ESPACE CRÉOLE N°9

Revue du GEREC

  

Le système du temps, de la modalité et de l'aspect en créole guyanais

 

par Daniel SCHLUPP

Friedrich-Schiller-Universität Iéna

 


SOMMAIRE

1.
Introduction
2.
Les modalités temporelles
3.
Les modalités modales
3.1
Le réel
3.2
Le futur
3.3
Le futur imminent
3.4
L'irréel
3.5
La permission, la capacité et la possibilité
3.6 L'éventualité
3.7 L'obligation et la nécessité
3.8 La probabilité
3.9 Existe-t-il une catégorie subjonctif en guyanais?
4. La modalité aspective
5. Les aspectuels
6. Les auxiliaires
7. Cconclusion
  Notes
  Références bibliographiques
 

1. INTRODUCTION

On sait que les documents et textes, tant anciens que modernes, relatifs au créole guyanais ne sont pas nombreux et que les études disponibles ne présentent que des vues d'ensemble, parfois assez sommaires, de son système phonologique et grammatical tout en incluant souvent quelques remarques sur le vocabulaire. De ce fait, nous nous sommes proposés d'analyser plus en détail un aspect de la syntaxe du créole guyanais, le système du temps, de la modalité et de l'aspect (= système TMA) dont la structure serait liée au bio-programme (cf. Bickerton 1974, 1981, 1984).


Notre analyse du système TMA guyanais, qui dans ses grandes lignes suit le cadre théorique établi par Bernabé (1983, 1987) et, à la suite de Searle (1969) tient compte aussi de la typologie des actes de langage, est basée sur un corpus à deux volets. Le premier repose sur l'analyse des textes anciens et modernes produits en créole dont on trouvera une liste sommaire dans Schlupp (1994: 149 s). Le deuxième repose sur des tests de grammaticalité que nous avons pu effectuer pendant deux séjours en Guyane française (de mars à juin 1992 et d'octobre à novembre 1992). Ils ont été effectués avec l'aide de 14 témoins âgés entre 33 et 70 ans et originaires de Cayenne, du cercle Oyapock-Approuage, et du littoral, à l'exception toutefois de la région entre Iracoubo et St-Laurent-du-Maroni. A cela s'ajoutent des notes prises lors de conversations quotidiennes et de séances d'écoute radiophoniques (cf. Schlupp à paraître b: 7s.).

Notre description poursuit deux buts. Dans une démarche descriptive qui est à la fois synchronique et diachronique et, de ce fait, comparative, nous avons d'un côté établi l'inventaire de ces éléments grammaticaux qui en créole ancien et moderne servent à assurer la fonction prédicative de prédicats verbaux et non-verbaux et analysé leur comportement dans des phrases simples et complexes, repérés par rapport au moment de l'énonciation présent ou à un autre point de repère. Nous avons pu remarquer d'abord que le système TMA guyanais, système qui repose sur un repérage temporel relatif et non absolu, se caractérise par une diversité beaucoup plus grande qu'elle ne ressort des études actuellement disponibles (cf. Horth 1949, Saint-Jacques-Fauquenoy 1972, Contout 1973, Peyraud 1983, Fauquenoy-Saint-Jacques 1986) et qu'on ne constate pas de rupture structurale fondamentale entre l'emploi moderne et ancien des modalités prédicatives. Les raisons des quelques changements survenus (p. ex. l'élimination de l'ancienne modalité wa et de la suite té wa ainsi que des anciennes formes p' et pou du négateur, l'antéposition de la réalisation pa du négateur à toutes les modalités prédicatives etc.) doivent être cherchées dans le souci d'une part d'accroître la force expressive des catégories, et d'autre part de donner une cohérence interne au système (cf. aussi Fauquenoy-Saint-Jacques 1986: 118s.).

Dans un deuxième temps, nous avons essayé de déterminer dans quelle mesure les catégories relevées répondent à celles qui ont été prédiquées par le système TMA protocréole et basilectal tel qu'il a été défini par Bickerton (1974, 1981, 1984). Nos résultats mettent sérieusement en doute l'existence, en guyanais, d'un tel système et soulignent le rôle important du système complémentaire des aspectuels et auxiliaires qui servent à nuancer considérablement l'expression du temps, du mode et de l'aspect. Ceux-ci mettent en évidence la prépondérance du système d'expression de nuances aspectives et aspectuelles sur le système d'expression de nuances temporelles.

Dans les lignes qui suivent, on se limitera à une présentation sommaire du système TMA guyanais et on dressera une liste de ces éléments qui viennent nuancer l'expression des trois catégories. Un traitement plus détaillé sera toutefois consacré aux modalités prédicatives appartenant à la catégorie mode et aux verbes modaux.

2. LES MODALITES TEMPORELLES

Le guyanais dispose de deux modalités temporelles: à valeur d'antériorité et øà valeur de non-antériorité. Le comportement des deux modalités correspond partiellement à celui prévu par Bickerton (1974, 1981, 1984) pour ces langues créoles qui, dans leur système temporel, établissent une catégorie (+/- antérieur) et font une distinction entre verbes d'action et verbes d'état. C'est dire que le sens porté par té et ø dépend essentiellement du sémantisme que véhicule le verbe auquel ils sont antéposés1.

Lorsque té précède un verbe d'action, il exprime normalement l'antériorité d'un procès accompli par rapport à un autre procès situé dans le passé qui sert de point de repère temporel ou par rapport au moment de l'énonciation présent: mo pran tou sa mo té séré "j'ai pris tout ce que j'avais caché", mo té alé pou vandé mo kwak "j'étais parti pour vendre mon couac". Par contre, lorsque le verbe d'action apparaît non-marqué, on a affaire à deux modalités zéro: celui de l'antériorité et celui de l'aspect accompli, le dernier pouvant entraîner une valeur d'accompli dans le présent ou une valeur événementielle: mo pa konprann sa to di mo a "je n'ai pas compris ce que tu m'as dit", i pati ayè oswè "il est parti hier soir".

On peut toutefois observer que certains locuteurs utilisent aussi la modalité pour désigner des procès terminés à un moment plus ou moins précis dans le passé. Dans un tel contexte, la valeur de la modalité s'oriente vers celle qui est prise en charge par la modalité aspective ø et renvoie à un procès qui s'est déroulé dans le passé et est achevé au moment de l'énonciation. Cette fonction de qui s'observe déjà dans un texte ancien est probablement à porter au compte de la décréolisation: Konran, konran! mo pa djé dronmi; mo sigalé mé mo pa dronmi, mo doulo té lévé (Fauquenoy/Stephenson 1988: 6) "Couci-couça, je n'ai guère dormi; j'ai somnolé, mais je n'ai pas (vraiment) dormi car mes douleurs se sont réveillées", Lò mo té la chèfrè, mo té coumencé connaite so zaffai (Parépou 1885: 8) "Lorsque j'étais chez les religieux, j'ai commencé à en apprendre les règles".

Antéposée à un verbe d'état , la modalité exprime normalement un état achevé dans le passé à un moment déterminé du passé alors que l'emploi de zéro (- antérieur) entraîne une valeur de présent: i té malad "il était malade", yé pa té kontan travay "ils n'aimaient pas travailler", i malad "il est malade", yé pa kontan travay "ils n'aiment pas travailler". Il convient toutefois de signaler que té peut aussi désigner des états qui ont été achevés par rapport à un autre procès situé dans le passé servant de point de repère. Dans un tel cas, la modalité exprime l'antériorité: sa tan-an, li té kontan'l bokou "à cette époque, elle avait été très amoureuse de lui". De plus, la modalité peut renvoyer à un état qui est considéré comme événementiel. C'est dire que l'état en question a eu lieu dans le passé compte tenu de la durée: la, mo té savé sa ki té rivé'l "là, j'ai su ce qui lui était arrivé".

On mentionnera en passant que peut perdre sa voyelle finale (e) lorsqu'il précède un lexème à initiale vocalique: a li ki t'annan lakou-a "c'est lui qui était dans la cour", mouché t'alé sasé'l "il était allé le chercher", a t'oun moun ki pa té kontan travay "c'était quelqu'un qui n'aimait pas travailler".

3. LES MODALITES MODALES

On sait que le système prototypique et basilectal tel que le propose Bickerton (1974, 1981, 1984) ne prévoit qu'une seule modalité à valeur modale qui servirait à la fois à exprimer le futur et le conditionnel alors que le mode réel serait exprimé par une modalité zéro (ø). Une lecture rapide des textes anciens et modernes produits en créole permet cependant de constater toute autre chose. On peut remarquer d'abord que le système des modalités modales du guyanais est beaucoup plus diversifié non seulement du point de vue formel mais aussi en fonction de la valeur modale exprimée par les diverses modalités prédicatives. Il en est de même de l'expression de procès contrefactuels qui, toujours selon Bickerton, serait prise en charge par la combinaison de la modalité d'antériorité et de la seule modalité d'irréel. Ici encore on peut remarquer qu'en guyanais, la situation est beaucoup plus complexe. En second lieu et malgré l'affirmation contraire de Corne (1971: 89), le guyanais ne connaît pas les combinaisons des catégories (+ irréel) et (+ imperfectif) ainsi que (+ antérieur), (+ irréel) et (+ imperfectif) pour exprimer des procès futurs et contrefactuels à valeur progressive ou habituelle. Le fait que ces combinaisons ne sont pas non plus attestées dans les textes anciens ni dans la variante du guyanais dite Karipuna, variante qui est parlée par des Amérindiens créolisés vers 1830 (cf. Tobler 1983), amène à mettre sérieusement en doute l'existence, en guyanais, d'un tel système dit prototypique.

3.1. LE REEL

Cette catégorie, on l'a dit, est représentée par une modalité zéro (ø). Celle-ci fonctionne toujours en corrélation avec les modalités ressortissant des catégories temps et aspects. On peut donc avoir des phrases telles que: ayé, mo travay "hier, j'ai travaillé" qui implique la présence de trois modalités zéro, à savoir ø (- antérieur), ø (+ réel) et ø (- imperfectif); atjòlman, mo pa ka travay "maintenant, je ne travaille pas" qui implique seulement la présence de deux modalités zéro: ø (- antérieur) et ø (+ réel).

3.2. LE FUTUR

Le créole guyanais dispose de plusieurs modalités prédicatives à valeur de futur dont on dressera ci-dessous la liste:

a) La modalité : Elle marque des procès futurs qui sont caractérisés par les traits (+/- proche). C'est dire que le procès évoqué par le verbe peut être en continuité immédiate ou non avec le moment de l'énonciation présent: atann, mo ké vini! "attends, je vais venir!", dan oun simen mo ké désann Kayenn "dans une semaine je descendrai à Cayenne". En outre, elle désigne des procès futurs caractérisés par les traits (+/- défini) dont la localisation peut être explicitée par des circonstants temporels: mo ké vin dimen "je viendrai demain", oun jou, mo ké vin "un jour, je viendrai". exprime également des procès futurs qui du point de vue du sujet de l'énonciation peuvent être assertés ou non. C'est dire que selon une échelle d'appréciation, le sujet de l'énonciation peut poser le déroulement du procès comme certain, probable, incertain ou dépendant d'une condition: pitèt to ké trapé'l "peut-être tu le trouveras", asiré to ké trapé'l "il est certain que tu le trouveras".

b) La modalité ka: Les études récentes définissent ka comme modalité modale désignant des procès futurs plus ou moins caractérisés par les traits (+ proche) et (+ défini) (cf. Saint-Jacques-Fauquenoy 1972: 78, Contout 1973: 88, Peyraud 1983: 300). Cette définition n'est que partiellement correcte étant donné qu'elle ne tient pas compte d'autres contextes où ka entraîne également une valeur de futur. De fait, on peut remarquer d'abord que ka désigne des procès futurs qui sont situés ou à très courte distance du moment de l'énonciation ou à une distance très longue: mo ka vin stousuit/talo "je vais venir tout de suite/tout à l'heure", lo i gen si mwa, mo ka vin sasé to "dans six mois, je viendrai te chercher". En second lieu, cette modalité peut désigner des procès situés ou à un moment défini dans l'avenir, p.ex. mo ka vin dimen "je viendrai demain", simen prochen, mo ka bay to randévou "la semaine prochaine, je te donnerai un rendez-vous", ou à un moment qui n'est que très vaguement spécifié, p.ex. jou to lé, mo ka vin édé to "le jour où tu veux, je viendrai t'aider".

Ce qu'il importe de relever ici, c'est le fait que pour une partie de nos informateurs, le recours à ka au lieu de relève d'un choix stylistique n'impliquant aucun changement de sens de la phrase. Selon d'autres, il existe pourtant une opposition fondamentale entre l'emploi des deux modalités. Celle-ci se manifeste par un degré d'assertion très élevé pour ka et un degré d'assertion faible pour , ce qui corrobore l'observation de Horth (1949: 47) que ka est utilisé "quand l'action est donnée comme certaine".

Mais on peut aussi constater qu'il existe des contraintes pesant sur la variation stylistique de ka et . Bornons-nous à signaler les deux contextes suivants: Elle semble plus ou moins annulée dans les cas où ka précède un verbe (+ statif): * mo ka bèl mais mo ké bèl "je serai belle", * mo ka sa monnitè mais mo ké sa monnitè "je serai moniteur", * a laba mo ka fika mais a laba mo ké fika "je serai là-bas". De plus, ka ne peut pas commuter avec ké lorsqu'il apparaît dans l'auxiliaire d'un verbe modalisé placé à la droite du verbe modal divèt2 exprimant la notion d'éventualité. La phrase yé divèt ké pati "il est probable qu'ils partiront" n'a pas le même sens que la phrase yé divèt ka pati "ils doivent être en train de partir". Par contre, si la phrase contient un circonstant comme dimen "demain", ka peut renvoyer à un procès futur.

Mais notons aussi que quand le contexte de futur a été posé par , on remarque souvent un recours à ka pour marquer des procès futurs consécutifs (cf. aussi Horth 1949: 47): lo to ké vini, nou ka manjé, nou ka bwè, nou ka fè tou sa to lé "lorsque tu viendras, nous mangerons, nous boirons, nous ferons tout ce que tu veux".

c) La modalité zéro (ø ): Elle peut fonctionner comme synonyme des précédentes, mais tous les locuteurs ne recourent pas à son emploi. On la relève surtout lorsque le contexte de futur a été posé antérieurement: to ké alé ké mo, mo bay to tou sa to lé "tu viendras avec moi, je te donnerai tout ce que tu veux". Citons aussi l'exemple suivant où c'est le contexte extralinguistique qui permet de décoder la valeur de futur. Un conteur qui vient de raconter un conte créole, annonce qu'il racontera un autre: Mo rakonté 'n not! Tig ... Tig ké Toti (Tchang 1988: n° 63.1) "je vais raconter un autre (conte)! Tigre ... Tigre et Tortue".

d) Les modalités a et wa: Les formes a et wa (fr. va), largement attestées dans les textes datant du XIXe siècle et restreintes à un contexte positif, ne sont de nos jours plus guère usitées. On les relève encore dans le parler de certains locuteurs âgés résidant dans le cercle Oyapock-Approuague (cf. aussi Fauquenoy-Saint-Jacques 1986: 118) et sur le littoral, dans quelques chansons témoignant d'un état de langue plus ancien, et dans les deux locutions suivantes: asou kouri n'a / nou wa wè "c'est notre manière de courir qui nous départagera", n'a / nou wa wè dimen "nous verrons demain".

3.3. LE FUTUR IMMINENT

Il est en général exprimé par la modalité kalé, une variante contractée de la suite ka alé. Cette modalité qui est déjà bien attestée dans les textes anciens (cf. Paris et 1848: 7, Saint-Quentin 1872: 31, Parépou 1885: 138), ne s'emploie qu'avec des verbes à traits (- statif) et désigne des procès dont le déroulement est posé plus ou moins en continuité immédiate avec le moment de l'énonciation présent. On peut donc avoir: mo kalé vin "je vais venir", mais * mo kalé kontan "je vais être content"2.

A côté de cette forme tend à s'imposer dans le parler de certains locuteurs, même unilingues, une deuxième forme, kay, issue de la contraction de la marque ka et du verbe ay "aller" et de toute évidence d'origine antillaise (cf. Saint-Jacques-Fauquenoy 1972: 83, 86). Sur ce point on notera que contrairement à ce que l'on peut observer à propos de la forme non-contractée ka alé, ka ay ne sert jamais à exprimer la postériorité immédiate mais traduit seulement le sens du français "aller" dans le présent. En outre, deux remarques s'imposent. On peut en effet constater d'abord qu'en tant que modalité exprimant un futur imminent, kay présente le même comportement que sa variante kalé et ne se combine qu'avec des verbes à trait (- statif), p.ex. mo kay touvé'l "je vais le trouver". Mais au contraire de kalé, certains locuteurs emploient kay aussi pour désigner des procès caractérisés par les traits (- proche), (- défini) et (- asserté). Dans de tels cas, la modalité se rapproche pour le sens et pour l'emploi de la modalité et peut être utilisée indifféremment avec des verbes d'action et d'état: dimen / oun jou / pitèt mo kay vini ké to "demain / un jour / peut-être je viendrai avec toi", dimen / oun jou / pitèt mo kay gen oun patjé soumaké "demain / un jour / peut-être j'aurai beaucoup d'argent".

Ces modalités ne peuvent se combiner qu'avec la marque d'antériorité té, auquel cas elles expriment un futur imminent par rapport à un repère passé: li té kalé/té ka alé/té kay rivé, mé lapli baré'l "il était sur le point d'arriver, mais la pluie l'a surpris". Mais on peut aussi observer les deux faits suivants. Certains locuteurs recourent à la combinaison té ké (cf. 3.4.) pour exprimer un futur imminent vu du point de vue du passé, fonction qui est déjà attestée chez Parépou (1885: 4). Voici un exemple: mo konprann li té ké fouté mo kou "j'ai compris qu'il allait me battre". D'autres par contre utilisent té kay aussi pour exprimer l'irréel du présent et du passé: mo pa té kay pati ankò "je ne partirais plus", si mo té sa to, mo pa té kay manjé sa poson-an "si j'avais été à ta place, je n'aurais pas mangé ce poisson" (cf. 3.4.).

On notera en passant que l'expression du caractère imminent d'un procès peut également être prise en charge par le tour pròch (di/pou) "être sur le point de" qui s'emploie presque exclusivement dans un contexte de passé: yé té pròch (pou/di) rivé, mé lapli baré yé "ils étaient sur le point d'arriver, mais la pluie les a surpris". De plus, certains locuteurs expriment l'imminence par le tour adverbial moso ankò "sous peu, encore un peu": lo li rivé, moso ankò, pyébwa té tonbé "lorsqu'il est arrivé, l'arbre était sur le point de tomber".

3.4. L'IRREEL

Dans le cadre restreint de cet article, nous ne pouvons qu'esquisser les diverses possibilités d'emploi des modalités prédicatives qui servent à exprimer l'irréel. La situation est, en effet, beaucoup plus complexe que ne le suggèrent les études de Horth (1949), de Saint-Jacques-Fauquenoy (1972), de Contout (1973) et de Peyraud (1983) qui se bornent à signaler la seule combinaison de la marque d'antériorité et de la marque du futur . Pour mieux comprendre le fonctionnement des diverses modalités, considérons leur combinatoire dans les conditionnelles irréelles présentes et passées:

  Subordonnée Principale
Irréel du présent té ka
té ka
té ké
té ka
té ké
té kay
té ké
té ka
Irréel du passé

té ké

té ké
tékay
té ké
té ka

Ce tableau appelle les remarques suivantes:

a)
L'emploi de la suite té ké à la fois dans la subordonnée et la principale d'une conditionnelle irréelle présente ou passée n'est pas attesté dans les textes anciens. Actuellement, il n'est connu que de certains locuteurs3.
b)
La différence fondamentale entre l'emploi de té ké et té ka dans les principales conditionnelles irréelles présentes et passées réside dans le fait que du point de vue de l'énonciateur, té ké pose comme purement imaginaire le déroulement du procès alors que l'emploi de té ka est, en effet, réservé aux cas où il veut désigner un procès dont le déroulement, quoique considéré comme imaginaire, est posé comme asserté. Nous signalons, sur ce point, que tous les locuteurs ne connaissent pas cet emploi de té ka qui s'observe presque exclusivement dans les phrases conditionnelles. Pourtant, il est manifestement ancien puisqu'il est attesté en créole Karipuna (cf. Tobler 1983: 79) et apparaît aussi dans les textes anciens (cf. Saint-Quentin 1872, Parépou 1885).
c)
L'emploi de en tant que modalité exprimant l'irréel dans les principales de conditionnelles irréelles se relève déjà chez Parépou (1885). Dans des phrases simples, à valeur d'irréel n'est, en revanche, guère usité.
d)
Dans un discours spontané, grand nombre de locuteurs recourent à un effacement facultatif de modalités non seulement dans les principales mais aussi dans les subordonnées. C'est dire qu'il n'y a pas de variation de sens selon que l'on a zéro ou un morphème plein/une suite de morphèmes pleins. Pour illustrer ce phénomène citons les deux exemples suivants: Si Toti antré ... si Tig antré i té wè pwason-ya (Tchang 1988: n° 64.2) "Si Tortue était entrée... si Tigre était entré , il aurait vu les poissons", Si mo té sa ou, mo pran oun ot wom li gen lontan (Verderosa s.d.: 2) "Si j'avais été à ta place, j'aurais épousé (litt.: pris) un autre homme il y a longtemps".
e)
Nous ne tenons pas compte ci-dessus de la suite té wa, bien attestée dans les textes anciens (cf. Saint-Quentin 1872, Parépou 1885, Haurigot 1893), ni de la suite contractée t'a (cf. Saint-Quentin 1872: 17) qui sont absentes de notre documentation moderne.

Saint-Jacques-Fauquenoy (1972: 84) note que té ké sert également à exprimer l'antériorité dans le futur. Dans notre documentation ancienne et moderne, cette fonction de té ké n'est guère représentée. De fait, pour exprimer l'aspect accompli du futur, nous relevons presque exclusivement , souvent associé au résultatif déjà "déjà", variantes ja et dja. Cet emploi est par ailleurs conforme à celui déjà observé par Saint-Quentin (1872: 134) qui à propos de la modalité wa note que le futur passé est identique au futur présent.

Du fait même que té ké sert à exprimer toute action irréelle, il est évident que cette combinaison prend également en charge l'expression de l'optatif. A ce propos, on notera qu'en guyanais, il existe un deuxième tour pour exprimer cette nuance, té ké voudré, qui peut être suivi ou d'un verbe ou d'une complétive: mo té ké voudré bwè oun ponch "je boirais bien un punch", mo té ké voudré to vin "je voudrais que tu viennes" (cf. aussi Schlupp 1994: 166).

3.5. LA PERMISSION, LA CAPACITE ET LA POSSIBILITE

Ces notions sont exprimées par le verbe modal à valeur déontique pouvé1, variantes pwé, vé et . Selon le contexte, ce verbe dénote que le sujet lexical de la phrase a la permission/le droit (émanant d'une autre personne), la capacité physique ou intellectuelle (dues à ses propres qualités) ou la possibilité (dépendant des moyens nécessaires mis à sa disposition) d'accomplir le procès évoqué par le verbe modalisé. Voici deux exemples: pis i pa la, ou pa pouvé palé ké'l "puisqu'il n'est pas là, tu ne peux pas parler avec lui", ou té ké pouvé alé ké yé "tu aurais pu t'en aller avec eux".

En dehors de pouvé1, les notions de capacité et d'habileté peuvent être exprimées par les verbes suivants: kapab "être capable de, pouvoir" qui connaît la variante moins répandue kapa; (pa) fouti "être (in)capable de, (ne pas) pouvoir"; savé et ses variantes sav, sa et , qui correspondent au français "être capable de, pouvoir, savoir (faire qqch)" et expriment un sens de capacité moins énergique que celui porté par pouvé, kapab et fouti; konnèt et ses variantes konèt et konèt (konet) "savoir (faire qqch)" qui impliquent une possibilité résultant d'un apprentissage.

3.6. L'EVENTUALITE

Cette notion est exprimée par le verbe modal à valeur épistémique pouvé2 qui comme son homonyme pouvé1 connaît les variantes pwé, et : yé pouvé chanté "il est possible qu'ils aient chanté", yé pouvé malad "ils peuvent être malades". On notera que la seule modalité prédicative qui puisse fonctionner avec pouvé2 est zéro (ø) à valeur de non-antériorité. Par contre, le verbe modalisé accepte la modalité ka antéposée pour désigner un procès progressif, habituel/itératif ou prospectif: i pouvé ka pati "il est possible qu'il parte", yé pouvé ka travay chak fwè to ka vini "il se peut qu'ils travaillent chaque fois que tu viennes", i pouvé ka pati dimen "il est possible qu'il parte demain". Pour désigner un procès éventuel dans le passé, la marque d'antériorité apparaît antéposée au verbe modalisé: yé pouvé té las "ils étaient peut-être fatigués". Cette modalité peut se combiner avec la modalité ka pour désigner un procès inaccompli dans le passé: yé pouvé té ka vini lo to pa té la "ils venaient peut-être lorsque tu n'étais pas là".

Il semblerait cependant que l'emploi du modal pouvé2 tende à disparaître au profit d'une construction qui favorise l'expression de l'éventualité par l'adverbe modal pitèt "peut-être", variante pétèt. On peut donc avoir avec le même sens: yé pitèt té vini / yé pouvé té vini "ils étaient peut-être venus".

3.7. L'OBLIGATION ET LA NECESSITE

Elles sont marquées par le verbe modal à valeur déontique divèt1, variantes dwèt et dèt: to divèt pati "tu dois partir", ti boug-la divèt malen "le petit type doit être malin". On n'entrera pas dans le détail ici en ce qui concerne l'emploi des modalités prédicatives avec ce verbe modal et le verbe modalisé. Qu'il suffise de signaler quelques constructions particulières. La modalité ka peut facultativement précéder le verbe modalisé pour exprimer l'itération ou l'habitude: yé divèt (ka) soti lo mo ka di yé: alé! "ils doivent sortir lorsque je leur dis: allez!". Pour traduire un sens déontique passé ou pour renvoyer à un procès irréel dans le passé, la marque d'antériorité est utilisée antéposée à divèt: i té divèt vini ké mo "il devait venir avec moi", to té divèt pati "tu aurais dû partir". Sur ce point, on signalera que certains locuteurs utilisent la marque non seulement avec divèt mais aussi avec le verbe modalisé pour souligner l'antériorité du procès et établir un rapport de concordance des temps: yé té divèt té doujiné "ils auraient dû avoir mangé". Lorsque précède divèt et ka à valeur de progressif apparaît antéposé au verbe modalisé, on obtient une valeur d'irréel du présent: yé té divèt ka alé Kayenn "ils auraient dû être en train d'aller à Cayenne".

On peut par ailleurs noter que divèt1 n'est pas le seul verbe à exprimer la notion d'obligation et de nécessité. Citons aussi les tours et verbes suivants: gen pou/gen ka "avoir à, devoir" qui exprime une notion d'obligation et de nécessité qui n'est pas aussi catégorique que celle portée par le modal divèt1; pou "avoir à, devoir" qui fonctionne comme synonyme moins répandu de gen pou/gen ka; naka "n'avoir qu'à" qui combine la notion d'obligation avec celle de restriction; andwa (di) qui renvoie ou à la notion d'obligation signifiant "être obligé de, devoir" ou à la notion de droit et de permission traduisant le français "avoir le droit de, avoir la permission de"; oblijé "être obligé de, devoir" et sa variante blijé; benzwen, variantes bizwen, bouzwen et bézwen, qui signifie "avoir besoin de, devoir" et apparaît le plus souvent à la forme négative ainsi que dans la construction impersonnelle très fréquente pa benzwen "il ne faut pas, il n'est pas nécessaire".

3.8. LA PROBABILITE

Elle est marquée par le verbe modal à valeur épistémique divèt21 qui comme divèt1 connaît les variantes dwèt et dèt: i divèt kontan "il doit être content", yé divèt soti "il est probable qu'ils soient sortis". Résumons brièvement l'emploi des modalités prédicatives avec ce modal et le verbe modalisé. La modalité ka ne peut apparaître que dans l'auxiliaire du verbe modalisé où elle assume ou une valeur progressive ou une valeur habituelle/itérative ou une valeur prospective: yé divèt ka travay atjòlman "ils doivent travailler maintenant", yé divèt ka alé chak fwè nou ka vini "ils s'en vont probablement chaque fois que nous venons", yé divèt ka alé dimen "ils vont probablement partir demain". Il en est de même de à valeur de futur et de té ké à valeur d'irréel: yé divèt ké pati bento "il est probable qu'ils partiront bientôt", yé divèt té ké alé "il est probable qu'ils s'en iraient". Pour exprimer un sens épistémique passé, on utilisera la marque antéposée au verbe modalisé: yé divèt té pati ayè, mé pitèt lapli baré yé "ils devaient être partis hier, mais peut-être la pluie les a surpris". Cette modalité peut se combiner aussi avec la modalité aspective ka à valeur progressive ou itérative/habituelle: yé divèt té ka travay bokou "ils devaient beaucoup travailler". On peut noter d'ailleurs que le même sens est produit lorsque précède divèt et ka le verbe modalisé: yé té divèt ka travay bokou "ils devaient beaucoup travailler".

3.9. EXISTE-T-IL UNE CATEGORIE SUBJONCTIF EN GUYANAIS?

L'idée que les langues créoles disposent d'une catégorie subjonctif est d'une manière générale rejetée. Une lecture rapide des textes produits en créole permet cependant de mettre à jour un certain nombre de contextes qui amènent à s'interroger sur le bien fondé d'une telle conception (cf. aussi Peck 1988, Spears 1990, Maurer 1993, Schlupp à paraître b). On y constate, en effet, la présence de verbes, tant d'action que d'état, qui apparaissent toujours non-marqués sans pour autant renvoyer à une action accomplie dans le présent ou à un état dans le présent. Leur emploi est provoqué par des éléments particuliers qui préalablement mettent en relief que l'énonciateur ne s'engage pas sur la réalité du procès évoqué par le verbe. Bornons-nous à signaler ici deux contextes qui mettent en évidence cette fonction du verbe non-marqué. Elle s'observe en particulier dans les subordonnées qui dépendent des auxiliaires modaux à valeur appréciative miyò "il vaut mieux", synonymes simyé, vo myé /myé vo: miyò to (pa) vini "il vaut mieux que tu (ne) viennes (pas)". Il en est de même dans les subordonnées dépendant des auxiliaires modaux à valeur impérative panga, véyé, défann et fè atansyon qui traduisent le français "prends garde, fais attention": panga to pa vini! "que tu viennes!", véyé dézagréman rivé nou! "que nous n'ayons pas de désagréments!", défann to gadé! "interdit de regarder!", fè atansyon li rété pou mo vé di'l sa! "fais attention qu'il reste pour que je puisse lui dire cela!".

Parmi les éléments qui entraînent cette valeur non-assertée figurent aussi les verbes "vouloir" et anvi "avoir envie de" qui renvoient à la notion de volonté, le verbe impersonnel fo "il faut" et la suite a pou ayant le même sens qui expriment un impératif exhortatif, les tours pa lapenn, li pa nésésè et pa benzwen qui correspondent au français "il n'est pas nécessaire, ce n'est pas la peine, il ne faut pas", la conjonction redoublée ki ... ki "que ... que" et la conjonction finale pou "pour que".

On voit donc par là que l'existence, en guyanais, d'une catégorie subjonctif est tout à fait concevable et que ce mode, caractérisé par les traits (- asserté) et (- temporel), est représenté par un zéro morphème4.

4. LA MODALITE ASPECTIVE

Comme il ressort déjà des remarques précédentes, en guyanais, l'expression de l'aspect progressif, itératif et habituel est prise en charge par la modalité aspective ka: dipi bonmaten, mo ka travay "depuis ce matin, je suis en train de travailler", détan mo ka travay "parfois je travaille", tou lé jou mo ka travay "tous les jours, je travaille". Cette modalité peut se combiner avec la modalité pour désigner un procès progressif, itératif ou habituel dans le passé: sa jou-a mo té ka travay "ce jour-là, j'étais en train de travailler", détan mo té ka travay "parfois, je travaillais", tou lé jou mo té ka travay "tous les jours, je travaillais". Nous signalons, sur ce point, que la valeur habituelle peut s'élargir jusqu'à celle de vérité générale pour ces procès qui ont une valeur omnitemporelle pour n'importe quel énonciateur dans n'importe quelle situation.

Quant aux verbes statifs, on sait qu'ils bloquent l'apparition de ka à valeur progressive, état et progression étant par définition incompatibles. Dans un contexte itératif/habituel, par contre, ka peut facultativement accompagner le groupe prédicatif, emploi qui est déjà bien attesté chez Parépou (1885). On peut donc avoir: lo li ka lachas, li (ka) savé koté pou li alé "lorsqu'il chasse, il sait vers quel endroit il doit se diriger", chak fwè li ka vini, mo (ka) malad "chaque fois qu'il vient, je suis malade", détan mo (ka) gen soumaké "parfois j'ai de l'argent".

On peut cependant noter que ka sert également à processiver certains verbes statifs pour exprimer l'aspect inchoatif. Les verbes qui acceptent ka à valeur inchoative expriment une notion de transformation ou d'évolution et renvoient tantôt à un type de comportement (p.ex. fou "fou, folle", savé "savoir", konnèt "connaître" etc.), tantôt à une caractéristique physique (p.ex. las "las, lasse", vyé "vieux, vieille", pwop "propre", avèg "aveugle", etc.): to ka fou "tu deviens fou", mo ka vyé "je vieillis", i ka gwo "il grandit". Un exemple tiré d'un texte ancien cf. Parépou (1885: 70): Meinme ça qui pas savé palé, ça qui pas savé lit, ni écrit bon bon, ca rich "Même ceux qui ne savent pas parler, ceux qui ne savent pas lire ni bien écrire arrivent à être riches".

On mentionnera aussi que ka peut facultativement perdre sa voyelle finale (a) lorsqu'elle précède des verbes à initiale vocalique (a) et, plus rarement, (a): mo k'atann li 'je l'attends", lo mo (k') anvi palé, mo ka palé "lorsque j'ai envie de parler, je parle". Cette chute du (a) s'observe déjà dans les textes anciens mais y est restreint aux seuls verbes alé "aller" et aplé "appeler" (cf. Parépou 1885). En outre, il y a souvent élision de la consonne initiale (k) lorsque la modalité se trouve dans le contexte de la forme pa du négateur: mo pa'a fè sa pyès "il n'est pas question que je fasse cela".

Quant à la modalité zéro, lorsqu'elle précède un verbe d'action, elle exprime selon le contexte, l'accompli du présent ou une valeur événementielle: mo pa konprann sa to di mo a "je n'ai pas compris ce que tu m'as dit", i pati ayè oswè "il est parti hier soir". Avec les verbes d'état, par contre, cette modalité est d'une manière générale bloquée. C'est dire qu'une phrase telle que: mo konnèt so fanm signifie "je connais sa femme" et non "j'ai connu sa femme". On peut toutefois remarquer que parfois, cette modalité fonctionne avec les verbes d'état. Dans un tel contexte, le verbe renvoie soit à l'entrée dans un état passé, soit à un procès ponctuel: sa jou-a, mo konnèt so fanm "ce jour-là, j'ai connu sa femme/fait la connaissance de sa femme", mo krè li té vini "j'ai cru qu'il était venu". Cet emploi de ø (- imperfectif), qui est déjà attesté dans les textes anciens (cf. Saint-Quentin 1872: 135, Parépou 1885: 176), est rare et s'observe presque exclusivement dans des phrases pour lesquelles le contexte de passé a été posé antérieurement.

5. LES ASPECTUELS

Ils appartiennent à une catégorie de morphèmes qui sont étroitement liés à la catégorie aspect et fonctionnent en corrélation avec les modalités aspectives (cf. Bernabé 1983: 1057 ss, 1987: 128). Selon leur nature, ils peuvent être accompagnés de verbes, d'adjectifs ou de noms, et servent à spécifier différentes phases du déroulement d'un procès. Sans entrer plus avant dans le détail de la combinatoire des aspectuels avec les modalités aspectives, on citera les aspectuels suivants: soti "venir de" exprime un passé récent et fonctionne comme synonyme des formes régionales/ dialectales fin(i)1 et vin(i)1; fin(i)2 "finir de" renvoie à l'accomplissement intégral d'un procès; déja "déjà", variantes dja et ja, fonctionne comme résultatif (St-Quentin 1872 et Parépou 1885 utilisent seulement le morphème kaba port. acabar, de nos jours tombé dans l'oubli) qui à la forme négative est représenté par le morphème pankò / panko "pas encore", variantes pakò, pako, pòkò, pokò, poko et pa ankò / pa anko; toujou "toujours" fonctionne comme omnitemporel auquel, à la forme négative, correspondent les formes pa toujou, toujou pa et janmen "jamais", variantes jenmen, jen et jan; la, toujours antéposé à ka, exprime une valeur continuative; vin(i)2 désigne un procès fortuit et inattendu de caractère ponctuel et traduit approximativement le français "(en) venir à".

6. LES AUXILIAIRES

Parmi les auxiliaires, citons d'abord ceux qui renvoient au passage progressif dans un procès ou au début d'un procès: vin(i)3"devenir", variantes divin(i), qui ne peut être suivi que d'adjectifs et de noms; tournen "se transformer, se métamorphoser", variantes torné, torné et toné [tone], qui ne peut être suivi que d'un syntagme nominal ou d'un nom; tonbé qui ne peut précéder que les attributs malad "malade", ansent "enceinte" et gros "id"; koumansé, mété et pran qui tous signifient "commencer à, se mettre à"; lévé qui de toute évidence ne peut être suivi que des adjectifs faché et kolè correspondant au français "fâché, furieux".

A côté de ces auxiliaires, il convient également de signaler ceux qui renvoient à la répétition et la reprise d'un procès: viré qui selon la nature du complément signifie "faire qqch de nouveau, redevenir"; rété "rester à faire qqch" et son ancien synonyme fika port. ficar; kontinué "continué", variantes kontinwen, kontinen, kontinyé et kontinué.

On notera en passant que dans le contexte des auxiliaires koumansé, mété, viré, rété et kontinwé, le verbe auxilié peut facultativement être précédé de ka et, dans un contexte de passé, aussi de té ka pour insister sur la durée du procès évoqué, p.ex. i kontinwé (ka) maché "il continue à marcher".

7. CONCLUSION

A travers cette esquisse sommaire, nous avons mis en évidence que le système TMA guyanais s'avère beaucoup plus complexe qu'il ne ressort des études disponibles et qu'il présente des divergences considérables par rapport au système TMA bickertonien. Ces divergences, on l'a vu, concernent en particulier le système des modalités modales qui est beaucoup plus diversifié non seulement du point de vue formel mais aussi en fonction de la valeur modale exprimée par les diverses modalités et combinaisons de modalités relevées. On a pu constater également que l'existence d'une catégorie subjonctif, en guyanais, est tout à fait concevable. Du fait même que cette catégorie est obligatoirement représentée par un zéro morphème, le verbe non-marqué peut donc, selon le contexte, recouvrir les domaines du certain et du non-certain. Mais il n'en est pas moins vrai que tous les locuteurs ne connaissent pas toutes les valeurs sémantiques qui peuvent être véhiculées par les diverses modalités modales. C'est dire que la variation linguistique, variation que nous avons pu constater déjà entre deux points d'enquête peu éloignés, voire dans la même commune au sein d'une seule famille, doit être posée comme centrale au sein du créole guyanais et mériterait des recherches futures beaucoup plus poussées. De ce point de vue, on constatera que même de nos jours, le créole guyanais nous réserve encore des surprises de tout genre. Encore faudrait-il le connaître.


Notes

1Pour té exprimant l'irréel, cf. ch. 3.4.

2 Pour deux contre-exemples, cf. Fauquenoy / Stephenson (1988: 88), où l'on relèvera une occurrence de kalé, dans le contexte du circonstant dimen, " demain " et Schlupp (1994: 167), qui cite un exemple de kalé, dans le contexte du circonstant talò, " tout à l'heure ".

3 Il en est de même de l'emploi analogue de dans la subordonnée et la principale des conditionnelles hypothétiques.

4 Sur cette notion, cf. Bernabé (1987: 189s).


Références bibliographiques

Bernabé, Jean,

  • Fondal-natal. Grammaire basilectale des créoles guadeloupéen et martiniquais, 3 vol. Paris, L'Harmattan, 1983.
  • Grammaire créole. Fondas Kréyol-la, Paris, L'Harmattan, 1987.

Bickerton, Derek,

  • Creolization, Linguistic Universals, Natural Semantax and the Brain, University of Hawaii Working Papers in Linguistics 6/3 (1974), 124-141.
  • Roots of Language, Ann Arbor, Karom, 1981.
  • The Language Bioprogram Hypothesis, The Behavioral and Brain Sciences 7 (1984), 173-221.

Contout, Auxence, Le patois guyanais, Cayenne, Imp. P. Laporte, 1973.

Corne, Chris, Le patois créole français de la Guyane (St-Laurent-du-Maroni): esquisse de grammaire, Te Reo 14 (1971), 82-102

Fauquenoy, Marguerite/Stephenson, Elie, O Mayouri (Théâtre guyanais). Edition bilingue, Paris, L'Harmattan, 1998.

Fauquenoy-Saint-Jacques, Marguerite, Cent ans de l'histoire du créole guyanais: continuité ou divergence, La Linguistique 22/1 (1986), 109-24.

Haurigot, Georges, Littérature orale de la Guyane française, Revue des Traditions Populaires 7/1 (1893), 1-17; 164-173.

Horth, Auguste, Le patois guyanais. Essai de systématisation, Cayenne, Imp. P. Laporte, 1949.

Maurer, Philippe, Subjunctive Mood in Papiamentu, in: Byrne, Francis / Holm, John (éds), Atlantic Meets Pacific. A Global View of Pidginization and Creolization, Amsterdam/ Philadelphia, Benjamins, 1993, 243-250.

Pariset , Proclamation du Commissaire général de la République aux Noirs de la Guyane française, in: Sournia, J.C., Une rareté: un texte administratif en créole, La Banque des Mots 2 (1976), 3-8.

Parépou, Alfred, Atipa (roman guyanais), Paris, Auguste Ghio, 1885 (nouvelle édition traduite et annotée par Marguerite Fauquenoy, Paris, L'Harmattan, 1987).

Peck, Stephen Madry, Jr, Tense, Aspect, and Mood in Guinea-Casamance Portuguese Creole, Ph. D. dissertation, University of California at Los Angeles, 1988 (UMI 63.703.060, Ann Arbor, 1989).

Peyraud, Flore, Structures de l'énoncé en créole guyanais, Thèse de 3e cycle non-publiée, Université de la Sorbonne Nouvelle, Paris III, 1983.

Saint-Jacques-Fauquenoy, Marguerite, Analyse structurale du créole guyanais, Paris, Kincksieck, 1972.

Searle, Jonh R., Speech Acts. An Essay in the Philosophy of Language, Cambridge, Cambridge University Press, 1969.

Saint-Quentin, Alfred de, Introduction à l'histoire de Cayenne, Suivie d'un recueil de Contes, fables et chansons en créole avec traduction en regard, Notes et commentaires par Alfred de Saint-Quentin, Etude sur la grammaire Créole par Auguste de Saint-Quentin, Antibes, J. Marchand, Libraire-Editeur, 1872.

Schlupp, Daniel,

  • Le créole guyanais dans les pièces de théâtre de Constantin Verderosa (1889-1970). Remarques préliminaires sur les manuscrits et quelques particularités linguistiques, Travaux de Linguistique et de Philologie 32 (1994), 149-179.
  • Überlegungen zu einer Kategorie Konjunktiv in den romanisch-basierten Kreolsprachen, in: Winkelmann, Otto (éd.), Neue Beschreibungs-modelle zur Syntax der romanischen Sprachen, Tübingen, Gunter Narr, (à paraître a).
  • Modalités prédicatives, modalités aspectuelles et auxiliaires en créole à base lexicale française de la Guyane française (XVIIIe-XXe siècles), Tübingen, Niemeyer, (à paraître b).

Spears, Arthur K., Tense, Mood, and Aspect in the Haitian Creole Preverbal Marker System, in: Singler, John Victor (éd.), Pidgin and Creole Tense-Mood-Aspect Systems, Amsterdam/Philadelphia, Benjamins, 1990, 119-142.

Tchang, Laurent, Les contes créoles de Guyane, témoins de la créolisation culturelle. Deuxième partie: Corpus, fasc. 2, Thèse de doctorat de 3e cycle en cours de publication, Université de Provence, Aix-Marseille I, 1988.

Tobler, S. Joy, The Grammar of Karipuna Creole, Brasilia, Publicaçaoes do Summer Institut of Linguistics, 1983.

Verderosa, Constantin, La Mère Grégoire, manuscrit non-publié, s.d

*