ESPACE CRÉOLE N°9

Revue du GEREC

 

Créole et inhibition verbale

Evolution de l'inhibition verbale chez des enfants guadeloupéens de 4 - 7 ans

 

Ellène CHEVRY épouse EZELIN (Orthophoniste)
 

Mémoire de D.U.L.C.R. (Diplôme Universitaire de Langues et Cultures Régionales),
sous la direction de M. Alain Dorville, juillet 1990, Pointe-à-Pitre, Guadeloupe.
 
Carnaval 2002 Carnaval 2001, Pointe-à-Pitre. (photo FP)

Sommaire

Introduction
Nature et genèse de l'inhibition verbale
La communication langagière
Genèse de l'inhibition verbale
Réticence à communiquer en créole
Méthodologie
Sujets
La collecte des données
La problématique
Méthode
Evolution de l'inhibition verbale de deux enfants
Dany, 5 ans
Rodrigues, 6 ans
Conclusion
Resumé


INTRODUCTION

Le présent article concerne plus particulièrement la présentation de l'évolution du comportement langagier d'enfants guadeloupéens de 4-7 ans présentant une réticence à parler créole. Cette expérimentation a porté sur une population de 32 enfants originaires de Guadeloupe. Les enfants sélectionnés étaient suivis en rééducation orthophonique pour trouble du langage oral. Ils présentaient un refus, une sorte de réticence à utiliser le créole pour communiquer verbalement. Les résultats obtenus permettent d'étudier comment les conditions favorables de l'utilisation du créole ont permis d'activer les mécanismes d'une deuxième langue, en l'occurrence le français.
C'est l'occasion de présenter l'évolution de cette forme d'inhibition verbale et d'indiquer le rôle de l'orthophoniste comme agent facilitateur des INTERACTIONS.
Ce travail s'inscrit en outre dans une recherche plus large qui a pour objet l'analyse des mécanismes des savoirs linguistiques d'enfants s'exprimant en créole et/ou en français et plongés dans le "bain linguistique" créole-français.
Comme toute recherche, celle-ci doit être considérée comme une étape historiquement située, une réflexion et non un résultat figé.


NATURE ET GENESE DE L'INHIBITION VERBALE

LA COMMUNICATION LANGAGIERE

L'importance de la COMMUNICATION n'est plus à souligner, elle apparaît indispensable à la vie. Le langage est un moyen privilégié de notre capacité à communiquer, à transmettre et à recevoir une information.

La communication langagière est un mode d'échange qui résulte de la "jonction" réussie d'une compétence linguistique et d'une compétence communicative qui ont chacune leur genèse propre (GERARD-NAEF 1987).

L'organisation du langage résulte de la mise en place de systèmes, ou de structures multiples.
Apprendre à parler, accéder au langage verbal, suppose:

  • un processus interne qui ne peut se réaliser que grâce à une activité mentale du sujet;
  • un processus externe dans lequel interviennent ceux qui sont en contact avec l'enfant qui apprend à parler.

Le comportement langagier des enfants qui font l'objet de cette étude et qui présentent une inhibition verbale face au créole révèle le rapport qu'ils instaurent avec eux-mêmes et le monde de la communication verbale. Il témoigne tant de leur unicité que de la culture dans laquelle ils vivent.

L'affrontement créole-français apparaît comme le lieu où s'exprime le plus l'écrasement, l'étouffement de l'enfant et, comme l'exprime D. BEBEL-GISLER (dans "Le Créole, force jugulée" chez l'Harmattan p.88), c'est "le lieu où plus tard il sera amené à désirer lui-même sa propre répression par l'identification parfaite aux modèles imposés par l'école et la langue française".

C'est à partir de la réaction de ces enfants, suivis en cabinet, que nous avons voulu comprendre comment fonctionne une pratique langagière en créole. Et, pour cela, il nous fallait essayer de changer ce comportement d'inhibition verbale.

Quelle est la genèse de cette réticence relationnelle à communiquer en créole?

GENESE DE L'INHIBITION VERBALE

La manière de s'exprimer dans une langue peut dévoiler le rapport qu'on instaure avec soi-même et le monde de la parole.

Dès la naissance, l'enfant est plongé dans un processus d'interaction sociale, mais comme l'indique J.S. BRUNER 1983, elle se situe dans le contexte général de la culture. Le mécanisme général de ces interactions permet l'ajustement entre le système de l'enfant et celui de l'adulte et fournit un "micro-cosme" dont la continuité est assurée par le fait que l'adulte construit avec l'enfant ce que J.S. BRUNER appelle une "MINI-CULTURE". Ainsi le bébé est déjà membre de la culture.

Mais qu'est-ce qui dans le statut social du créole a pu, peut, ou pourrait déclencher une inhibition verbale?

Au départ, le créole n'était l'objet d'aucun mépris et les locuteurs n'étaient victimes d'aucune discrimination.

Le créole fut longtemps le véhicule symbolique de résistance. De 1848 - 1946, l'institution scolaire et l'imposition du français vont se mettre en place. Depuis 1946, le phénomène d'assimilation a renforcé l'emprise économique, politique, culturelle de la France en Guadeloupe. Le statut est tel, que l'on ne nous a pas laissé la liberté de choisir ou ne pas choisir l'utilisation du créole.

Pour bon nombre de parents d'aujourd'hui, enfants d'hier, le créole fut si humilié, écrasé, bafoué qu'ils ont fini par "intérioriser une forme de dénigrement de leur langue première" (L. PRUDENT, 1993).

Les parents vont transmettre à leurs enfants cette connotation négative à l'égard du créole. Ce qui dans bien des cas a pu décourager l'enfant à développer des capacités verbales en créole.

En Guadeloupe, pour bon nombre d'individus, posséder deux langues n'est pas vécu comme une possession de deux outils de communication, de deux royaumes psychiques et culturels.

Ce sont deux univers qui sont en CONFLIT.

RETICENCE A COMMUNIQUER EN CREOLE

L'inhibition verbale dont il est question dans ce travail est une sorte de réticence relationnelle à s'exprimer en créole, de la part de l'enfant avec un adulte en l'occurrence avec l'othophoniste.

Nous situons cette forme d'inhibition sur un continuum dont les pôles extrêmes seraient:

  • le refus systématique de dire en créole
  • l'utilisation spontanée ou à la demande de dire en créole.

En consultation orthophonique, nous avons noté qu'il y a des enfants de 4-7 ans qui présentent un blocage dès qu'ils sont sollicités en créole.

Il y en a qui refusent catégoriquement, d'autres qui vont "s'obstiner" à répéter en français des phrases dites en créole et d'autres encore vont répondre systématiquement en français à toutes questions posées en créole. Parmi eux, nous notons que certains s'expriment dans "un mélange linguistique" créole/français, qui nécessite de notre part une investigation plus poussée afin de savoir si l'enfant sait parler créole, français ou aucune des deux langues.

Toutefois nous tenons à signaler que l'enfant qui refuse d'utiliser le créole ne sera pas contraint de le faire. Nous respectons toujours son choix.

Si actuellement les plaquettes n'existent plus physiquement, les préjugés, eux, persistent encore.

Si cette réticence persiste chez l'enfant, ce ne sera pas seulement une réticence à parler créole que l'on observera, ce sera aussi le SILENCE.

Il faut savoir que la difficulté de l'enfant n'est pas seulement de faire un mauvais choix entre deux langues, mais de faire un choix entre se taire ou parler... créole.

L'enfant est plongé dans une situation paradoxale: parler, mais ne pas parler créole.

METHODOLOGIE

SUJETS

L'échantillon d'enfant suivis en rééducation orthophonique sur trente séances fut choisi dans une population d'enfants de 4-7 ans, nés en Guadeloupe et de parents guadeloupéens. Ces enfants furent conduits en consultation parce qu'ils "parlent mal" mais ce "mal-parler" n'est pas banal, car il s'agit d'un "mal-parler"... en français. Notre étude a porté sur ceux qui ont refusé, au départ, de parler créole, mais qui ont accepté, par la suite de le faire de même que ceux qui présentaient des possibilités langagières déficitaires en créole. Mais tous ont affronté cette défense d'utiliser le créole.
Si l'observation a porté sur 32 enfants, nous avons décidé de ne décrire l'évolution que de deux enfants pour notre démonstration.

LA COLLECTE DES DONNEES

Chaque enfant sera considéré individuellement et nous décrirons:

  • ce qu'était sa communication langagière en créole au début de la prise en charge,
  • et ce qu'est devenu cette communication langagière en créole après trente séances.

L'enregistrement magnétique fut réalisé lors d'échanges langagiers orthophoniste-enfant, tous deux partenaires d'une CONVERSATION à partir d'histoires en images du Père Castor, de Studia, de Le Boeuf et de Kafé (Dorville).

Ces enregistrements sont complétés par des notes écrites prises au moment des entretiens.

Les caractéristiques de ces échanges langagiers furent les suivantes:

  • amener l'enfant à accepter l'utilisation du créole avec l'adulte,
  • grâce aux interactions (orthophoniste-enfant) entraîner l'enfant à prendre la parole en créole.

il est certain qu'on pourrait déplorer l'absence d'une évaluation chiffrée, mais tel n'était pas notre objectif. Dans ce travail, notre souci fut de montrer comment pouvait se mettre en place une communication langagière en créole chez les enfants qui présentaient cette inhibition verbale, et cela dans un contexte de rééducation du langage.

LA PROBLEMATIQUE

Une prise en charge orthophonique engage non seulement la problématique du milieu familial et de la société guadeloupéenne, mais encore et surtout la problématique de l'enfant, de l'orthophoniste. La difficulté n'est pas d'y entrer, puisqu'on s'y trouve malgré soi, mais d'apprendre à y manoeuvrer.

Le plan d'expérience compte un certain nombre d'HYPOTHESES:

  1. L'enfant qui "accepte" de s'exprimer en créole retrouve cette aptitude qu'il a à communiquer spontanément avec l'Autre.
  2. L'utilisation du créole passe par un processus de valorisation et de motivation dans un climat de confiance.
  3. Le fonctionnement en autonomie de la langue créole est nettement distingué d'un mécanisme ou d'un conditionnement acquis par montage ou dressage.
    La mise en route des mécanismes de communication langagière en créole, va activer également ceux de la deuxième langue (français).
  4. L'orthophoniste, en situation de méta-communication apparaît comme un agent facilitateur dont le rôle est de multiplier les occasions d'utiliser la LANGUE (créole et/ou français) et cela grâce aux interactions.

En dehors des hypothèses que nous avons tentées de vérifier, notre question centrale était la suivante:
Le créole peut-il être à l'origine d'une inhibition verbale et en même temps un moyen thérapeutique contre cette inhibition verbale?

Il n'est peut-être pas tout à fait juste de dire que le créole est à l'origine d'un certain comportement langagier. Mais dans l'exercice au quotidien, on observe qu'il peut déclencher un comportement langagier où l'usage du créole ne va pas de soit.

En utilisant le terme créole, on fait référence à la pratique de la langue comme phénomène social et culturel.

METHODE

La méthode que nous avons utilisée n'est pas à placer dans un cadre rigide. Elle est à l'usage de notre conception de la relation humaine, c'est-à-dire très flexible.
Elle n'est ni tout à fait génétique ni tout à fait pathologique, ni tout à fait comparative.

C'est en quelque sorte une méthode clinique d'observation et de description mais avec une approche systémique et pragmatique.

La méthode n'est pas limitée à l'utilisation de l'outil mais déborde sur la mesure elle-même.

L'évaluation portera:

  1. Sur la longueur des énoncés
    Cette donnée d'analyse fut très utile pour étudier l'évolution du comportement langagier, au moment où la réticence de parler créole se traduisait par une absence de mots ou très peu de mots créoles, jusqu'à une prise de parole en créole.
    L'unité de mesure sera le mot:
    ex: ti / fiy / la / ka /kouri /
    1 2 3 4 5
    Un tel énoncé sera comptabilisé dans la classe des énoncés de 5 mots.
  2. Des indications portant sur l'intensité de la sollicitation de l'orthophoniste auprès de l'enfant dans les corpus.
  3. La prise de parole en créole.

Nous avons donc choisi de faire l'analyse de quelques corpus ce qui nous permettra d'étudier:

  • les progrès de prise de parole en créole
  • l'adaptation du langage enfant-orthophoniste dans un processus d'interaction
  • l'utilisation que l'enfant peut en faire
    • dans un résultat immédiat sur l'énoncé suivant
    • dans un résultat différé d'un corpus à l'autre
    • et éventuellement les progrès en français.

EVOLUTION DE L'INHIBITION VERBALE DE DEUX ENFANTS

Nous avons choisi deux enfants pour notre démonstration qui font parti du groupe d'observation. Ils furent suivis régulièrement, en individuelle, pendant trente séances (durée d'une séance 30 minutes). Au départ ces enfants ne parlaient pas créole ou parlaient très peu en créole.

DANY, 5 ANS

1. Présentation de l'enfant

Le "mal-parler" chez Dany est très complexe. La mère de Dany ne s'exprime qu'en créole mais elle nous explique qu'elle souhaite que sa fille parle français, que c'est pour son bien.

Cette défense qui pèse sur la communication langagière freine une prise de parole en créole.

Dany a commencé à dire "des petites choses" vers 3 ans.
L'interaction langagière pendant l'expérimentation va déterminer l'évolution de son comportement langagier.
Lors de la première consultation orthophonique, Dany était très silencieuse. De petite taille, menue et très craintive, elle ne regardait pas l'orthophoniste. (En classe, "elle restait dans son coin", dit la mère).

Au début des entretiens, (3ème séance) la plupart des énoncés avaient 1 ou 2 mots.

(ife) (chivé) (jo) (jambe-janm)
(suje) (soulyé-soulier) (fi) (fil)

On peut noter quelques énoncés plus longs

(kamase) (i ka maché)
(idobe) (i tonbé)
(abobo) (i ni on bobo)
(akaso) (gason-la)

C'est à la sixième séance, début de la septième séance que Dany a produit son énoncé le plus long (e = 7 mots): (tifilakaf koj la) (ti fiy-la ka fè kochon-la = tochon-la = toch = bandage, pansement.

2. La longueur des énoncés

A partir de la septième séance, on note que Dan verbalise à chaque séance et le nombre des énoncés par corpus augmente, certains allant jusqu'à 8 mots.

A la vingtième séance, on peut noter un corpus de 5 énoncés et chaque énoncé peut avoir en moyenne 7 mots.

Ex: D - bébé-la ka pléré / maman-la ka vini / i ka pòté bibon a bébé-la é i ka ba'y bibon / bébé-la ka dòmi vant-a'y plen / maman-la ka mété bibon-la kizin-la/

De plus, elle prend l'initiative de raconter l'histoire.

A la 25ème séance Dan pouvait émettre des corpus de 9 à 11 énoncés dont le plus long comptant 12 mots.

Parmi les énoncés, nous relevons des phrases simples, telles:

D - Madanm-la ka fè kafé/i ka sèvi ti moun-la/ti moun-la ka bwè kafé-la/i ka di manman-la ovwa.

On peut noter quelques phrases complexes telles:

D - a kason i ka pléré pate i tonbé (pate = parce que)
D - manman-la ka pati avè bou-la paté i kolé

3. L'utilisation du français

A la 25ème séance aussi, alors que Dan avait réussi un classement d'histoire en images (4 séquences) de KAFE, elle prit spontanément la parole pour raconter l'histoire.

Puis elle fit le récit en français à notre demande. On nota alors que le corpus comptait 4 énoncés dont 3 énoncés de 3 mots et 1 énoncé de 5 mots. Peut-être aurait-elle pu le faire avant, mais nous n'avions pas essayé.

A la 30ème séance, au cours d'une activité langagière, après avoir fait le récit de l'histoire en images (4 séquences) spontanément en créole, elle décide, de son propre chef de raconter la même histoire en "français".

D - "il do chat fait / le sat de mama" "il se révelle/ il boit café / il fait manman au voir / il dans casse" (révelle = réveille; casse = classe).

Dès lors, le processus d'interactions immédiates et d'interactions différées sont mis en place pour le français aussi.

Il nous faut mentionner que jusqu'ici la rééducation se faisait uniquement en créole, ce qui pourrait nous conduire à penser que l'enfant a développé sa "fonction langagière" et ayant maîtrisé le fonctionnement syntaxique en créole, elle a pu acquérir une flexibilité linguistique lui permettant d'accéder tout naturellement à une deuxième langue et dans le cas présent, le français, langue qu'elle entend dans son environnement. L'orthophoniste mettra en place cette deuxième langue, parallèlement au créole, en utilisant le même processus d'interaction.

Il faut souligner que Dan est devenue une fillette souriante, qui se déplace avec aisance, elle commence à être "bien dans son corps".

RODRIGUE, 6 ANS

Rodrigue, enfant de 6 ans, est en fin de Grande Section de Maternelle (mois de Juin) et il passe au CP (Cours Préparatoire). Il est amené en Orthophonie parce qu'il "parle mal", ("il mélange créole et français", nous dit la mère), ("il n'est pas trop bavard", a signalé la maîtresse). La mère indique qu'elle lui demande de ne parler que français car elle croit "que c'est pour cela qu'il ne parle pas bien".

1. Présentation de l'enfant

C'est un enfant au visage de cire. Le contact est froid. Lors d'une activité langagière qui porte sur des histoires en images de 3 séquences, il s'exprime en "français".

R1 - Un lapin et des salades / maintenant il saute dans les salades... / et rentre dans sa trou.
R2 - le zenfant casse la figue jaune et l'épliche après l'est mange.

A la troisième séance, on lui demande:

O - Est-ce que tu sais parler créole?
R - Je connais pas parler

Or, nous notons des énoncés tels:

R - Le bébé est tout "sèl" / ya manman vient ye donne ye biberon / ye manman est assis / après i "mèt" ye bébé coucher.

Dans ces énoncés, on remarque la présence de deux mots créoles "sèl", "mèt" dans ces quatre énoncés.

A la septième séance, l'orthophoniste lui demandera au cours d'un récit d'histoires en images:


O - Tu diras comment en créole?
R - A peux pas
O - Tu veux que je la raconte en créole?
R - Non
O - Pourquoi?
R - (silence)
O - On t'a défendu
R - Oui
O - Qui?
R - Ma maman... (hésitation), je veux pas parler créole.

2. Vers une approche du créole

Vers la dixième séance, après l'avoir laissé raconter une histoire en images:

R - Le "Chival" a pris des carottes / après les carottes "est" tombées / après il les ramasse avec "son" bouche.

L'orthophoniste l'avertit qu'elle va lui raconter la même histoire en créole. (Pour d'autres histoires en images, celles de KAFE d'A. DORVILLE par exemple, on peut faire écouter la cassette en créole).

Il nous regarde fixement, comme étonné puis l'interaction consistera à répéter les phrases dites en créole par l'orthophoniste. Ce fut difficile. A la séance d'après, quand on lui demande:

O - Tu veux essayer de raconter l'histoire en créole?
R - Non!
O - Pourquoi?
R - Je n'veux pas

A la douzième séance, l'attitude de Rodrigue va changer. Il raconte en "français" une histoire en images, puis l'orthophoniste dit:

O - Et en créole?
R - Je n'sais pas dire ça, je sais pas parler créole.
O - Tu veux que je dise pour toi?
R - Oui (il sourit).

Puis nous obtiendrons de lui le même récit, entièrement en créole, avec 5 énoncés dont un énoncé de 12 mots.

Grâce aux interactions langagières, on le laisse mettre en place le créole et le français. L'orthophoniste interviendra de temps à autre quand il y a interférence des deux langues.

Le parcours de la mise en place de la fonction langagière s'est fait dans les deux langues. Mais, à partir du moment où Rodrigue a pu s'exprimer librement en créole, il a changé. Il était devenu plus bavard, plus souriant et surtout on pouvait l'entendre discuter avec sa mère, spécialement en créole.

En rééducation, il utilisait l'une ou l'autre langue et pouvait faire un récit d'histoire en images en créole et en français sans problème.

A la trentième séance, nous notons que sa compétence langagière était équivalente en créole et en français, et de plus il adorait les histoires en images car c'était des occasions de prise de parole, ce qu'il faisait volontiers. Il précisait toujours en quelle langue il parlait:

Ex: Récit d'une histoire en images (4 séquences)

R1 - an kréyòl: ti moun-la ka lévé / i ka bwè chokola a'y / apwé i ka di manman'y ovwa / apwé i a lékòl... i lékòl./
R2 - an fwansé: L'enfant se réveille / après il boit son lait / il dit à sa manman au voir / il, elle est à l'école.

Le manque d'appétence au langage était sans doute dû au fait qu'il était "mal" dans les deux langues, dont l'une ne devait pas être utilisée pour communiquer verbalement.

Il est certain que nous avons eu plusieurs entretiens avec les parents afin d'expliquer le processus d'apprentissage d'une langue et pourquoi il était important de parler à son enfant dans la langue qu'on connaît le mieux afin d'éviter que l'enfant ne mélange les deux langues et puisse s'exprimer correctement dans les deux langues.

CONCLUSION

Nous avons noté, au cours de cette étude, que la pratique de la langue créole peut avoir une place importante dans la rééducation orthophonique et plus particulièrement dans ce cas d'inhibition verbale (réticence à parler créole).

A partir du moment où l'enfant trouve ou retrouve une certaine spontanéité à parler créole, il prend conscience de sa propre existence.

Il est porteur de SA PROPRE PAROLE. Il devient un enfant tout à fait à l'aise dans la LANGUE. C'est ainsi qu'on pouvait déduire que le créole avait vocation à être un moyen thérapeutique particulier.

L'enfant devenait un INDIVIDU libre de parler créole, libre de dire ou de ne pas dire. Il pouvait émerger d'une langue créole "absente", "refusée", "bafouée", "culpabilisée", "angoissante", impossible "quelque part", pour accéder à une vraie COMMUNICATION, devenue alors possible.

Grâce à cela, il développe une certaine FLEXIBILITE LINGUISTIQUE car il n'est plus "baillonné" en créole.

L'enfant produira des mécanismes nécessaires à la communication langagière en créole, ce qui va activer ceux de la langue française.

Plus les prises de parole en créole se multiplient et deviennent spontanées, naturelles, plus les énoncés s'allongent.

Cette étude a pu mettre en lumière que le fait de parler créole n'empêchait nullement d'acquérir le français. On note même chez l'enfant qui mélangeait les deux langues (créole-français), certains progrès en français.
Surtout qu'il savait dorénavant en quelle langue il s'exprimait.

Pour ce faire, l'orthophoniste abandonne son rôle didactique et devient, en quelque sorte, un AGENT FACILITATEUR qui permet à l'enfant de multiplier les occasions de s'exprimer en CREOLE et/ou en FRANCAIS, de multiplier les occasions d'utiliser la LANGUE. L'orthophoniste aménage des INTERACTIONS langagières individuelles dans un environnement rendu significatif et propice à développer les habiletés langagières de ces enfants.

A l'heure où l'on parle d'échec scolaire, d'illettrisme, on pense surtout à l'échec de l'apprentissage du langage écrit (lecture-écriture-calcul).

Ne faut-il pas chercher les causes, les racines de cet échec dans l'échec de la COMMUNICATION orale?

RESUME

Des enfants suivis en rééducation orthophonique peuvent présenter un comportement langagier particulier: l'inhibition verbale.

L'enfant peut présenter une réticence à s'exprimer en créole quand il est sollicité dans cette langue.

L'approche systémique met en évidence le rôle d'une certaine forme d'interaction qui permet à l'enfant d'être libre d'utiliser le CREOLE et/ou le FRANCAIS, et d'être porteur de SA PROPRE parole.


MOTS CLES

Langue - communication - bilingualité - créole - réseaux sociaux - culture - inhibition verbale - motivation - valorisation - interaction.