Travaux du GEREC-F

 

LA CATEGORIE DE LA RELATION

Philosophie d’une poétique

 

par Jacques COURSIL - GEREC-GIL UAG

 

Je réclame le droit à l’opacité.
Glissant

 
  C’est l’indiligent lecteur qui perd mon subject non pas moy.
Montaigne
 
   

Sommaire

Discours antillais
Poétiques de l’Un et du Tout-monde
Filiation
Etendue
Guerres du Tout-monde
Relation du Tout-monde
Histoire du monde
L’Un
Ontologie
Etant
Les étants dans la poétique de Glissant
Relation d’objet
Racine de la Relation

La trace, le corps et le temps
Corps en créole

Mythe de l’intériorité
La race et la filiation

Métissage
Mélange
Lecture de «négritude» dans une contre-poétique
Métis littéraire
Créolité
Créolité des choses et poétique du chaos-monde
Mode de production

Créolisation
L’offrande poétique
Méthode contre-poétique
Bibliographie

 


Discours antillais

Le «Discours antillais» est la manière dont (toutes controverses confondues) les antillais nomme désormais leur littérature. Depuis quand existe-t-il un discours antillais? Depuis quand les antillais ont-ils accès au discours, un discours démimétisé, décolonisé? Le Discours Antillais, formulé par Glissant, commence avec les césairiens; avec Glissant, la littérature effectue son noeud «discours du discours (le retour sur soi)»: «leurs poétiques s’entraident: solidaires et solitaires». Avant cet avènement, la littérature est hors-lieu: elle peint des conventions dans une langue de salon parnassienne et provincialisée, elle n’écrit pas. Depuis sa fondation césairienne le Discours antillais, en tant qu’il ouvre la langue et la traque en tous sens, a délaissé cette mimésis et ces platitudes de style et «parle en rafales» comme un personnage de Malemort «le plein-style du Tout-monde».

«Seuls les poètes» écrivent des poétiques. Les poéticiens les lisent, mais ne peuvent pas en écrire. Ces poétiques  sont des terrains nouveaux où la langue, retravaillée par elle-même, découvre des «pans» de questions insues, des paroles impossibles renversant les points de vue et découvrant des étendues tout en friche. «Seuls les poètes furent à l'écoute du monde, fertilisèrent par avance. On sait le temps qu'il faut pour qu'on entende leur voix.». Les poètes se donnent eux même leurs enjeux. Dans les poétiques, la poésie redit son objet, c’est-à-dire elle-même, dans une étrange sui généricité.

La poétique de Glissant fait voler en éclats les cadres scolastiques du commentaire nominaliste. Chaque fois que la théorie littéraire, toujours en mouvement, rencontre une poétique, elle y trouve l’occasion de sa propre transformation.

Le poète, plus qu’un penseur, est un voyant: il s’agit donc pour nous de voir (de montrer) ce qu’il a vu, de dire ce qu’il y a à voir dans la «Relation et le Chaos-Monde». Tout comme la physique qui se méfie de la métaphysique, la poésie se méfie des penseurs, elle leur préfère les pensants.

Poétiques de l’Un et du Tout-monde

«On a remarqué comme l'idéalisme a consacré en Occident la rupture entre fonction poétique et quête de la connaissance».

Dans la République du logos (qui contient la philosophie, les sciences et la démocratie), la poésie, pour des raisons dont on accuse Platon, n’est pas admise. Mais avait-il le choix? Logiquement non.

La «quête de connaissance» occidentale se caractérise par la voie critique (logos) à l’opposé de la voie mythique (mµthos): le logos dit Non au discours quand il n’est pas logiquement possible de dire Oui; le mµthos continue de dire Oui au récit au delà de toute raison possible. Tout mythe est à la fois contradictoire et certain, c’est une doxa, un système de croyances. Par contre dans le logos, il n’y a rien à croire en tant qu’il s’énonce «au nom de la raison». A la certitude contradictoire du mythe, le logos oppose la déduction et l’assertion par hypothèses. (Il faut dire «en principe» car les dogmatismes, mythes du logos, ne manquent pas). Néanmoins, à la place de la Vérité révélée, les grecs, seuls les grecs, ont placé la Raison critique.

Déjà, avant Platon, dans le poème de Parménide, le mythe qui donne naissance au logos s’oblitère. Diké, la divinité qui enseigne au poète le chemin absolu de l’être vrai, «Oui l’être est, non le non-être n’est pas», est sacrifiée comme non-être par son propre discours. Ainsi, c’est par définition que la vérité du logos doit être sui generis, elle ne peut reposer sur son origine mythico-poétique sans du même coup devenir contradictoire.

La poétique du logos suppose le sacrifice de la poésie qui l’a fait naître. La fondation de la raison discursive implique la dénégation de son origine narrative. Produit d’une poétique, le logos est un objet éidétique (une intention sans origine) qui se fonde sur lui-même. Ainsi, les poètes du logos, Héraclite, Parménide, Empédocle, seront dans l’histoire de la philosophie, promptement et anachroniquement désignés comme «philosophes pré-socratiques», proto-philosophes en quelques sorte. Mais la philosophie pouvait-elle exister avant sa naissance?

La fonction de la poésie est réduite par le logos à la dimension d'une esthétique pure et simple, la rendant négligeable, sans incidence sur la connaissance du réel concret. Or démanteler par «pans» comme le fait Glissant, ce qui n'est qu'assemblage d'imaginaires, étouffant obstacle à l'appréhension du réel, est son véritable objet. Ainsi,  «l’acte poétique est un élément de connaissance du réel» et «le poème est une des matrices alchimique du réel».

Dans les sciences selon Popper, «seul le réel est notre domaine d’expérience». Qu’en est-il de la poésie? Le réel de la poétique est la langue en tant qu’elle porte tous les imaginaires du monde. La poétique, écrit Glissant, est la «science implicite ou explicite du langage». En d’autres termes, la linguistique, science du langage, commence à cette poétique de la langue.

Ainsi, les poétiques participent à la connaissance, mais en seront toujours tenues à l’écart car elles forgent des points de vue (catégories) dont le fonctionnement ne dépend en aucune façon du récit de leur origine. «Les poètes ne décrivent pas le réel comme les sciences, mais découvrent des points de vue nouveaux». «Le poète est celui qui conçoit un nouveau rapport au monde».

La linéarité obligée de tout discours organisé par concepts (discours scientifique) suppose une réécriture de la langue en une «lingua caracteristica», langage formulaire dans lequel les signes sont simples et non-polysémiques. A l’opposé dans une poétique, les signes des langues sont complexes par leur structure et leur dérivation paronymique. Ils branchent sur d’autres signes et s’organisent en réseau. La poétique vit sous le régime de l’ambiguïté: le signe de la logique ferme le sens, le signe de la poétique l’ouvre. Toujours incomplet, il appelle d’autres signes avec lesquels il fait sens. De même, le texte n’est pas une ligne de signes, mais un tissu solidaire de renvois. «Toute poétique est un réseau».

A la catégorie de «l’Universalité» propre au logos, Glissant oppose les contre-catégories de «la Relation du Tout-monde », du «chaos-monde» et de la «créolisation» qui caractérisent le «divers». La poétique de Glissant ne se finalise pas dans le Concept. Ce n’est pas une philosophie. Elle ne contient aucun détachement pur et partant ne contient pas d’ontologie. C’est une «poétique forcée», «une contre-poétique» de l’Un.

L’acte poétique glissantien se veut un élément de connaissance du réel «d’où l’absolu ontologique sera évacué». Ainsi Glissant oppose les poétiques diffractées du chaos monde à la  poétique de l’Un. «Les poétiques diffractées de ce Chaos-monde que nous partageons à même et par delà tant de conflits et d’obsessions de mort et dont il faudra que nous approchions les invariants».

La révolution rationnelle en Occident, «le miracle grec», prend naissance dans une poétique. Le débat ouvert par Glissant n’est donc pas philosophique, mais se situe donc entre des poétiques, celle de «l’Un» contre celle du «Tout-monde».

Filiation

La «flèche» du temps est une ligne graduée. C’est un temps daté sur lequel s’articule l’idéal de la «filiation». Sur cette ligne, le présent n’est qu’un moment insaisissable, acmé entre passé et futur. La filiation, temps notarié, généalogique, qui fait du plus humble des mortels le descendant direct de la première créature divine, permet de remonter le temps jusqu’au point d’origine. Cette abduction sans faille parcourt la flèche du temps dans sa totalité. Ainsi l’épure est close et le temps uniment borné.

La filiation est un mythe. Comment se libérer de l’imaginaire linéaire du temps quand il mobilise le sens commun?

Le concept de temps disent aujourd’hui les physiciens n’a aucun sens avant la naissance de l’univers: selon eux «le temps est une propriété de l’univers». Il n’y a donc aucune possibilité d’y placer un «avant» puisque cet avant est nécessairement du temps et donc dans le temps; la place externe du mythe créateur et grand architecte n’est nulle part. Reste qu’il ne faut pas confondre cet univers avec le réel car ce «Un» de l’univers est un idéal mathématique, un modèle d’objet dont la théorie unifiée n’a pas abouti. L’esprit humain à défaut d’un grand tout muni d’un architecte devra désormais se vivre comme système ouvert, sans méta-réponse d’origine divine, dans un tissu complexe de certitudes provisoires et d’incertitudes. Les sciences sont entrées dans le paradigme du chaos.

La filiation, représentation linéaire du temps qui place le passé et le futur à l’extérieur et de part et d’autre du présent, s’oppose à l’expérience topique du temps du langage. Le présent, par définition, est toujours le dernier et unique moment du temps. Nous sommes en permanence au dernier de notre vie et de l’histoire du monde (pas nécessairement l’ultime). Le présent qui précède est un passé dans le présent qui est. Le passé ne peut être pensé que dans un présent et pareillement pour le futur. Rabelais l’écrit déjà dans le Tiers livre «tous les temps sont présents». En effet passé et futur sont des catégories du présent: Tout passé ou futur se donne dans un présent. Passé et futur sont par définition des imaginaires, c’est-à-dire des créations. La conscience vit dans la cage du présent, espace étonnement extensible, mais dont on ne peut sortir.

Le temps de l’histoire du monde n’est donc pas structuré linéairement par filiation: le temps n’est pas fuite, mais espace de vie. Les quatre siècles de Papa Longué se racontent au «quatrième siècle» qui contient tous les autres, y compris les futurs. «Et certes, ce que nous n’oublions pas est à jamais futur». Par les conjugaisons, le langage inscrit le temps dans le temps. La linéarité du temps quant à elle dérive de l’idéal de l’Un: de la cardinalité suit l’ordinalité des nombres.  «Notre quête de la dimension temporelle ne sera donc ni harmonieuse ni linéaire».

Etendue

Le monde est une réalité physique qui contient des humains qui à leur tour contiennent des représentations de ce monde: et c’est dans ces représentations qu’ils vivent. Dans les plis du monde, il y a une multiplicité d’étendues insues. Chaque étendue est un espace de vie.

Une conception objective du réel donne par projection un monde qui doit être déjà là quoi qu’en pensent les hommes. Clairement en effet, un objet (individu humain) doit être contenu dans un autre objet plus vaste appelé «monde» qui lui pré-existe. Cette conception ensembliste, quand bien même elle serait vraie, possède ses limites car les sujets ne vivent pas socialement dans le réel, mais dans la représentation qu’ils en ont. Une société n’est pas un objet physique, elle n’existe que représentée dans l’imaginaire de chaque sujet. «Esse = percipi  (être, c’est être représenté)»: cette célèbre équation de Berkeley nous rappelle que le monde n’est que l’image que nous avons du réel. Ainsi dans l’ontologie occidentale, la catégorie logique de la vérité établit le lien entre ce monde imaginaire et le réel. En clair, pour qu’il y ait un monde, il faut une pensée.

Il faut renoncer à l’idée de savoir comment le sujet vit en société tant qu’on ne sait pas comment cette société se maintient en lui comme représentation. Car la société n’a ni masse ni forme ni contour et n’a de statut que représentée dans l’entendement de chaque sujet socialisé. Le sujet social se construit donc une représentation de société, représentation dans laquelle il est lui-même représenté. Car pour qu’un individu puisse se penser dans un tout, il faut bien que ce tout soit pensé par cet individu et que cet individu s’y découvre inscrit.

L’étendue plurielle du Tout-Monde est plus étendue que l’étendue géométrique du monde terrestre; le monde réel contient aussi les mondes rêvés. Il y a tant de recouvrements, d’enchevêtrements, d’écrasement des cultures et des langues, heurts en tous sens, tant l’imposition unifiante de l’Occident crée la confusion des imaginaires. Les limites qui bornent les étendues culturelles s’effondrent dans un flou que seul l’Occident semble maîtriser . Les nations x,y,z deviennent «nègres», les nations a, b, c deviennent «indiennes» d’abord sans le savoir. «Le premier africain razzié sur la Côte de l’Or» connaissait-il la «Côte de l’Or» et savait-il qu’il était Africain? Côte de l’Or  est le nom d’un désir qui n’est évidemment pas le sien. Africain, est le nom pan-continental qu’on lui attribut quand il débarque aux Amériques du ventre du bateau négrier: il devient africain quand il cesse de l’être. «Bien sûr je ne concevais pas que j’étais africain, l’Afrique n’est vraiment l’Afrique aux yeux des autres qu’au moment de la conquête»

Ainsi, chaque état dessine la map-monde en se plaçant au centre et, par une sorte d’anamorphose, construit son étendue. Il y place ses rêves et souvent ses délires. La somme de ces points de vue différents et de leur étendue respective qui se recouvrent comme des pureaux d’ardoises, déborde la surface du globe . Elle constitue ce chaos-monde social et politique dont parle la poétique de Glissant. Car il ne s’agit pas d’un partage de l’espace, mais d’un impossible et souvent sanglant partage des rêves.

Le monde avant son avènement à la conscience des humains se vit en solitudes éclatées, grandes zones ou bien petites. Et même si en Europe, il en existe des théories assez précises, nul point de vue concret n’est encore apparu qui permette de concevoir une totalité de ces mondes et moins encore leur conceptualisation en un seul. Le Tout-monde pré-existe au monde, telle une «prophétie du passé».  Il est ce qu’il y avait là à découvrir, à savoir, une pluralité de lieux divers. «Le monde s’est trouvé large des ces pays qui hier encore s’épaississaient dans la nuit. On a entendu le cri de leur habitants. Le sang de terre a coulé dans la terre».

Avant la coupure galiléenne et les découvertes de navigateurs européens, le Tout-monde existe sans conscience de lui-même. Pour que cette conscience fût, il eût fallu que chaque part puisse se penser «en présence de toutes les autres», c’est-à-dire en «Relation». Ce Tout-monde de l’origine cesse d’exister quand la conscience factuelle de l’unité du monde apparaît. Il devient la «face cachée», refoulée et muette de la terre. «Il n’y avait plus de bout du monde et bientôt plus de centre», «la terre ne se regroupe sur elle-même que pour se juger autre: c’est un combat dont la mêlée est partout».Ainsi, le Tout-monde est à la fois l’origine et la finalité de la Relation.

A sa découverte, le Monde apparaît comme Tout-monde car dans les chocs du contact la diversité et les différences apparaissent en premier. Le Tout-monde est logiquement antérieur au Monde. «Notre monde en a découvert un autre» (Montaigne), puis quelques autres et puis tous les autres. Le Monde naît comme Tout-monde à la conscience humaine.

Avant la découverte du monde comme un tout, les mondes pluriels forment une «grappe de systèmes» sans liens qui n’existe pas dans l’imaginaire des hommes. Il est anachronique de prêter existence à ce qu’on ne conçoit pas ou de manière si imparfaite. Et quand bien même l’Occident en a la pré-science depuis les présocratiques qu’importe puisque ce savoir n’est partagé par aucun autre. Il n’existe aucun dialogue planétaire puisque les uns n’existent pas encore pour les autres.

Le discours du grand projet occidental, mondialisation en sa précocité, recouvre les coupures et les plis du Tout-monde originel. Relater la Relation, c’est mettre les diffractions au jour, constater que l’ontologie induite par l’Un se déconstruit sous la poussé des mondes qu’elle a ignorés, dévalués ou partiellement détruits. Le «chaos monde», «cri du monde»,est la poétique de cette poussée. «La Relation, complexe, ardue, imprévisible, est le feu majeur des poétiques à venir. Le cri du monde devient parole». Aujourd’hui, après cinq siècles de conquête, telle qu’en la prophétie, le Tout-monde, (ce qu’il en reste, ce qu’il est devenu), entre en Relation et diffracte partout l’unité de l’Un occidental. «On nous dit, voilà vérité, que c’est partout déréglé, déboussolé, décati, tout en folie, le sang le vent. Nous le voyons et nous le vivons. Mais c’est le monde entier qui vous parle, par tant de voix bâillonnées».

Dans la poétique de Glissant, l’étendue est une contre-filiation «L’étendue... suppose le contraire de la filiation»  mais aussi une contre-spatialisation. L’étendue glissantienne n’est pas linéaire. Ce n’est pas une superficie, mais l’aire d’un réseau de récits. Pour Glissant, «l'étendue n'est pas d'espace, elle est aussi de son propre temps rêvé». Car chaque culture (monde) forme un prisme à travers lequel les autres cultures sont représentées. Cette «parallaxe» montre que pour décrire un lieu et raconter son histoire, il faut se situer de tous les côtés de la Relation à la fois. «Mais si vous désirez de profiter dans ce lieu qui vous a été donné, réfléchissez que désormais tous les lieux du monde se rencontrent, jusqu’aux espaces sidéraux.»

Guerres du Tout-monde

 «L’Occident n’est pas à l’Ouest, ce n’est pas un lieu, c’est un projet.»

Dès le départ, le projet Occident se résume à une «mondialisation», c’est-à-dire une colonisation de la Terre. Aujourd’hui d’une manière ou d’une autre, violente ou non, tous les «mondes» ont été vaincus. Cette conquête achevée se nomme Le Monde car désormais rien d’autre ne porte proprement ce nom. Certes, on parle par traces résiduelles et tropiques de monde arabe, indien, amérindien etc. mais tout en sachant qu’il n’y en a qu’un qui puisse être à la fois métaphorique, métrique et valoir comme universel.

Ainsi sur la planète, il y a un monde qui se prend pour le Monde. En une guerre de cinq siècles, l’Occident a cannibalisé la terre. Le projet Occident, quelqu’en soient les époques et les régimes politiques, consiste à inscrire la totalité des mondes dans l’ordre d’un monde particulier qui, dès lors s’autoconceptualise: «un» se réalise en «l’Un»: «hormis la Relation, le monde (est) totalitaire».

La culture Occidentale ne représente ni un peuple, ni un lieu, ni un repère cardinal: ce n’est pas un objet d’ethnologie structurale, mais un champ historique qui se raconte en tenant son projet politique à jour. Aucune de ses révolutions qui sont nombreuses et souvent radicales, n’a fait varier sa volonté d’être partout (à défaut d’être tout). Le projet Occident ne peut se conçevoir sans la maîtrise de l’étendue.

Mais cet Un-Occident, contrairement à son nom, n’est pas homogène; il est conçu sur les deux chemins, en principe, incompatibles du Logos et du Mµthos. L’idéal du Logos est la descriptibilité et la prédictibilité: sa fonction est de structurer rationnellement le futur. Celui du Mµthos est la narrativité: sa fonction est de représenter une origine du temps. Le discours de l’Occident s’articule donc sur deux axes, l’un physique pour l’étendue (la terre est ronde), l’autre mythique pour le temps (nous sommes les fils d’Adam). Dans cette orthogonalité la rationalité de l’étendue occidentale s’articule au temps mythique du Livre.

Quoi que l’unité du projet Occident soit dès le départ un fantasme masquant l’incompatiblité de deux chemins de pensée pris en amalgame, il constitue une redoutable machine de conquête qui réunit dans un même système, la maîtrise du calcul et du raisonnement et une conviction mythique du temps. De cette synthèse, le projet Occident devient «objet» (objectif, projeté devant soi, désir, Un). «l’histoire est désir».

Le récit du Projet-Occident qui, dans cette conquête du monde, ne fait que poursuivre la linéarité de son temps mythique «filiation», masque la coupure que constitue l’effondrement des mondes isolés. «Ainsi l’homme d’Occident crut «vivre la vie au monde», là où il ne fit souvent que réduire le monde et en induire une globalité idéelle - qui n’était certes pas totalité du monde».

Le projet se forge à lui-même son éthique, réformable, humanisable, mais pas révocable en doute en tant que projet. La téléonimie de l’Occident n’est pas réversible, il ne peut ni ne veut faire machine arrière. Sa seule dynamique est son expansion et ses implosions internes. L’Un est en crise permanente depuis son avènement (celle d’aujourd’hui est particulièrement cruciale: «la communauté la plus menacée à l’heure actuelle est la communauté-monde»).

Les ethnologues contemporains travaillent sur de l’irréparable. Leurs documents sont les sociétés brisées au contact de la monade occidentale. L’idée même d’ethnologie nécessite qu’un peuple en prenne un autre pour objet de discours, ce qui implique la Relation mondiale. Ce pointage des ruines et leurs reconstructions structurales explique le fameux «Nous haïssons les ethnologues» énoncé par un Glissant ethno-poète. A quoi il faut sans doute ajouter pire, l’auto-ethnologie, fort en pratique chez les peuples minorés. En effet, les peuples dominants n’ont ni anthropologie ni ethnologie propres: la sociologie, l’économie et l’histoire leur suffit. Ainsi ce qu’ils nomment «classicisme», les autres l’appellent «tradition»: les uns, classificateurs, se muséographient, les autres, en quête d’identité, tentent de se rejouer la scène inaugurale. «Ne croyez pas en votre unicité ni que votre fable est la meilleure». «Un peuple qui est assimilé par un autre peuple (participe de la Mondialisation, mais) ne participe pas de la Relation mondiale».

Ayant touché les rives de tous les mondes, le projet politique Occident, après cinq siècles, semble dans sa phase de retour sur soi; depuis cinquante ans notamment, il craque de toutes parts et se diffracte de ne pouvoir contenir tous les mondes.
Cet Occident, que tout autre voit comme «Un» agressif, conquérant et dominateur, a toujours été divisé par des luttes internes. Aujourd’hui le retour sur soi diffractant met au jour ses béances (ses beautés et ses tares), mais surtout son envers, c’est-à-dire la structure conceptuelle de son projet. Ce qui manque éternellement à l’Un, c’est ce rêve réalisé - l’œuvre - que nous voudrions offrir, à partir de nos éveils; mais ce qu’il faut à l’unité du monde, c’est cette part du monde qui frémissante dans son être est là grevée d’inexistence.

La pensée unique, le sabir adamique occidental, s’effondre de son propre projet, l’absolu-tout-penser rationnel du logos. L’étendue globale révèle ses diffractions, recouvrements partiels d’étendues. En clair, l’Un n’est pas homogène, mais divers: c’est une contradiction in adjecto. Des mondes qu’on croyait éteints réapparaissent dans ses dysfonctionnements. «Le lent effacement des absolus de l’Histoire, au fur et à mesure que les histoires des peuples, désarmés, dominés, parfois en voie de disparition pure et simple mais qui ont pourtant fait irruption sur notre commun théâtre, se sont rencontrées enfin et ont contribué à changer la représentation même que nous nous faisions de l’Histoire et de son système»

La science de la logique (qui possède quelques certitudes) n’assume plus le rôle de garant de l’absolu sur lequel se fonde l’Un-occidental . Dans la sémantique logique, Il n’y a pas d’universel, mais des universaux, généralités appliquées à des collections partielles. Aujourd’hui, l’absolu n’appartient plus guère qu’aux domaines de la vieille métaphysique et du mystico-religieux. La rationalité scientifique occidentale a finalement dénoncé l’immanence d’une vérité générale positive. Mais le moule de l’Un mythique est toujours présent dans le sens commun. Cet espace absolu imaginaire, ontologie des objets du monde dans lequel est identifié tout sujet occidentalisé, se maintient et continue de progresser partout en même temps que se fissure son unité conceptuel et qu’apparaissent ses contradictions.

La physique parle du réel, la poétique parle du monde dans l’imaginaire des hommes. Tout comme la science, la poésie doit questionner les mythes (y compris ceux-là mêmes qu’elle a construits). «Le mythe éloigne en éclairant DA 138. Comme forme première de l’énoncé littéraire, le mythe s’est plu à obscurcir ce qu’il révèle . Les sciences... sont des destructeurs éclairants de la puissance opératoire du Mythe».

Relation du Tout-monde

La Relation est une contre-catégorie de l’Histoire. Elle s’oppose à une histoire qui, maintenant le paradigme de l’Etre, ne peut étudier que des entités préalablement isolées. Cette histoire positive vieillotte, mais bien vivante se donne des « lieux-objets», «territoires» dont les destins possibles sont tous logiquement prévus: à un territoire il n’arrivera qu’une histoire de territoire, à une île, une histoire d’île, à une nation, une histoire de nation, etc. (l’histoire de tout objet est close dans son concept). Dans cette conception ontologique de l’histoire, on ne pose au «lieu» que des questions d’objet.

C’est tout autre chose si cette histoire, changeant ses catégories, donne à voir, en place d’un lieu-objet, un «lieu-relation», «archipel», «estuaire des Amériques», «relation triangulaire», réseau de chaînes et de liens, histoires communes, traces mémoire qui font noeud. Le lieu n’est plus dès lors un objet simple «territoire» délimité, mais le récit complexe d’une étendue. C’était un point dans la géographie terrestre, c’est désormais un contexte dans l’histoire du monde.

C’est ici que commence la Relation ainsi nommé par Glissant parce que tel est son mode. (Relation implique d’abord «relater» et c’est cette relation maintenue en traces mémoire qui fait lien.). La Relation est une catégorie d’une histoire en attente à lire aux confins des mondes, dans une méthodologie «de la coupure, de l’opacité, des inventaires et des repères concrets».

La catégorie de la Relation implique un «lieu incontournable»: ce lieu n’est totalement défini que dans ce noeud de rapports au monde. Et sans risque d’erreur, on sait que tous les lieux portent les traces de la guerre des mondes. Ainsi, l’histoire du monde passe par la Relation. Lire ces traces, c’est pointer un trou de mémoire énorme et planétaire, aujourd'hui cinq fois centenaire. Consigner «la planétarisation de la pensée, c’est donc avouer l’homme dans une inédite situation: en prise avec lui-même - avec sa totalité - pour la première fois; conscient et troublé de toutes les parts de lui-même qu’il avait pu - Occidental - jusque là méjuger, voire ignorer, ou -non-occidental - ignorer voir subir. Après avoir connu avec la psychanalyse qu’il est chargé d’un versant en friches, l’homme d’Occident éprouve ses «parts» d’humanité qu’il ne s’était pas avisé, qu’il n’était pas tenu (malgré les avertissements de Montaigne) de «considérer»: ceux qui peuplaient les gouffres. Les abîmés. Il les découvre et les éprouve, là où il ne faisait jusqu’ici que les regarder».

La catégorie de la Relation est un outil qui permet de passer de la simplicité de l’Un à la complexité du chaos-monde sans tomber dans les amalgames de la pensée relativiste. «La Relation n’est pas une mathématique du rapport, mais une problématique toujours victorieuse des menaces.». Ainsi «la Relation précède la relation» parce que la narration précède toujours le discours et le lien social, l’objet. En clair, la Relation glissantienne ne relève pas de la Théorie logique des relations (domaine du logos), mais de celle du Transfert (domaine des réseaux communicants). «La poussée des invariants ne fonde pas un Absolu, elle établit Relation»: «Relation (le relais, le relatif, le relaté)».
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La Relation du Tout-monde n’est pas une vaste épure mondiale qui contient les peuples et les cultures en contact. Cette vision spatialisante de grand-tout qui contient tout est directement induite d’une problématique d’un absolu en forme d’ensemble universel contenant des objets et des lieux: bref une géographie ensembliste. Tout au contraire, la Relation est un contenu psychique, une structure symbolique, «totalité des cultures», inscrite en chacun de nous. C’est un «insu».

Il n’y a pas d’observateur ni d’observatoire de la Relation. La Relation n’a pas d’extérieur. C’est un espace clos par la finitude de la géométrie terrestre et le caractère global de l’intention politique du Projet. Différemment pour chacun, elle est la même pour tous. «Découvreur/découverts s’équivalent dans la Relation». L’enchaîneur et l’enchaîné, différemment, vivent la même histoire. Dans la Relation, il n’y a pas de détachement pur; Il n’y a que dans les poétiques de Science-Fiction qu’il existe des mondes qui nous observent.

Le fantasme spatial de l’étendue «territoire» s’induit de la réification du lieu en objet. Le Grand Israël, la Grande Serbie sont des projections géométriques de ce type. Mais l’étendue glissantienne n’est pas ontologique et partant pas géométrique. Elle n’est pas une projection purement visuelle, mais un espace symbolique contenu dans la portée d’un «Nous». Ce n’est pas un pays (objet), mais une société (Nous) vivant  un lieu du Tout-monde. Le Tout-monde se définit dès lors comme expérience du monde en un lieu. Le Tout-monde, c’est partout à l’écoute du monde. Dans la poétique de Glissant, à l’inverse de l’ensemblisme ontologique, c’est le monde appartient au lieu.

Ainsi chaque humain est pris dans son histoire, mais cette histoire est traversée par l’histoire de tous les autres, chaque langue se parle et chaque littérature s’écrit «en présence de toutes les autres»: «La poétique de la relation suppose qu'à chacun soit proposée la densité (l'opacité) de l'autre».

Si les nations européennes, dans l’effondrement de leurs empires coloniaux n’avaient pas dans le même temps avalé leur histoire, elles vivraient les phénomènes migratoires (et de créolisation) dont elles sont l’objet d’une autre manière. La désimpérialisation de la France l’a hexagonalisée si bien qu’elle ne sait plus à quel titre, elle est classée parmi les grandes puissances. Or depuis cinq siècles, ses zones d’influence, voire ses frontières touchent encore les confins de la planète. En ces temps d’immigration massive, il semble qu’à son tour le Tout-Monde rende visite au Monde qui semble n’y rien comprendre. Les leçons de l’histoire ne sont pas des leçons d’histoire.

Histoire du monde

1492 - L'histoire du monde ne peut pas commencer avant que ce monde ne soit découvert. Avant la découverte du monde, il y a des mondes dont certains sont en contact et d'autres qui s'ignorent. Le monde comme Monde commence son histoire par un bouleversement de l'espace et du temps. Dans la géographie proto-historique qui précède la découverte des Amériques et que nous révèlent les cartes de cette époque, le monde dans sa réalité physique, ses proportions, sa diversité humaine et culturelle n’est pas encore apparu.

Par l’aventure colombienne et celles des autres navigateurs, on passe de la pluralité des mondes, chacun vivant sa propre histoire, à une représentation planétaire complète. A la pluralité des étendues se substitue dès lors une étendue unique, la Terre. L’avènement de ce monde désormais clos entraîne la fin de l’autonomie des mondes et parfois leur fin pure et simple. Partout, avant la coupure, l'Autre est soit absent soit relégué aux confins problématiques du connu.

Ces mondes se découvrent sans réciprocité, de l’un au multiple (le monde européen vers les autres mondes). Il n’y a qu’un qui «voyage»; les autres vont et viennent dans leur étendue, mais ne voyagent pas au sens planétaire du terme.

La coupure copernicienne et galiléenne et la découverte du continent manquant par Colomb constituent un bouleversement topique. Sans doute, certains disaient après Parménide (VI°s. av JC) que «le monde était un, sphérique et indivisible». «Le monde, lit-on dans son poème sur la Nature est tout ensemble, un et continu;. De plus, puisque l'extrémité en est ultime, il est achevé‚ en tout sens, semblable à. la masse d'une sphère bien arrondie, équivalent en tout ....»; néanmoins jusqu’à Colomb et pendant vingt siècles, il manque à ce modèle parfait, l’expérience du voyage, les Amériques et la proportion métrique.

Sur fond de tragédie guerrière, le commencement de l’Histoire  (au sens planétaire du terme) s’inscrit comme une eschatologie, une fin des fins de toutes les histoires. Avant la coupure, il y a des histoires, mais il n’y a pas encore de Monde;  Après, il y a un Monde, mais il n’y a plus d’histoire. Là où les histoires se joignent finit l’Histoire DA218

Avant cette coupure qui installe par la conquête une même représentation planétaire, chaque monde partiel vit dans l'indifférence de l'autre et du grand tout qu'il ne connaît pas. Chacun des mondes se régit par un temps dont les repères d'origine et les modes de calcul sont différenciés. Pareillement, l'étendue est limitée par ce chacun appelle, plus ou moins mythiquement, le monde-connu. Au delà de ces limites se trouvent les gouffres interdits.

Le projet Occident projette l’étendue comme un absolu. Cette étendue géométrisée et maîtrisée, monde sans confins ni extérieur n’a désormais plus «d’ailleurs» car au delà de l’étendue connue, c’est encore l’étendue et ainsi de suite jusqu’au retour au point d’origine du parcours. Celui qui le premier connaît et maîtrise cette épure sphérique est désormais maître du monde. La géométrie, la physique, la navigation de haute mer et le canon remplacent les limites mythiques des mondes. Pour l’Occident, la Terre est un tout qui ne contient plus aucun lieux interdits.

L’effroyable bouleversement des mondes, leur soumission, leur domination, élimination, ou colonisation, leur transbord en esclavage, leur anéantissement, leur oubli, le déni plaident pour qu’on redécouvre le champ planétaire d’une histoire dont l’écriture n’a pas encore vraiment commencé. «Le passé, notre passé subi, qui n’est pas encore histoire pour nous, est pourtant là (ici) qui nous lancine. La tâche de l’écrivain est d’explorer ce lancinement et de le «révéler» de manière continu dans le présent et dans l’actuel».

En ces temps de la coupure (acceptons l’étiquette «1492») le monde, apparaît comme un objet nouveau qui doit s’imposer à tous, de gré ou de force.  Ainsi, le Monde, tel que nous le concevons, est jeune; c’est un objet neuf pour la conscience humaine: il n’est connu que depuis cinq siècles. «Tous les peuples sont jeunes dans la totalité monde...nous sommes tous jeunes et anciens sur les horizons». Depuis la découverte du monde, tous les mondes (toutes les cultures) sont des systèmes ouverts. «La géographie soupire. Toutes les terres sont en terre. Tous les soleils tombent en terre».

La Relation «est la même pour tous». Même si cette structure est insue, elle traverse concrètement la vie de toutes les cultures depuis les chocs inaugurant l’histoire du Monde. Elle transforme tous les imaginaires, étendues, peuples, pratiques, croyances et cultes.

Ce qu’il y a d’atroce dans l’angoisse du «razzié», c’est de faire l’expérience de l’éclatement de l’étendue, du changement d’échelle entre traverser un fleuve et traverser un océan. Il fait dans sa chair l’expérience du bouleversement galiléen. Son monde et sa mémoire se morcelle sous la violence de la différence de proportion. «Pour la première fois, le temps les prenait dans son ventre, plus énorme que l’espace de mer». Pendant deux cents jours, hébété par la disproportion de la mer et de la barbarie dont il est l’objet, ses cultures, c’est-à-dire ses cultes, ses pratiques, ses modes de calculs de l’espace et du temps se déstructurent. L’immensité du monde et l’incommensurable degré de la barbarie humaine qui va jusqu’à la privation des langues sont et demeurent pour lui inexplicables. La perte des langues est une «blessure sacrée» (Césaire) dans le discours antillais. J’habite la perte des langues, j’habite le moment sans langage de mon histoire. Le «razzié» subit l’expérience de la mondialisation des échanges. Il a changé de monde sans changer de ciel. Il ne sait pas où il est, et mettra longtemps à se rappeler d’où il vient: rupture des proportions de l’étendue, éclatement du temps mémoire, dans la barbarie et l’horreur, incommensurabilité de la mer pour les enchaînés des bateaux négriers.

L’Un

«L’Un est harmonique; il est plein de lui-même, et suffit comme un dieu à nourrir ses rêves.»

Dans le monde méditerranéen, le monothéisme apparaît en même temps que le rationalisme (VI°s av JC). Pendant vingt cinq siècles, des poétiques présocratiques à la Grande logique de Hegel, la raison du logos constitue le garant de l’absolu de l’être,. «l’Un, l’unique-du-monde-et -de-l’être». En dehors des sentiers scolaires et des catéchismes trop bien appris, le poète appelle à la négation du Vrai: «Quittons les rêveries d’enfance, le songe du Vrai; nions l’Un».

Ce Vrai, qu’en est-il? Pour le Mµthos, la Vérité, c’est vers quoi l’on va: c’est un champ dans un devenir souhaitable et lointain. Par contre pour le Logos, la vérité n’est que la valeur d’une proposition quantifiée (universelle ou particulière), rien de plus. Dans ce passage révolutionnaire du mµthos au logos qui caractérise la pensée grecque, la Vérité mythique est transformée par la logique en simple valeur de propositions (v,f). Sur cette base, la rationalité de la logique déductive commandera toutes les autres formes de raisonnement.

Le Mythe inscrit toute proposition dans l’universalité; à l’opposé, la Logique effectue l’inscription inverse. Alors que le mµthos plonge la proposition dans un universel pré-construit et lointain (nous allons vers la Vérité!), le logos plonge l’universel dans un langage (la vérité est valeur d’une proposition).

Toutefois et c’est un point important, quelque soit leur type d’inscription, le logos comme le mµthos assurent que l’Universalité peut se dire; l’Un est univers de discours, «extase poétique de l’Un».

La logique de l’Un se donnant comme absolu prend toute la place précédemment attribuée à l’absolu du mythe. Un absolu chasse l’autre, à cet égard, mais le chasseur n’est pas sans mérite. Car au moins dans le logos, il n’y a rien à croire. Toute croyance par définition, transcende les capacités et les limites de la raison. Si tel n’était pas le cas, on n‘aurait pas besoin de croire. Ainsi le «Credo ut intelligam: je crois pour comprendre» cité par Glissant, en fondant pour Augustin la «Cité de Dieu» fonde aussi ensemble l’Un mondain du logos et l’Un divin du mythe.

La rationalité grecque retiendra la preuve déductive comme critère d’absolu, critère qui perdurera jusqu’au jour (somme toute récent) où cette même théorie de la preuve démontrera que cet absolu est infondé comme tel, ce que le poète salue en soulignant les «mystères supralogiciens de la sémantique». Une des grandes forces de la rationalité occidentale est de générer par la critique sa propre antidote: s’il y a de l’Un, il y a aussi du Non.

Car dès le début du XX° siècle, la logique devient mathématique et le rationalisme se transforme: paradoxes de la théorie des classes (Russell), incomplétude des espaces logiques (Wittgenstein), incomplétude des nombres entiers (Gödel), opacité des modalités logiques (Quine), etc. L’idéal de clarté, de simplicité et de stabilité cède la place aux antinomies, à l’opacité, à la complexité et au chaos. «Ce manque consenti: l’Un» est logiquement incomplet.

Ontologie

La vieille logique construit les deux bornes de l’ontologie occidentale par détermination (espèce) et abstraction (genre): «l’un» (species infima) et «l’Un» (conceptum summum). La spécification (détermination) est descendante (vers l’individu); la généralisation (abstraction) est montante (vers l’Universel). Ainsi, par abstraction, on classe des individus singuliers (uns) sous un objet plus général, lui-même classé sous un objet plus général encore et ainsi de suite jusqu’à un objet absolu et unique qui couvre tous les autres, noté (Un): il y a un genre premier (Un) l’objet absolu, (l’univers) et des espèces dernières (uns) individus (indivis).

Le parcours qui va de «l’Un» métaclasse ou métaconcept à «l’un |1|» singulier cardinal définit l’architecture de l’ontologie. Ce dispositif hiérarchisé est un interprétant très puissant, fondé sur la logique des classes, logique que les occidentaux ont inventée et perfectionnée pendant vingt cinq siècles pour concevoir, créer et manipuler des objets de discours et traiter ainsi le réel par réification.

La critique de l’Un, cette forteresse de la pensée et l’histoire de sa trace dans la tragédie du monde, marquent pour Glissant «l’intention poétique». Car «Ce que l’Occident exportera dans le monde, imposera au monde, ce ne sera pas ses hérésies, mais ses systèmes de pensée, sa pensée de système».

En effet, le trait propre de la culture de l’Occident est son caractère non-pas localement occidental, mais universel. Les cultures régionales d’Europe, basques, celtes, occitanes, etc. n’appartiennent pas plus que les autres à cet Occident dont nous savons qu’il «n’est pas un lieu», mais un projet de colonisation et d’exploitation capitaliste de la terre. Les découvreurs ne sont pas venus découvrir des cultures, mais s’approprier, investir et exploiter des lieux et des gens. Tous les ingrédients de fonctionnement d’une économie mondialiste sont réunis: états, banques, navigation de haute mer, main-d’œuvre de traite, mines, mono-culture, marchés, etc.

Le découvreur est conquérant, entrepreneur et marchand. Les aventuriers du nouveau monde ne sont pas guidée par une épique, mais par des investissements et retours de dividendes. La main-d’œuvre n’est pas gratuite, elle est achetée et doit être rentabilisée. Ainsi, le «captif», on l’a d’abord pourchassé. L’esclavage en son point initial part toujours de la chasse à l’homme, chasse institutionalisée, industrialisée pendant 200 ans.
Le mythe de l’Occident-objet, enveloppant cette systématique bien calculée, donne foi au Projet qui devient dès lors «civilisateur» (Là où je suis, j’y suis par juste intérêt, mais aussi au nom de l’unité de la raison «au nom de l’Un»): la Babel du Tout-monde est «sauvée» de la confusion par l’Occident!

Jusqu’à récemment, la rationalité objective occidentale, représentait dans les manuels scolaires, le «monde civilisé». En dehors de l’Un-civilisé, tout n’était que sauvagerie, étranges coutumes, maniérismes, rituels aussi bizarres qu’inutiles et irrationalité. Pour les occidentaux d’aujourd’hui ce désir mondialisant et totalitaire est à la fois «horreur» et sourde nécessité.

La logique d’aujourd’hui ne garantit plus l’Un, harmonie universelle, «corps (prétendument) inattaquable de la Vérité», comme idéal rationnel. La monade «univers» est devenue métaphore (idéal mathématique) pour dire ce dont la science connaît un bout, mais pas encore assez pour dire ce que c’est, si c’est «quelquechose». Aujourd’hui dans les sciences, «Univers» s’emploie comme épithète et non pas comme attribut: c’est une manière de nommer le réel, mais non pas une définition.
Objet

Dans l’ontologie, être, c’est être un objet concevable, autrement dit réductible à un jeu de propriétés organisé sous un principe. On dit «ceci est une fleur ou bien quelque chose d’autre» pour peu que cela soit un objet c’est-à-dire une construction mentale, connue ou possible. «Ceci» est le déictique qui pointe l’étant, «est une fleur» le prédicat qui représente conceptuellement l’objet. C’est en tant qu’objet «fleur» que l’étant est cueilli. Telle est la commission du discours ontologiquement vrai. (On connaît les dérives sémantiques de cette commission dans l’histoire «ceci est un homme, un citoyen, une femme, un enfant»)

Ainsi posé, le monde devient une tautologie où tout ce qui se conçoit bien doit pouvoir s’énoncer sous forme d’objet. Pour être concevable dans l’imaginaire de l’Un, il faut être un objet possible (la vérité n’étant jamais elle-même impossible).

Comment cet imaginaire clos est-il devenu le sens commun ou mieux pouvait-il avoir une autre vocation? «Et voilà que la terre devenait une, et qu’en cette densité se confirmait l’Un mandaté par l’imaginaire».

Dans ce canon objectivant de symbolisation du monde, le sujet est pris comme dans une cage (Wittgenstein) dont il ne peut sortir. Par quel biais les poétiques, les philosophies et les sciences sortent-elles des cercles  tautologiques du logos et des lieux communs de la métaphysique de l’Un.? Telle est la question que nous posons. «La fonction de l’écrivain, forceur de langage, la poétique forcée (contre-poétique), la poétique, science implicite ou explicite du langage sont des points d’entrée glissantiens. «Il faudra trouver d’autres manières de résister, sans faire de l’idéalisme»

Entre un étant et un objet conceptuel correspondant, les logiciens ont montré, d’ailleurs contre eux-mêmes, que la référence n’est pas partout transparente:Selon ces logiciens, le concept de «référence possible» est opaque. Ainsi, pour les mathématiciens aussi, la transparence des langages logiques est un mythe.

Néanmoins, le discours ontologique (parler d’objets), qui sert d’interprétant du monde dans la culture occidentale, quoi qu’incomplet et opaque en ses modalités, continue d’être pris pour l’unique manière de donner du sens au réel.

Critiquant le concept d’objet, Quine écrit: «Nous avons une pente à parler d’objets et à penser à des objets. Nous déconstruisons opiniâtrement le réel en une multitude d’objets identifiables et discernables...Parler d’objets s’est tellement invétéré en nous, que dire que nous parlons d’objets semble quasiment ne rien dire du tout; car comment y aurait-il moyen de parler autrement? ... On tend à penser que les façons provinciales que nous avons de poser des objets et de concevoir la nature se font mieux reconnaître pour ce qu’elles sont quand on les isole, et qu’on les regarde par contraste à un arrière -plan de cultures étrangères. Eu égard à la difficulté de transcender notre patron de pensée orienté vers l’objet, il convient plutôt de l’examiner de l’intérieur.»

Ainsi le concept d’univers (autre nom de l’Un) est un objet symbolique construit par la culture du logos. Dans cette culture ontologiste, tout univers doit pouvoir être univers de discours: tout ce qui est est concevable et doit pouvoir être prédiqué, autrement dit, tout être doit être représentable dans un langage. Qui contestera la redoutable efficacité de ce modèle, sa précision, sa simplicité (et sa souplesse quand on lui associe la théorie des nombres)?

Mais là n’est pas la question de «l’Intention poétique». Ce qui est en jeu, c’est l’holisme, le cosmisme de l’Un comme «système de penser» global, unique et totalitaire exerçant sa violente indifférence de la différence partout sur la planète depuis cinq siècles. «... les peuples qui ont engendré une philosophie souvent totalitaire de l’histoire, les peuples européens.» Qui a résisté à cette aliénation des cultures,  «Nous ne pouvons rien nommer, nous avons été sans nous en apercevoir usés en nous-mêmes, notre parler est impossible et quêté.» lit-on dans Malemort.

Le patron ontologique de l’objet brise ou traverse, dans l’indifférence des codes sociaux, les symbolismes de tous les lieux. Il s’impose sans nécessité de reconnaître les modes d’appréhension du réel et du temps préalablement en usage. Dans le champ social, la culture de l’ontologie n’est pas en opposition dialectique avec les cultures «ethnologiques» des lieux qu’elle traverse; elle les ignore comme étant non-pertinentes à l’unité de la raison. Depuis la négation de Parménide (non le non-être n’est pas), l’Autre de l’Un, c’est l’ensemble vide. «Car si à mon tour j'examine l'Occident, je vois que décidément, il n'a pas cessé de concevoir le monde comme solitude d'abord et comme imposition ensuite».

Depuis sa découverte, le monde vit sous cette pétition de principe du modèle de l’Un, unité globale unique contenant toutes les unités individuelles possibles. Même le sujet, représenté comme individu est un objet. «L'occident se constitua dans la règle d'une spiritualité dont l'intention la plus systématique fut d'isoler l'homme, de le ramener sans cesse à son "rôle" d'individu, de le confiner à lui-même». .

Aujourd’hui cette complétude imaginaire de l’Un craque de toutes parts. La poétique de Glissant participe avec les autres domaines de connaissance à l’implosion de cet Absolu qui a géré le monde depuis son avènement à la conscience des humains.

La logique ne soutient plus le logicisme (ni son contraire). Pour les logiciens, la preuve est faite que raison pure ne résiste pas à sa propre critique, que la mathesis universalis n’est pas complète sur la récurrence de ses opérateurs, qu’elle opaque et ne conserve pas l’identité partout. L’Un étant logiquement incomplet, il ne peut plus désormais servir de principe unique d’explication. Mais malgré Kant, Frege, Russell, Wittgenstein, Gödel, Quine pour l’espace logique, Condillac, Peirce, Saussure pour les systèmes de signes, ces données déconstructives, depuis deux cents ans, n’ont pas encore découragé tout idéal ontologiste et logiciste d’un universel absolument cohérent et complet. La science occidentale semble avoir, pour sa part, renoncé à l’idée d’un méta-système, tout du moins dans certains secteurs.

Etant

Etre et étant vont ensemble car, répétons le, il n’y a pas dans la pensée de détachement pur et donc pas d’étant sans objet. L’étant saisi est d’abord conçu ou rêvé.

Ainsi, l’étant ne nous est pas donné par la nature, mais procède rationnellement d’une construction de l’entendement. Ceci est connu: quand on étudie la substance d’un étant, ce n’est pas pour dire qu’il existe, mais pour y découvrir des propriétés relationnelles nouvelles.

Ce n’est pas en tant qu’étant que le réel nous touche. L’étant qu’on dit «sensible» est, tout comme l’objet, un immateriau. Les raisons et les causes de notre expérience du réel n’ont pas la forme d’individu ni d’objet. L’étant et l’être sont des formes (narrative ou discursive) de reconnaissance et de compréhension du monde. Ces formes mémoire appartiennent au sujet culturel: l’objet est discours et l’étant, récit.

Tout étant vérifie l’ensemble des propriétés de l’objet sous lequel il tombe; c’est en tant qu’objet que l’étant est lisible. L’objet de l’étant est abstrait, c’est une forme mémoire. Ce qui est là devant moi (étant) est un chapeau (objet): «décrire» un chapeau (étant) n’est pas équivalent à «expliquer» ce qu’est un chapeau (objet). Au regard du logos, l’étant est une figure et l’objet une forme:la figure d’un chapeau permet de distinguer un chapeau d’un autre chapeau; la forme d’un chapeau permet de distinguer un chapeau de ce qui n’est pas un chapeau.

Ainsi, l’être est un objet de discours, l’étant, exemplaire d’objet, individu (indivisible) est un objet de récit. Tout objet de récit est logiquement clos dans un objet de discours. Dans la doctrine de l’être, il n’y a d’étant que d’objet possible de cet étant. En clair, le concept d’objet, (malgré les efforts critiques des poètes, des philosophes et des scientifiques), reste le mode généralisé de symbolisation du réel en Occident. Qui peut effectuer la moindre description sans composer ou décomposer des objets en objets plus petits ? Comme si de l’univers, aux particules élémentaires tout n’était qu’objets assemblés.

«Etant» lui-même est un mot du logos pour désigner les valeurs des variables d’objets. Ainsi donc l’être et l’étant appartiennent au domaine de l’être: ce sont des concepts du même construit. Le sensualisme intuitif nous conduit, comme tout matérialisme, à prendre des étants comme point de départ. Mais l’étant n’est accessible que transformé en objet. Certes on peut concevoir des objets sans étants, mais, sans objet, il n’y a pas d’étant possible.

Les étants dans la poétique de Glissant

Glissant sort du rationalisme de la doctrine de l’être par la poétique de la langue. Y avait-il d’autres issues?  «Le premier outil culturel d’une communauté est la langue»., «Tous les langages s’inventent de la langue», «la langue ne grandit que par le langage, cette frappe du poète», «écrire c’est dire: le monde»

Dans la poétique de Glissant, le mot «Etant» reste un gérondif «l’étant est relation, et qui parcourt.», un récit non-accompli:«L’étant ni l’errance n’ont de terme, le changement est leur permanence, ho!». Cet étant-gérondif se raconte. Il se présente comme une chaîne de transformations dont chaque état porte la trace diffuse. Car les étants sont des porteurs de signes, marques des transformations, qu’il faut lire.

Mais qu’en est-il de ces étants narratifs quand la culture vole en éclats et quand la mémoire se vide? Glissant se donne des étants parce qu’il se situe au niveau de la survie des cultures:  «la Relation ne peut se tramer qu’entre des entités persistantes».

L’étant dans la poétique commence donc avec le décompte du temps, c’est-à-dire par la forme récit:

Relation d’objet

Tout étant (humain ou non) porte son histoire en traces. La lecture de ces traces tissées les unes les autres constitue cet étant comme signifiant. Le mode signifiant par lequel l’étant transite dans le temps s’appelle sa «relation d’objet». Cette relation (du verbe «relater») se donne par récits. Une Relation d’objet est une topique de traces narratives caractérisant une valeur singulière.

La relation d’objet, faisceau de traces marquées dans l’étant, formes spécifiques, déformations, cicatrices, appelle la lecture de chaque étant comme une énigme. Cette relation raconte par bribes une histoire reconstituée, nécessairement inscrite dans les limites conceptuelles d’un objet possible: Qu’advient-il d’un étant quand il change d’objet? Cette chose là, jeu de traces, est un tambour, cet autre qui bombine est une abeille. L’objet «abeille» contient tous les destins possibles d’abeille car quelque soit ce qui arrive à une abeille (étant), il ne lui arrivera qu’une histoire d’abeille. Qu’advient-il à un homme quand, soudainement, il vit autre chose qu’une histoire d’homme? Aucun étant ne peut sortir des limites de sa relation d’objet sans perdre l’intégrité de son identité.

En principe, la relation d’objet de tout étant est, quoi qu’inattendue, toujours logiquement concevable. Mais qu’en est-il du «captif», du «razzié», celui qu’on enchaîne et qu’on transborde? Ici, un étant change d’objet. Il était homme, le voilà «nègre». Dans le cas de la Traite, tout est bouleversé: l’humain change d’objet et donc de destin possible. Le rapt, la captivité, le transbord et l’univers de la plantation transforme un captif en objet hybride entre la chose, l’animal et l’homme. Cet objet qui n’a ni ne peut avoir de définition propre, qui n’autorise ni la pensée réfléchie ni l’identification, ne porte que le nom de sa relation, à savoir «nègre». L’étant nègre n’a pas d’objet, pas d’être, il n’a qu’une histoire. «Nègre»  pour Senglis ou Laroche se dit: mes nègres, vos nègres, à qui est ce nègre? . Le nègre est une relation (nègre de qui, quoi ). Le nègre-individu n’a pas cours. Là commence la relation de cet étant sans objet propre. La trace d’un gène résume toute l’histoire.

Racine de la Relation

Le choc du Projet Occident instaure une Relation dans le Tout-monde de l’origine. Cette Relation établit le monde comme objet et constitue le vrai commencement de son histoire: (1500 env = 1° siècle). Cette conversion symbolique, écrite en «prophétie du passé» permet de définir un domaine «Avant le commencement», dans lequel le temps de l’histoire de chaque monde se date logiquement en nombres négatifs (certaines histoires étant presque totalement perdues). Ce qui se compte avant le «Premier siècle», et tout particulièrement l’histoire européenne ne peut plus se donner comme temps universel. Cette histoire singulière n’est que celle d’un monde dans ses rapports avec son environnement méditerranéen: elle n’a pas encore rencontrée celle que se raconte les incas. Les européens font la découverte du monde par les navigateurs et l’héliocentrisme de Copernic. Les indiens, africains font sa découverte par le génocide et la traite. Nous sommes issus d’une «digénèse».

«Nous sommes à la racine de la Relation». Elle commence avec l’histoire du dépeuplement et du peuplement des Amériques.«La véritable Génèse des peuples de la Caraïbe, c’est le ventre du bateau négrier et c’est l’antre de la plantation». La naissance de «ma mémoire» commence avec sa fin. Avant le «ventre du bateau», je ne sais pas, j’étais autre. Le temps, pour moi, commence à cette transformation: mon histoire commence avec celle du monde.

La trace, le corps et le temps

Le «migran nu» n’a pas emporté d’objet avec lui, pas même un instrument fut-il de musique; le voilà dévêtu, puis revêtu à l’uniforme. Mais néanmoins il transporte avec lui ce qui reste inscrit, les postures et surtout les cadences du corps. Glissant lit dans la danse et les musiques noires des Amériques, «les traces de nos histoires offusquées». La créativité de ces topiques de traces définit et identifie tout étant qui porte cette histoire.

Tout geste de vertébré implique un parcours complet de son ossature. Dans ce réseau d’articulations solidaire et connexe, le corps, à chaque mouvement, à chaque contact, effectue un parcours complet sur lui-même. Ainsi dit-on, un coup bien porté résonne dans tout le corps, corps de celui qui le reçoit, mais aussi de celui qui le donne. Quelque soit le mouvement (ou le choc), ce corps retrouve et cultive son équilibre par la cadence, (au sens d’un parcours qui transite par son point d’origine). Le corps ainsi conçu n’est pas tant une masse que du rythme et du tact, c’est-à-dire du temps socialement structuré.

Cette boucle de temps, qu’on appelle mouvement du corps et qui est commune à tous les systèmes animés articulés, a un statut particulier chez les animaux culturels. Pour les êtres doués de psyché, tout mouvement du corps possède, en plus, une représentation (gestes) laquelle varie selon les cultures et groupes de cultures. Le jeu des formes de gestes constitue un réseau d’attendus qui unit dynamiquement les corps individuels en corps social interagissant. Ce réseau de gestes culturellement normés se maintient pour l’essentiel en traces et continue de marquer symboliquement l’activité du migran nu dans ce qui est désormais son nouveau monde. «la trace, c’est manière opaque d’apprendre la branche et le vent».

Les africains des Amériques ont perdu les mythes qui fondent le temps, mais non son mètre. Car pour conserver la cadence africaine du corps, le tambour, ou tout autre instrument n’est nullement nécessaire. La hanche, la voix et le regard peuvent longtemps suffire. Les systèmes d’intonation, les gammes et les modes musicaux disparaissent avec les langues et les systèmes de symbolisation avec leurs graphismes, mais la cadence et les poses marquent l’identité et restent inscrites dans des manières du corps qui socialement se maintiennent à travers les individus. (On se touche, on se porte, on se bat, on se bouscule, on coopère, etc. on marche ensemble ou les uns vers les autres, on s’appelle de loin et on répond dans une sorte d’opéra, de corps de ballet social sans cesse réinventé selon les contraintes et les possibilités du lieu).

Corps en créole

Dans l’ontologie occidentale, «corps» est indétachable de «masse». Le corps, ici n’est pas celui du temps du transfert, rythmes des «corps-à-corps» sociaux, mais une durée de dépérissement de la «chair». Le corps cartésien, rétréci par son opposition à l’esprit, constituant la part non-pensante ne représente pas tout l’étant.

En langue créole, «corps (ko)» ne désigne pas une masse contenant un esprit, mais une relation réflexive: «.kjenbé ko: tenez-vous bien» Le corps (en créole) s’appelle lui-même sans la médiation d’une ontologie et apparaît de cette réflexivité. Dans cette sémantique particulière, l’étant n’est plus un objet, mais une boucle réflexive. Le corps connaissant, par la cadence qui repasse par son point d’origine, définit l’identité par la répétition. Car sans nul doute pour les africains des Amériques, les cadences du temps constituent un identifiant. On ferait dire à un individu aliéné dans le mythique de la filiation «je suis un lointain descendant» plutôt que «j’en porte la trace».

Mythe de l’intériorité

Dans le sens commun issu de l’ontologie classique, le corps est représenté comme le lieu de l’âme; un corps habitat, en quelque sorte, abritant un Moi, (objet inscrit dans un autre). Cette représentation spatiale en creux donne, par filages métaphoriques, un «monde intérieur» opposé à un autre, «extérieur», mondes entre lesquels est sensé circuler la pensée. Du fond de cet étrange corps creux, un Moi non moins étrange «s’exprime», «se déprime», «se réprime», etc. selon le paradigme de la pression propre à la mécanique des fluides. De filages en filages, on complète la métaphore de la machine thermodynamique par la «pulsion», «répulsion», «impulsion», «défoulement», «refoulement» etc. En des mains inexpertes ce vocabulaire, employé par la psychanalyse, quitte aisément le champ freudien pour investir celui, plus naïf, d’une «psychologie des profondeurs de la machine humaine». Ainsi, de «profondeur de la mémoire» en «pensées profondes», la représentation occidentale de ce Moi enfermé dans un corps constitue un imaginaire d’une étrange solitude narcissique. Quand bien même«Artaud, Michaux: qui ont si complètement fait table rase des vieilleries psychologiques où se tassait la poétique d’Occident».

«L’ inouïe intelligence de la Relation» nécessite une remise en cause du sens commun directement induit de la doctrine classique de l’être. Ce sens commun universellement prégnant donne l’impression que la Relation parle à l’envers. Le discours de ce sens commun, qui traite l’étendue comme un espace géométrique, la psyché comme une logique déductive, le temps comme une généalogie et le corps comme une boîte à esprit, ne saurait rester en l’état. Dans cette lecture, c’est le discours critique qui est lui-même en cause car ici, il faut d’abord déconstruire pour voir. Il faut remonter le fil de l'histoire, jusqu'à son noeud. Ce parcours à rebours du discours de l'histoire n'est pas linéaire, mais doit suivre les détours abyssaux de la mémoire. Il semble que «seuls les poètes» se soient donné pour tâche d’en remonter le fil et de délier les noeuds. «Chaque approche critique du mode de contact entre peuples et cultures fait deviner qu’un jour les hommes s’arrêteront peut-être, bouleversés par l’inouïe intelligence de la Relation qui sera en eux - et qu’alors ils salueront nos balbutiantes presciences.»

La race et la filiation

De même que les physiciens et les logiciens pour «l’Absolu», les sciences bio-génétiques ne se portent plus garant du pseudo-concept de «race». De leur point de vue (hématologie géographique, etc.), parler de «races humaines», c’est scientifiquement ne parler de rien. Puisque ces catégories sont non-pertinentes dans le réel, c’est donc dans le champ symbolique qu’il faudra chercher leurs objets. On utilisera deux outils: la «filiation» qui est une relation d’ordre sur le temps et la négation.

Comme exemple de cette relation, les occidentaux, par la métaphore ordinale de l’anthropologie coloniale «primitifs, primaires, premiers», se sont donné des contemporains comme ancêtres. Ces contemporains ne sont pas simplement autres et différents dans l’étendue, ils le sont aussi le temps; ils sont plus «anciens». Ils sont sensé faire image de ce que les sujets occidentalisés ne sont plus. Sur la flèche du temps, ils ont désormais pour fonction de représenter un âge de l’humanité. Certaines cultures dans ce monde ont longtemps subi cette priméïté imaginaire qui les plaçait dans le hors-temps du présent.

Dans ce contexte de race, la négation est métonymique. La métonymie, dans une poétique moins vieillotte qu’à l’accoutumée, consiste à nommer les objets par un de leurs attributs. C’est une construction logique absorbante: (on dit une voile pour un bateau parce que une voile + un bateau = un bateau). De même, «Nègre» est une désignation par un attribut visuel que les européens eussent trouvé beau s’ils étaient venus en amis. Le nègre, homme saisi par sa couleur de peau, est un animal métonymique.

La question de la «race» est une forme du mythe de la «filiation par négations». Articulée sur la sexualité, la filiation se conçoit comme un continuum de reproduction sans apport externe qui maintient, non pas une identité qu’elle n’a pas, mais sa différence. Le «blanc» n’est pas une essence (ni un peuple ni une nation): il n’est définissable que comme ensemble de sèmes négatifs. C’est un phénotype imaginaire défini défectivement.

La pureté de la filiation est une clôture, un enfermement paranoïaque en même temps qu’une forme d’immortalité de la substance. Cet étrange fantasme de la filiation, forme mémoire de l’origine, structure la pensée raciste. «je descends en ligne droite d’un continuum de «blancs». Dit dans sa trivialité, le discours raciste est illisible et insupportable.

La pureté raciale est une pure invention des blancs (pur juif, pur aryen, pur serbe),etc.
Le racisme n’est pas une pensée nègre. «Pur noir» ne veut rien dire pour un noir. Le mythe de la pureté noire n’existe pas chez eux: la pureté raciale est le syndrome exclusif des blancs. L’expression «pur blanc» est un pléonasme, mais «pur noir» est une expression insolite qu’aucun noir ne revendique: «un pur noir des Grands lacs»! Un noir peut être raciste politiquement, mais non pas mythiquement.

Métissage

Le Code noir est l’ancêtre français du racisme moderne. En fait, la pensée raciste est une institution d’état. Elle commence avec la question du métissage et du non-partage de la propriété foncière. C’est dans la symbolique juridique que la symbolique raciale trouve sa première inscription: Capturé, transbordé, attaché au travail servile, le noir est une valeur marchande. Le racisme, à son origine, apparaît comme une institution produite par le pouvoir d’état et non une invention spontanée des peuples. L’invention de cette monstruosité, sa mise en forme, commence par l’oeuvre des politiques, économistes et juristes colbertiens. Le mythe ici germe à partir d’un code:les «noirs» sont métissables, les blancs, par définition, ne sont pas métissés. L’expression «blanc-métis» est un oxymore et «blanc pur» un pléonasme.

Mélange

Le mot «métissage» vaut pour «mélange de substance» procèdant ainsi de la diversité vers une unité homogène. Mais ici nous entrons dans un chaos de sens. Car dans la langue, on ne parle de «mélange» que pour désigner une fusion dont on peut distinguer les composantes, «un mélange de carmin et de terre de sienne», etc. Tout mélange se définit par le maintien de ses distinctions originelles. Ainsi, les mélanges de substances ne sont pas des mélanges de noms; noms-relation et non pas d’entités, comme «laiton», «café au lait», «mulet».

Avec le mot «métis» et ses dérivés, la poétique de la Relation montre à chaque trait ses chaos de sens comme autant d’invariants aussi redoutables qu’imaginaires. Ainsi, il n’y a pas de verbe «métisser»: «je métisse, tu métisses, il métisse, nous métissons, vous métisser, ils métissent», pas de forme active ni passive ni pronominale: «j’ai été métissé par mes parents» «je me métisse avec elle», «métissons-nous, métissez-vous!». Ces expressions sont déviantes et ridicules parce que le métissage n’est pas une action. C’est nécessairement un accompli, a posteriori, un donné à lire, un donné-à-penser, un mythe. Personne ne fait du métissage ni personne ne métisse; il y a seulement des métis et des métissages.

Assurément, un couple mixte ne constitue en rien un métissage. Le trio formé par ce couple plus enfant métis ne constitue pas non plus un métissage.  «les Dupont se métissent ou sont métissés» ne désigne pas une série d’actes sexuels, mais la tendance d’un lignage. Le métissage n’est pas une création à l’échelle des individus, mais un fait politique et mythique des sociétés .Dans le métissage, en société d’apartheid, blancs et noires se mélangent sans toutefois tout mélanger.

Lecture de «négritude» dans une contre-poétique

Selon qu’on lit dans une philosophie du concept ou dans une poétique de la langue, «négritude» devient affaire de prédicat, «nègr» ou affaire d’affixe, «itude», comme lassitude, servitude. Détacher le prédicat conceptuel «nègr», c’est induire une essence à partir de la trace génétique et refonder à l’envers une idéologie raciste, (le négrisme sous toutes formes). Les lectures conceptuelles de «négritude», réduit à son prédicat «nègre», sont prises dans le piège de la filiation et investissent le chaos de sens de la «pureté noire».

Contrairement à la doctrine de l’Un, la poésie ne parle pas en objets et donc ne détache pas les prédicats. Chaîné au prédicat «négr», le suffixe «itude» de négritude marque la «condition nègre». La condition nègre est celle des «damnés». C’est la marque d’une expérience historique particulière et en même temps universelle pour la condition humaine.

Alors que le suffixe «ité» dans africanité, francité, antillanité, créolité est un trait d’essence, ((ité) est un suffixe nominalisant), le suffixe «itude» est adverbial, gérondif et porte une forme non-accompli du temps. La négritude est attitude: Elle n’a pas l’être pour objet. Elle n’est pas prédicable comme une idée, elle n’est qu’expérientiale, c’est un savoir. Ainsi la négritude n’est ni un concept ni une esssence inscrite génétiquement, mais la manière de porter une histoire, expérience aux limites de la condition d’homme (servitude).

L’africain ne serait jamais devenu nègre sans l’imposition de cette condition. Il ne l’était pas avant l’arrivée des européens: le blanc est l’inventeur du nègre. Ce gène qui sert de marqueur différentiel, la poétique de la négritude l’a renversé en armes de l’histoire. La négritude, comme toutes les poétiques du Discours antillais, est une épique.

Métis littéraire

Le métis, dans la littérature, est un personnage tragique: produit de la faute de qui l’a fait tel, lui qui serait blanc sans la négresse de son lignage, le métis est un personnage pris dans un amalgame de scènes qui précisément ne doivent pas être mélangées. La faute sexuelle qui commande son destin, la trace infamante dans son «sang», l’impureté de sa filiation est visible. Dans la tragédie, le fils maudit sa mère, entrave identification au père

La tragédie du métis est sa négritude. Il habite lui aussi la «blessure sacrée».
Les sociétés du métissage constitue les cadres de cette tragédie, monde double dans lequel la société a déjà prévu le dernier acte.

Créolité

Le mouvement littéraire de la Créolité menés par des «écrivains de la Relation»  participe lui aussi d’une poétique du chaos-monde. Cela se lit dans son mode de nomination: «Ni Européens, ni Africains, ni Asiatiques, nous nous proclamons Créoles.». La «Créolité» est posée comme un acte de langage. «Se proclamer Créole» n’est pas simplement «dire» une proposition vraie ou fausse, c’est faire, effectuer un acte d’auto-identification. Cet acte qui prend la langue comme identifiant n’engagent que ceux qui l’effectuent. Est Créole qui se proclame Créole. «Nous nous proclamons Créoles» est un monologue à l’unisson. Il n’y a rien à répondre.

La Créolité a traversé les sociétés antillaises comme une angoisse de langue. La pragmatique littéraire de cet acte de langage, fondé sur «un tourment de langue» (dans le langage de Glissant) a donné des oeuvres qui par leurs mérites ont acquis un momentum médiatique certain (prix, traductions etc.) dans ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui «The world literature» (en fr, littérature du Tout-monde). Clairement, la Créolité a réussi son pari. Elle a le mérite d’avoir pris la langue créole pour lieu, d’avoir concentré de la passion sur elle, de l’amour, du respect, d’avoir fait de cette langue un miroir troublant. Tel est le travail d’une génération d’écrivains (dont nous lirons bientôt les oeuvres post-créolité de certains).

Créolité des choses et poétique du chaos-monde

La créolité étant une attitude et non une propriété, doit-elle assumer la créolité des choses? La proclamation et la prédication sont elles à contre-emploi? Enuménons quelques exemples de prédication: un meuble «créole» est une pièce de collection ou une copie récente faite par quelqu’un qui se proclame créole (ou pas). Par contre, un meuble «antillais», est un meuble ancien ou moderne, crée peut-être par quelqu’un qui se proclame créole et qui fait son travail. Dire que le «bélé» est une musique créole est un singulier abus de langage (mais qui prend corps) alors que les chansons sur Saint-Pierre sont créoles littéralement. Par contre le Zouk, musique internationale du Tout-monde, qui ne se chante qu’en créole, n’est pas «créole», mais plutôt «antillais»: sa proclamation est dans sa musique.

En multipliant les exemples, le tissu des emplois montre qu’au regard de la flèche du temps, toutes occurrences du prédicat «créole» sont orientées vers un passé alors que le prédicat «antillais» intègre tous les temps. Dès lors le sens de la proclamation initiale est désorienté car l’identifiant, la langue créole, n’est pas un passé mais un espace de création et de proclamation. La langue n’est pas dupe du sens et ne changera pas de nom. Peut-on se proclamer en son nom?

Mode de production

La référence au mot «créole» ne dépasse jamais, semble-t-il, les limites du mode de production des plantations. Celui qui «se proclame créole» reconnaît son histoire dans l’Amérique des plantations, mais le vocable n’atteint pas l’Amérique industrielle et urbaine.
Après les migrations vers les centres industriels urbains qui commencent aux USA après la guerre civile, le terme n’a subsisté dans la langue anglaise que pour pointer une manière d’être quelque peu folklorisante propre à la Nouvelle Orleans ou quelques lieux semblables. La poétique du blues (même celle du Sud profond) et celle des Gospels l’ignorent totalement. Les nègres sortis des plantations ont vécu leur «condition nègre» dans le Sud et dans le Nord sans référence à une quelconque créolité lexicale. Le nègre (negro, nigger, coloured poeple) est resté nègre jusqu’aux Civil Rigths Mouvement (années cinquante, soixante, soixante dix) à partir duquel il s’est renversé en «black» (black power, black is beautifull, black Dada Nihilisimus (Leroy Jones).

Les industries manufacturières caractéristiques du Nord des USA, ne génèrent pas de sème «créole» dans l’histoire pas plus que le secteur minier. Les nègres passent de la condition d’esclave dans le Sud à celle de sous-prolétariat dans le Nord: ils n’appartiennent plus à personne, mais ils ne s’appartiennent pas d’avantage. Ils se métissent certes, mais le mot «créole» ne s’applique pas. Leur société est un apartheid.

Ville créole par excellence, Saint-Pierre avant la catastrophe où les métis, désignés créoles désormais, occupent une place sociale non-négligeable, est adossée à l’économie de plantation. Elle tire sa richesse du commerce, des techniques et de l’administration. Mais aujourd’hui, Fort de France, ville antillaise, n’est pas «créole» au sens de bourgeoisie coloniale que l’on attribue à l’ancienne Saint Pierre. Il est vrai que la société d’habitation n’a jamais été son support économique; la référence agraire y est pauvre quoi que souvent invoquée. D’où Fort de France tire-t-elle ses richesses? Pas de l’économie de plantation en tous cas.

Autre cas - La seconde génération née en Europe après les «bossales du Bumindom» reste très attachée au lieu d’origine, mais elle ne se proclame pas créole et a perdu la langue. Elle se dit «black». Cette dernière appelation s’est répandue dans tous les pays à forte immigration noire. Ainsi le mot «nègre» a disparu du vocabulaire afro-américain et afro-européen tout autant que le mot «créole». Les dérivés de ces deux termes sont restés en usage dans les Antilles francophones et dans le monde latino-américain quoi que de manière toute différente. Aujourd’hui aux Antilles, «nègre» est un créolisme de «nèg» qui veut dire Homme dans une certaine histoire. Les noirs des USA et d’Europe «se proclament Black» au sens mondial de la négritude: pour eux «créole» est un terme régional et «nègre»  n’est qu’une injure hors d’usage: «le mot, cette société déjà» (SJ Perse)

Créolisation

Dans les lieux où la référence historique à la Plantation fonctionne, le mot «créole» continue sa trace comme un phénomène induit. Il sert d’identifiant à une fin d’errance, une reconnaissance de «l’être là». L’île ne dérive plus au rythme de ce bateau négrier, empilé d’êtres partis pour un voyage aux limites du temps. (J’arrive des quatre siècles de mon voyage transcontinental, depuis quelques instants à peine - Glissant, L’américain).
Les Antilles, l’autre Amérique  DA13

Mais comme pour la «négr-itude», la «créol-isation» se lit dans le signifiant: le radical détaché «créol» porte toute les différenciations (hétérogénéité), diversité:«J’appelle la langue créole une langue dont les éléments de constitution sont hétérogènes. La désinence (restée attachée au radical) «créol-isation» porte l’identification. Ni mélange ni métissage, la créolisation met en rapport le divers, tout en maintenant l’identité. La créolisation est un espace formé par des différences «solidaires et solitaires» (souvent violemment opposées et narcissiques partout), n’ayant pour mythe fondateur que la relation de leur lien. Dans ces espaces, chacun avec sa présence apporte à l’autre son opacité.

Ce que Glissant appelle dans sa poétique «créolisation» est une lecture du Chaos-Monde du point de vue de son lieu propre. Mais la créolisation ne semble pas pouvoir être un modèle de dialogue des cultures attendu que la société de plantation qui constitue sa matrice n’a jamais connu d’autre dialogue ni d’autre culture que celle d’une agriculture de type haute rentabilité capitaliste et celle de la rigueur d’un appareil d’état: La plantation est un lieu de déculturation par l’individuation; les bas-normands, les toucouleurs et les arawaks ne se sont que peu rencontrés. On ne voit rien dans la société créole de plantation, dans la standardisation de son apartheid ou celle de son économie mono-orientée, qui soit modèle de contacts inter-culturels. La colonisation ne créolise pas, elle nivelle. L’habitation est structurée par la tyrannie, dans le dialogue, la réponse est toujours déjà contenue dans la parole. Dans lequel de ses emplois, le mot «créolisation» dans cet espace marchand désigne-t-il un modèle ouvert? Réponse: la colonisation créole a produit une «créolisation» à son insu. «La créolisation en acte qui s’exerce dans le ventre de la plantation -l’univers le plus inique qui soit.»

Si «créole» (au sens du prédicat glissantien) retient l’hétérogénéité comme caractéristique, il installe un chaos de sens, un amalgame d’échelle car, la diversité, (en poésie comme science et à l’instar de la géométrie), ne commence pas à la figure, mais à la forme. Ce n’est pas l’hétérogénéité des éléments qui est pertinent (il suffit qu’il soient distincts), mais la relation qu’ils forment et elle uniquement. Sous cette relation, l’hétérogénéité des éléments disparaît sous forme de différences pertinentes et signifiantes. Cet invariant «relation» qui surdétermine tous ses éléments est une langue, c’est une forme et non un agrégat aléatoire. Les langues ne naissent pas de débris de langues, mais de la faculté de langage,  faculté des groupes humains à produire des langues.

L’hétérogénéité contient les traces de l’histoire de l’objet, mais ces traces sans cet objet sont muettes (de même qu’un objet sans elles est non-pertinent): le récit de la formation d’un objet ou de sa découverte sont indépendants de ses mécanismes de fonctionnement.

L’offrande poétique

Ce long détour dans les poétiques du Chaos-monde était-il nécéssaire pour montrer que le mot «créolisation», à l’opposé de «Relation», ne désigne ni ne peut désigner une catégorie (encore moins un concept): pour Glissant, la créolisation est une offrande poétique. «je vous présente en offrande le mot de créolisation pour signifier cet imprévisible de résultantes inouies». L’offrande de la créolisation est une manière créole de nommer la poétique du chaos monde.

«Pourquoi ce terme de créolisation s’appliquant à des chocs, des harmonies, à des distorsions, à des reculs, à des repoussements, à des attraction entre éléments de culture?»
 
Le nom «Créolisation» est une forme du Discours antillais pour dire les effets de la  Relation du Tout-monde: enharmonie des cultures, non-prédictibilité de leurs contacts, arythmie des dialogues, chaos de sens. Glissant ne pouvait nommer la mise en Relation des cultures qu’à partir de la sienne propre: «le lieu étant incontournable», il nomme «créolisation» ce qu’un autre d’un autre monde sera tenu de nommer à partir du sien. Dans le chaos-monde, les mots ont une intentionalité oblique. Les cultures se vivent dans l’image des cultures avec lesquelles elles sont en contact. La créolisation est une co-présence de cultures toujours partiellement opaques.

La créolisation du monde  «le monde se créolise» réalise pour Glissant l’Intention Poétique. C’est un voeu. L’espoir renverse la «prophétique», la Relation en devenant positive devient du même coup futur.

Aujourd’hui, sous la poussée des cultures, la culture occidentale effectue sa mutation et assume la crise de sa Relation au monde.  «Quittez le cri, forger la parole». Le cri des cultures, muet pour le discours la culture occidentale pendant ces cinq siècles, a «irrué» comme langages du monde. Le Tout-monde «rayonne de langage» (pour expliquer Glissant par Césaire). Il ne faut pas faire de l’idéalisme en songeant que nous allons vers une harmonie: «Je pense que la Relation n’est pas vertueuse ni morale et qu’une poétique de la relation ne suppose pas immédiatement et de manière harmonieuse la fin des dominations».

Méthode contre-poétique

La position de l’analyste consiste à se situer dans la topique de la poétique et d’en filer les conséquences jusqu’aux limites de l’étendue. Cette position est rendue nécessaire par la destruction critique de tout positionnement externe opérée par la poétique elle-même. Ainsi, l’analyse est une relation de voyage dans un réseau: parcourir la topique de l’intention poétique «du voeu du total aux sites de l’Un». Ce parcours est particulier parmi un grand nombre de possibles.

Nous sommes entrés dans cette quête philosophique par la littérature, le Discours antillais en tant qu’il effectue son noeud. Le chemin s’est ouvert sur la question de l’exclusion de la poésie du champ de la connaissance. La solution apparue, et qui autorise quête, se résume ainsi: la philosophie présocratique de l’Un, qui fonde logique du concept d’objet et le langage de la théorie de la connaissance, est une poétique auto-oblitérée.
 
Contre cette poétique (sacrifiée), Glissant propose des «poétiques forcées», «contre-poétiques» qui portent d’abord sur l’espace-temps (la filiation et son contraire, l’étendue). Ces deux catégories en opposition rendent lisibles le tout-monde originel, le projet-occident, et l’histoire monde en tant que ce monde est mis au jour par l’imposition de la Relation.

Avec la traite, un étant humain change d’objet, étant métonymique, anomalie dans la doctrine de l’être. Dès lors cette doctrine, nous l’avons visitée par ses manques (saluant au passage les domaines scientifiques appartenant au paradigme du chaos, qui font de même). Parmi ces manques apparaît la question de la trace. Le migran nu, l’étant métonymique, porte des traces par son corps parce que ce corps n’est pas un objet contenant un esprit: il est réflexif, socialement articulé: il fait corps.

Quittant la contre-poétique de l’être, nous avons donc suivi une contre-poétique de la trace en découvrant les «chaos de sens» de la filiation (race, métissage):le racisme apparaît comme un mythe induit de la société marchande.

Puis d’autres chaos de sens nous appellent avec le concept d’objet, (radical «créole» de créolité): dans la créolité, la prédication et la proclamation sont en amalgame de temps.

Reste enfin le radical «créole» de (créolisation). La créolisation se définit comme différentiation et identification. Mais la différentiation par éléments «hétérogènes» «irrués», agités comme dans un mouvement brownien ne génére pas d’invariants symboliques. Les langues n’apparaîssent pas du chaos des signes, mais de la faculté de langage.

Néanmoins cette analyse aléthique de la «créolisation» est une fausse question puisqu’il s’agit non pas d’un objet conceptuel, ni d’un système prétendu, mais d’une «offrande», un «Voeu», un «rêve» qu’on voit émerger ici et là dans le Tout-monde, une «prophétie du passé» renversée en futur.

 Avec «l’offrande poétique», nous butons contre une limite du questionnement pertinent qui signale la fin de l’analyse. «L’artiste a besoin d’avoir raison au moment qu’il pétrit sa création, le scientifique a besoin de douter, même quand il a prouvé».

La question sur la place de la poésie dans la connaissance par lequel nous avons commencer cette quête philosophique reste donc ouverte. Ainsi la poétique de l’Un n’est pas complète, mais il est heureux que celle de la Relation ne le soit pas non-plus. Le cas contraire transformerait en la Relation en Un.

Septembre 1998

 

Bibliographie

BERNABE J. CONFIANT R.CHAMOISEAU P. Eloge de la créolité, NRF Gallimard Presses universitaires créoles Paris 1989
CESAIRE A. Les armes miraculeuses, NRF poésie Gallimard 1970
COURSIL J. Edouard Glissant, le Travail du poétique, in Carbet N°10 Fort de France 1989
COURSIL J. L’éloge de la Muette, in Césure revue de la convention psychanalytique  Paris 1997
GLISSANT E. Oeuvres Complètes, ed NRF Galimard Paris
HEIDEGGER M. Etre et Temps, trad Vezin ed NRF Gallimard Paris 1976
PRIGOGINE I. Les lois du chaos, ed Flammarion Paris 1994
QUINE W.O. La relativité de l’ontologie et autres essais, trad Largeault ed Aubier Paris 1977