: «Père, je me charge d'aller surveiller le champ.»

Il prit des provisions, des armes, et partit; mais c'était un fainéant. Sitôt huit heures arrivées, il se laissait gagner par le sommeil. Le matin, à son réveil, il vit le champ dévasté. Le père, comme à l'ordinaire, vint faire sa tournée d'inspection; il trouva le champ dévasté comme par le passé, et, les jours suivants, il en fut toujours ainsi. Le père se fâcha, et, à bout de patience, il rappela son fils aîné.

*

Le cadet demanda au père de prendre la garde à la place de l'aîné.

Mais, il eut beau faire, il s'endormit aussi et n'arriva pas à surprendre l'ennemi. Le père patienta quelque temps, et puis, fâché, le rappela.

*

Petit Chica s'offrit alors à son père pour faire la garde. On se moqua de lui.

Les frères lui dirent: «Petit Chica, nous qui sommes plus forts que toi, nous n'avons pas réussi ; comment veux-tu, toi, poussière de la terre, faire mieux que nous!»

Petit Chica répondit: «Laissez-moi toujours garder le champ: vous verrez bien.»

Petit Chica pria tant son père, que celui-ci finit par l'envoyer à la garde du champ.

Il lui donna un petit morceau de pain pour son dîner, avec un peu de morue. Petit Chica emporta son petit couteau, en guise d'arme, et quelques citrons, car il avait réfléchi à un moyen de se tenir éveillé.

Vers minuit, il se sentit «enlevé» par le sommeil. Avec son petit couteau, il se fit des entailles dans le bout des doigts, et y fit couler du jus de citron. Cela brûlait terriblement, et la souffrance le tint éveillé.

Et chaque fois que la souffrance diminuait, il se faisait d'autres entailles, et pressait le jus de citron dessus. Ainsi il était encore éveillé à 2 heures du matin, à cette heure-là, par le clair de lune qui baignait le champ, il vit tout à coup descendre du ciel des chevaux: sept jolis chevaux. Mais il put distinguer la couleur des trois premiers seulement.

Le premier était tout blanc; le deuxième était rouge, et le troisième était couleur de café au lait.

Les chevaux descendirent tous dans le champ et se mirent à manger des fleurs.

Alors Ti-Chica rassembla toutes ses forces et alla au devant du premier qui était comme le chef de la bande.

Il l’empoigna par la crinière et lui demanda: «Qui t'a donné le droit de dévaster le champ de mon père?»

Le cheval répondit: «Nous venons du ciel; nous sommes les chevaux du Bon Dieu. Les fleurs sont notre nourriture préférée, et ici elles sont plus belles qu'ailleurs: c'est pourquoi nous venons les manger ici. Si tu nous permets de partir, nous te promettons de te sauver de tous les dangers que tu courras, de t'aider à vaincre tous les obstacles.»

Et chaque cheval lui donna unetouffe de poils de sondos, de la place où l'on pose la selle.

Puis, celui qui lui avait parlé lui donna une formule qu’il devait prononcer pour les appeler au secours ou à son service, en cas de besoin.

Et ils partirent.

*

Le lendemain matin, le père vint faire sa tournée et trouva le champ moins dévasté qu'à l'ordinaire. Il félicita Petit Chica, en lui recommandant de faire encore mieux attention.

Mais Ti-Chica refusa en disant qu'il aimait mieux vivre près de ses frères et il retourna auprès de ses frères, et personne ne sut rien du secret qu'il avait surpris. Aux questions qu'on lui posait, il répondait qu'il n'avait rien vu.

De retour au château, il fut encore plus tourmenté par ses frères qu'auparavant; ils étaient jaloux des félicitations que le père lui avait exprimées.

*

Ils restèrent ensemble quelque temps, mais un beau jour, il vint à la tête des deux aînés d'aller chercher aventure de par le monde. Ils demandèrent au père leur part d'héritage; le père les leur distribua, aussi bien qu'à Ti-Chica.

Les grands frères partirent en défendant au petit de les suivre. En route, à un tournant du chemin, ils virent que Ti-Chica les suivait. Ils le rouèrent de coups, lui donnèrent un grand coup de pied, mais Petit Chica les suivait toujours; ils ne purent s'en débarrasser.

Ils s'arrêtèrent dans une auberge, et prirent pension chez une vieille femme. Ils menèrent une vie de bambocheurs et ne travaillèrent pas. Avec leur part d'héritage ils s'achetèrent des complets de laine, des chevaux, des letchis1: bref, toutes choses inutiles, superflues et chères, mais n'en donnaient jamais rien à Ti-Chica à qui ils avaient pris d'ailleurs, le premier soir, sa part d'héritage. Le petit dut coucher à la cuisine où il y a «les trois trois partout»2, à côté du foyer. Ses cheveux se couvraient de cendres. Ses vêtements se fripaient et s'usaient.

*

Mais un jour, le Roi du pays chercha un mari pour sa fille. Pour devenir l'époux de la fille du Roi, il fallait remplir certaines conditions. Il fallait être un beau «chevalier»3 et pouvoir sauter, à cheval, par dessus le château du Roi. De chaque côté du palais il y avait un précipice. Tous les cavaliers qui avaient essayé, tombaient dans le premier précipice, parce qu'ils prenaient mal leur élan.

Les frères de Ti-Chica voulurent prendre part au concours, mais, déjà, leur argent ne suffisait plus pour s'équiper, et ils durent faire un emprunt.

Naturellement, ils ne surent pas réussir l'épreuve; ils tombèrent dans le précipice; ils en furent quittes: l'un pour un bras cassé, l'autre un pied cassé, et ils revinrent en piteux état. Petit Chica, qui n'était jamais sorti, que l'on tenait comme «confit en boîte», apprit la chose par ses frères; il entendit qu'ils en parlaient. Il se dit: «Voici le moment d'appeler à mon secours les chevaux célestes.»

*

Il sortit de la maison, profitant de l'absence de ses frères, chipa 50 centimes a la vieille femme, et acheta de l'encens et du benjoin. Il alla dans une vieille écurie, prit en main une des touffes de poils que lui avaient données les chevaux: celle du troisième cheval, du cheval café au lait; il alluma l'encens et le benjoin et récita la formule que lui avaient apprise les chevaux.

Sitôt finie la prière, il vit apparaître le cheval café au lait bien sellé, portant sur la selle le costume d'un beau chevalier. Ti-Chica mit le costume et fut «changé de figure». Il n'était plus un petit être chétif; il était maintenant un fringant cavalier. Il monta sur le cheval qui l'emporta au galop, et arriva près de la maison du Roi. Il y avait beaucoup de monde assemblé là, pour voir les concurrents. Parmi eux, il y avait aussi les frères de Ti-Chica.  On n'avait jamais vu un si beau cavalier, ni un si beau cheval.

D'un bond, le cheval franchit les précipices et le Palais. Puis cheval et cavalier disparurent dans une sorte de nuage. En une seconde, le cheval rapporta Ti-Chica là où il était venu le prendre.

*

Ti-Chica s'empressa de rentrer à l'auberge. Un instant après, ses frères revinrent. Ils parlaient du beau cavalier et du cheval inconnu. Ils bousculèrent Ti-Chica comme d'habitude, en lui disant: «Tu n'es jamais là pour voir les belles choses.» Petit Chica répondit: «Vous ne m’emmenez jamais. Comment ferai-je pour voir les belles choses?»

Le second frère répéta: «Une poussière de terre comme toi, comment peux-tu prétendre qu'on t'emmène partout!»

La conversation s'arrêta là. Mais personne ne connaissait le cavalier qui avait réussi l'épreuve.

*

Le Roi fit savoir partout que le cavalier devait revenir faire l'épreuve et se présenter au Roi.

Ti-Chica l'apprit par les conversations de ses frères. Il retourna à l'écurie. Cette fois, il emporta la touffe de poils du cheval rouge, et, après qu'il eût dit la prière, le cheval rouge apparut, apportant un costume galonné de rouge. Ti-Chica endosse le costume, monte sur le cheval qui lui recommande de ne pas se présenter au Roi après l'exploit, arrive devant le précipice, prend son élan et saute. Tout le monde attendit qu'il vint se présenter, mais, comme la fois précédente, il disparut dans un nuage.

Le cheval alla le déposer à l'endroit où il l'avait pris. Ti-Chica retourna chez ses frères qui n'étaient pas encore rentrés. À leur retour, ils le traitèrent encore une fois fort mal, lui disant: «Tu n'es qu'un avorton, tu n'es pas fait pour être un homme. Si tu avais vu le noble cavalier qui a si bien enjambé le palais, tu serais devenu fou d'admiration. Tu aurais perdu la tête.» Ti-Chica répondit: «Ce n'est pas de ma faute.»

*

Cette fois, le Roi se fâcha, et il fit publier que le cavalier devait refaire l'épreuve encore une fois.

Et il disposa des soldats près du palais; ils devaient, au moment de l'enjambée, tirer un coup de fusil, pour blesser, non tuer, mais blesser le cavalier. Ils tiraient avec des balles spéciales, portant le sceau royal. On pourrait ainsi retrouver le cavalier, a l'aide du projectile que les médecins du Roi retireraient du corps du blessé.

Le lendemain, Ti-Chica appela le cheval blanc; il apparut, portant dans sa bouche un costume blanc galonné d'or. Ti-Chica endossa le costume, enjamba le cheval, et le cheval l'avertit quelle épreuve l'attendait, et que la blessure le trahirait, mais lui apporterait aussi le bonheur.

Ti-Chica partit, prit l'élan, sauta. Une balle l’atteignit au genou droit, mais au lieu de disparaître dans un nuage comme les deux premières fois, le cheval se retourna, et Ti-Chica put voir, à sa fenêtre, la fille du Roi qui contemplait le chevalier.

Le cheval le porta sous la fenêtre de la Belle, et il put donner à la fille du Roi la bague de fiançailles que le cheval lui avait apportée. La fille du Roi se pencha vers lui et l'embrassa. Puis le cheval, après avoir porté Ti-Chica a l'écurie, disparut.

Ti-Chica boitait et se rendit aussitôt qu'il put chez ses frères. Sitôt arrive, il se coucha. Les frères rentrèrent bientôt et s'entretenaient du nouvel exploit, oubliant tout à fait de s'occuper de Ti-Chica qui avait la fièvre.

*

Le lendemain, les médecins du Roi, après avoir visité toutes les maisons, vinrent aussi chez les frères de Ti-Chica; mais ils partirent sans trouver le blessé.

Après avoir fait un recensement, les secrétaires du Roi trouvèrent qu'il manquait au nombre des habitants un homme de l’âge de 21 à 22 ans.

Les médecins du Roi refirent une enquête sérieuse, et revinrent chez les frères de Ti-Chica, en leur disant: «N'avez-vous pas un autre frère ?» Les frères se hâtèrent de dire: «Nous avons bien un frère: c'est Ti-Chica. Mais il ne compte pas ; il ne faut même pas lui parler. C'est «poussière de terre», ce n'est pas un homme.» Par ordre du Roi, les médecins dirent: «Il faut quand même le voir.» Ils appelèrent Petit Chica qui grelottait de fièvre, mais il ne pouvait pas venir à cause de sa blessure.

Un des frères, le cadet, l'empoigna par la peau du dos, et le lança devant les médecins qui découvrirent sa blessure et la balle marquée au sceau du Roi.

Les frères s'évanouirent d'étonnement, et s'agenouillèrent devant lui, lui demandant pardon de toute leur méchanceté.

Petit Chica leur pardonna et alla avec les médecins auprès du Roi, vêtu de son costume souillé et déchiré, les cheveux pleins de cendre, et ses pieds pleins de chiques.

Au milieu du voyage, il s'excusa un moment et appela son cheval blanc qui répondit à son appel, et Petit Chica fut instantanément transformé en un beau cavalier, vêtu d'un riche costume tout chamarré d'or.

*

Il arriva à la cour du Roi, descendit du cheval et se présenta au Roi qui le reçut en grande pompe. Il y eut de beaux discours,.et, à la fin, ils fixèrent la date du mariage.

En attendant ce jour, Petit Chica allait voir sa bien-aimée.

Chaque fois, Ti-Chica, qui resta un beau cavalier, faisait appel à ses trois chevaux qui arrivaient, attelés à un beau carrosse dans lequel il promenait son amie.

Les frères, le jour du mariage, étaient les cavaliers d'honneur, et Ti-Chica fut conduit à l'église dans le beau carrosse que traînaient ses chevaux.

On dit qu'il y avait tant de monde que le Roi fit construire une immense tente pour recevoir les convives.

Ti-Chica eut soin de faire venir à sa noce son vieux père, et lui donna une place d’honneur ainsi qu'à ses frères.

On tua par douzaines les boeufs; les rakoons4  par centaines. On dansa sept jours et sept nuits. Tout le monde était ivre.

Notes

  1. Fruit assez rare aux Antilles.
     
  2. Expression créole pour le foyer.
     
  3. Un cavalier.
     
  4. Rakoon: raton laveur, gibier apprécié par les Hindous de Guadeloupe.

boule 

Viré monté